Dans un monde où l’information est permanente et quasi instantanée, rarement une nouvelle a autant surpris que l’insurrection zapatiste du Chiapas le 1er janvier 1994, il y a maintenant dix ans.
Même parmi ceux qui suivaient les mouvements sociaux et les organisations révolutionnaires latino-américaines, seuls une poignée connaissaient l’existence d’une guérilla au Chiapas et personne n’imaginait qu’une insurrection soit possible.
La surprise était d’autant plus forte que le sentiment général était celui d’une défaite durable du mouvement ouvrier et de tout ceux qui se réclamaient du socialisme. L’écroulement du mur de Berlin et l’effondrement de l’Union soviétique loin de permettre, comme l’espéraient nombre de dissidents, une expérience autogestionnaire refusant la dictature bureaucratique autant que le capitalisme libéral avaient vu ce dernier l’emporter sans partage. La répression des manifestants de la place Tian An Men permettait à la Chine de développer le libéralisme économique tout en maintenant la dictature du parti unique. Et les expériences révolutionnaires en Amérique centrale s’étaient conclues avec l’invasion de Grenade par les troupes américaines et la défaite électorale des sandinistes du Nicaragua.
L’insurrection zapatiste a été l’évènement précurseur de ce nouveau cycle de mobilisation dont Seattle a été le symbole. Nous savons, aujourd’hui, que dans plusieurs pays, comme la France où les Etats-Unis, les éléments de la re-mobilisation se mettaient en place dès le début des années 1990. En France, l’année 1993 a vu des luttes importantes - les grèves à Air France ou à France Télécom - ouvrir le terrain à celles de 1995. Aux Etats-Unis, la recomposition syndicale dans l’AFL-CIO et l’émergence d’un mouvement de fond dans la jeunesse préparaient les mobilisations de Seattle. Mais ces mouvements étaient souterrains et seuls les grévistes de la KCTU, en Corée du sud, avaient maintenu une bribe d’espoir avant que l’insurrection zapatiste ne montre avec un retentissement supérieur qu’il était possible de contester le capitalisme triomphant.
Si les zapatistes ont autant marqué les années 1990, c’est aussi parce qu’ils ont ouvert la voie aux rencontres internationales qui permettent, à l’image, aujourd’hui, des Forums sociaux, de retisser des liens de solidarité internationales. La rencontre intergalactique du 27 juillet au 4 août 1996 au Chiapas a regroupé 3000 délégués venant de 40 pays et si elle n’a pas été la première rencontre internationale de cette importance - cf. la conférence de Rio en 1992 - elle a été la première à donner la primauté aux mouvements sociaux et militants plutôt qu’aux ONG.
La force du zapatisme s’explique aussi par ses ambivalences.
Ambivalence dans son rapport à la question indienne. Alors que la zapatisme s’inscrit à l’évidence dans un mouvement de reconquête d’une spécificité indigène qui s’exprime en Amérique centrale comme dans l’axe andin, en particulier en Equateur et en Bolivie, il a refusé tout enfermement et repli indigéniste en mettant en avant un projet national mexicain et un discours universel que symbolise la citation : « Marcos est homosexuel à San Francisco, noir en Afrique du Sud... indigène dans les rues de San Cristobal, juif en Allemagne... pacifiste en Bosnie, mapuche dans les Andes ».
Ambivalence surtout dans son rapport au pouvoir. Devant le décalage entre une insurrection réussie au Chiapas et un échec dans le reste du pays, le zapatisme choisit très vite une posture décalée par rapport au pouvoir. Choix tactique devant une réalité mexicaine où les indiens sont bien plus mobilisés que le reste de la société, choix fondamental devant la nécessité de changer profondément les rapports de pouvoir - comme l’indique la formule mandar-obedeciendo, ’commander en obéissant’ à ses mandants -, dans tous les cas, cette posture a été une des raisons du succès du zapatisme à une époque où le bilan des expériences de rupture avec le capitalisme continue à peser lourdement.
Ces ambivalences font du zapatisme un mouvement tout à fait original en Amérique Latine mais qui correspond bien aux aspirations d’un mouvement mondial qui porte tout à la fois un message universel et la défense de la diversité et qui - à l’exception de l’Amérique du sud - ne se pose pas la question du pouvoir.
A la fin des années 1990 la répression et l’isolement des communautés du Chiapas a rendu difficile la participation des zapatistes aux grands rendez-vous internationaux qui ont suivi Seattle. Après la marche de février 2001, qui a permis aux zapatistes de mobiliser des centaines de milliers de mexicains, le rapport de force n’a cependant pas été suffisant pour imposer au pouvoir le respect des accords de San Andres et l’adoption d’une loi qui réponde réellement aux revendications indigènes et l’EZLN a opté pour une période de silence et de réorganisation.
Mais l’année 2003 a vu une nouvelle évolution. Les zapatistes, qui avait été les parmi les premiers à annoncer l’ouverture d’une période guerre sans fin, se sont inscrits dans le mouvement de résistance à la mondialisation guerrière en signant l’appel lancé par des militants anti-guerre nord-américains et ils ont appelé à se mobiliser contre l’OMC à Cancun en septembre 2003, en particulier avec les paysans de Via Campesina.