J’ai fait un rêve
Traumatisé par l’état de désertification des montagnes de l’intérieur de l’île de Madère, plus particulièrement de la région au nord de Funchal, qui constitue le bassin versant des trois rivières qui confluent à Funchal et lui donnent cette physiographie d’amphithéâtre parfait, et habité des souvenirs d’une enfance passée près de la berge d’une des plus torrentielles de ces rivières – celle de Santa Luzia – le monde de mes rêves est fréquemment hanté par des cauchemars, toujours liés aux débordements hivernaux et infernaux de cette rivière. J’ai fait un rêve.
M’endormant au son du vent et de la pluie qui fouettait le bois de l’exemplaire Quartier des Olivais sud où je réside, je montais par paliers successifs au Pico das Pedras, qui domine Funchal. Des nuages noirs apparurent au Sud-Ouest de la ville, faisant disparaître l’horizon vaste et profond, unissant la mer au ciel.
J’étais accompagné de deux de mes frères – souvenirs du temps de notre jeunesse— où nous partions à pied, après déjeuner, montant le long de la Rivière de Santa Luzia et grimpant jusqu’à Alegria par les hauteurs de Fundoa, jusqu’au Pico das Pedras, à Esteias et au Pico Escalvado. Mais dans mon rêve, au milieu des escaliers de lauzes, le vent nous fit arrêter, nous forçant à nous cramponner à quelques pins qui bordaient le petit talus qui longeait les marches. Je me souviens que l’eau coulait brusquement, du fait de la pente escarpée, comme elle le faisait à l’époque. Soudain, tout s’obscurcit,. Des trombes d’eau s’abattirent sur tout le paysage qui disparaissait rapidement autour de nous. Le temps passait et un bruit assourdissant, semblable au roulement du tonnerre, emplissait tout l’espace. Combien cela a-t-il duré, difficile de calculer cela en rêve. Soudain, de la même manière que cela avait commencé, tout s’arrêta ; les nuages se dissipèrent, le vent s’apaisa et la lumière revint. Seul le bruit retentissait de plus en plus profond et effrayant. Je regardai en direction du Sud et tombai sur quelque chose de terrible, dantesque et chaotique. La rivière de Santa Luzia, la rivière de São João et la rivière de João Gomes étaient devenus de grands fleuves, à la crue monstrueuse et dévastatrice. D’où je me trouvais je les voyais se transformer en un unique torrent de boue, de pierres et de débris de toutes sortes. La rivière de Santa Luzia, bloquée aux environs de Ponte Nova (le Pont Neuf) — un amoncellement considérable de pierres, de plantes, de grillages et de toutes sortes de débris faisait barrage au canal réduit formé par les murailles de la rue 31 de Janeiro et de la rue 5 de Outubro — bondit d’un côté à l’autre en vagues d’une hauteur impressionnante d’une couleur brun-rouge, balayant tous les pâtés de maisons entre la rue des Ferreiros sur la rive droite et la rue das Hortas sur la rive gauche. Les eaux bouillonnantes, grossissant de plus en plus en montagnes de vagues épaisses, recouvrirent tout jusqu’à la Cathédrale, l’unique édifice à tenir debout. Toute la ville basse avait disparu sous un bouillonnement d’eau et de boue. La rivière de João Gomes sortit à peine de son lit jusqu’aux abords du Campo da Barca ; là, néanmoins, heurtant les eaux venues de la rivière de Santa Luzia, elle se répandit sur sa rive gauche en formant un large courant qui allait déboucher sur le Campo Almirante Reis près du fort de São Tiago. Tout le reste avait disparu : partout des tourbillons dévastateurs d’eaux boueuses.
Je me réveillai trempé. Ce n’était pas de l’eau, mais de la sueur. Je ne parvins pas à me rendormir. Une terrible insomnie me tenant en éveil tout le reste de la nuit, je décidai d’arboriser toute la montagne qui constitue le bassin versant de ces rivières. Je rêvais toujours, mais d’un rêve éveillé. Je donnai presque corps à mon imagination ; je me voyais sur ces plateaux nus et érodés, avec des bataillons d’hommes, de femmes et de machines, en train de semer de la bruyère et du laurier, de planter des châtaigniers, des noyers, de pau-branco , de vinhatico ; en train de modifier les cuvettes avec de petits barrages pour orienter le torrent, de canaliser des thalwegs, de désobstruer des canaux. Et je vis reverdir la montagne ; l’eau cristalline glisser lentement parmi les herbages, sautillant dans les rigoles le long des talus. J’entendis de nouveau la complainte des ruisseaux sur les terrasses fertiles des coteaux. Ce furent deux rêves. Aucun des deux n’était réel ; heureusement pour le premier ; malheureusement pour le second.
Pourvu qu’on ne dise jamais que je suis un prophète. Mais les conditions de la concrétisation de mon cauchemar sont réunies au-delà du nécessaire.
Les grandes crues sont cycliques à Madère. Il suffit de rappeler celle de la rivière de Madalena et plus récemment celle de la rivière de Machico. Ici, cependant, il ne s’agit plus d’une rivière, mais de trois, chacune provenant d’un bassin versant plus vaste et totalement déforesté. Les cones de déjection sont à des niveaux plus élevés que la ville basse. Les berges sont obstruées par la végétation et sur certains tronçons elles sont couvertes de grillages et de plantes grimpantes. C’est joli à voir mais préoccupant lorsque les eaux les atteignent. Sont ainsi créées toutes les conditions, en amont et en aval, d’une tragédie aux dimensions imprévisibles (en rêve seulement).
Je ne sais comment Freud m’aurait diagnostiqué s’il avait entendu ce rêve. Je peux juste affirmer sans être forcé de faire de grandes démonstrations que 1 et 1 font 2, avec ou sans ordinateur. Ce qui me déprime, pourtant, est de penser que le second rêve risque moins de se réaliser que le premier.
J’ai sonné l’alarme – pensez-y.
Lisbonne, 11 décembre 1984