Ce n’est pas la première fois que la politique d’Amnesty International vis à vis des fondamentalistes est mise en question de l’intérieur de l’organisation, et ce n’est pas la première fois non plus qu’ A.I. prend des mesures drastiques contre ceux et celles qui osent faire connaitre leur désaccord, même de façon interne, avec cette politique.
Mais c’est la première fois que A.I. doit faire face à un débat public sur la question, débat qu’elle cherche manifestement encore à éviter.
Les militants des droits humains doivent prendre conscience qu’il s’agit là d’une question cruciale et exiger un débat public. Gita Sahgal, Chef de la Section Genre, a pris le risque de perdre son emploi pour empêcher A.I. d’enterrer encore une fois le débat. Faisons en sorte que son sacrifice soit pas vain.
Avant que Gita Sahgal ne s’adresse aux media, les protestations internes des employés ou des militants de longue date d’A.I., ont été enterrées : par soucis de la réputation d’A.I., par désir de ‘protéger’ l’organisation, ou par discipline interne, les employés et les militants ont jusque là accepté que leurs interrogations restent lettre morte.
Avant que Gita Sahgal ne prenne position publiquement, nos demandes répétées – de l’extérieur d’A.I. – pour qu’elle réexamine sa politique vis à vis des intégristes ont tout simplement été ignorées.
Je peux témoigner du fait que j’ai moi même parlé avec diverses personnes au sommet d’AI pendant ces 25 dernières années. Je leur ai parlé de la partialité de leurs rapports annuels sur l’Algérie ; de la façon dont ils présentaient les intégristes quasi exclusivement en tant que victimes de la répression de l’Etat et non en tant que fauteurs de violence contre la population en général et les femmes en particulier ; de la façon ils ignoraient les victimes des intégristes ; de la façon dont ils invitaient aux événements publics qu’ils organisaient, en tant que victimes de l’Etat, des gens qui soutenaient les intégristes, lesquels utilisaient cette plateforme pour y propager leur propre analyse politique de la situation ; de la façon dont l’avocat du FIS (Front islamique du Salut) était perpétuellement invité aux événements organisés par AI et présenté comme ‘un avocat des droits humains’, sans que soit faite aucune réference au fait qu’il ne défendait pas leurs victimes ; de la façon dont AI créait une hiérarchie parmi les victimes, privilégiant les intégristes en tant que victimes de l’état et rendant invisibles les femmes qui, dans leur vaste majorité, étaient les victimes des intégristes ; de la façon dont AI créait également ainsi une hiérarchie des droits selon laquelle les droits des minorities, les droits culturels et les droits religieux (dans leur acception intégriste) avaient la priorité, et les droits des femmes passaient en dernier…
Que les lecteurs se réfèrent donc aux rapports d’AI sur l’Algérie des années 90, la ‘décennie noire’ et comparent le nombre de pages dévolues aux crimes et violations commises par l’Etat algérien au nombre des pages dévolues aux crimes et violations commises par les groupes armés islamistes contre la population civile. Et qu’ils se réfèrent aussi, pour comparaison, au Rapport Alternatif sur l’Algérie, remis à la CEDEF en janvier 1999 par l’ International Women’s Human Rights Law Clinic et le réseau WLUML (Femmes Sous Lois Musulmanes, - qui a d’ailleurs publié ce rapport en 2000).
J’étais loin d’être seule à dénoncer les positions politiques d’ AI. et je connais personnellement bien d’autres gens qui l’ont fait. Mais nos paroles ne laissaient aucune trace ; et mes expériences précédentes me laissent à craindre que la plupart des cadres d’AI à qui j’ai parlé au fil des années risquent de nier aujourd’hui que ces échanges aient jamais eu lieu.
Néanmoins, il existe un certain nombre de cas où A.I. ne peut nier avoir été, soit publiquement soit par écrit, mis devant ses responsabilités concernant ses relations avec les intégristes et le soutien politique qu’il leur a accordé. Ces cas doivent d’ailleurs être répertoriés dans ses archives.
Je connais également un certain nombre de cas où le fait d’avoir mis AI devant ses responsabilités a été sanctionné de façon interne et a parfois amené à l’exclusion des militants. Voici l’un de ces cas, qui, fort heureusement, est parfaitemetn documenté.
La ‘guerre contre les civils’ en Algérie est un cas d’école : les femmes et les démocrates (c’est à dire les tenants de la démocratie, par opposition aux tenants de la théocratie) envoyaient des signaux d’alarme à AI devant l’expansion croissante des forces intégristes, et leur violence contre la population en général et contre les femmes en particulier qui monta rapidement après l’indépendance en 1962. Sans aucun succès.
Voici brièvement ce qui se passait sur le terrain.
Dans les années 60 des groupes armés avaient déjà commencé à attaquer des carrières pour y voler des explosifs et des casernes pour s’y procurer des armes. Pendant les années 70 et 80, la pression directe des intégristes sur la population augmenta : le premier assassinat ciblé fut celui d’un poète gay ; des groupes empéchèrent pendant trois semaines des ouvrières de l’industrie d’accéder à leur lieu de travail, en les lapidant sur le chemin de l’usine – il fallut qu’elles soient protégées par l’armée pour pouvoir retourner au travail ; un étudiant de gauche fut décapité par le sabre dans l’enceinte de l’université d’Alger, après sa condamnation par un tribunal auto proclamé d’intégristes qui y siégeait ; les étudiantes subissaient un véritable couvre feu dans les cités universitaires, des groupes de jeunes intégristes en contrôlant les grilles d’accès ; on imposa le soit disant ‘voile islamique’ aux femmes, une forme de voile dont nous n’avions jamais entendu parler avant qu’il ne soit importé d’Iran dans les années 70 et gracieusement distribué par les groupes intégristes ; des femmes et des jeunes filles furent battues en pleine rue pour avoir osé répondre à des hommes qui les insultaient ; des jeunes filles furent aspergées d’acide pour attitude ou vêtement ‘non islamiques’, etc…
Dans les années 80 et au début des années 90, les troupes intégristes occupèrent l’espace public, les rues et les places des villes, y organisant prières publiques et meetings politiques pendant des semaines entières. Ils proclamèrent que la démocratie était Kofr, et que, puisqu’ils avaient la loi de dieu, ils n’avaient nul besoin de la loi des hommes ; et que, par voie de conséquence, il fallait tuer les ‘non croyants’ (entendez, ceux qui croyaient en la démocratie).
Tout au long des années 90, ils mirent leurs préceptes en pratique : on estime qu’il y eut 200.000 victimes au cours de cette décennie. Parmi elles de nombreuses femmes qui furent mutilées, assassinées, décapitées, égorgées, brulées, violées et emmenées dans les camps de guerilla intégristes pour y servir d’esclaves domestiques et sexuelles.
Les intégristes postaient aux portes des mosquées des listes d’individus ciblés, pour que leurs militants se chargent de les abattre.
Ils faisaient paraître des communiqués annoncant à l’avance quelles catégories de population allaient être assassinées (eux disaient ‘exécutées’, s’instituant juges et bourreaux à la fois) : les ‘journalistes’, les ‘artistes’, les ‘intellectuels’, les ‘étrangers’, les ‘femmes’… Ensuite, ils réalisaient leur programme, puis ils revendiquaient publiquement leurs crimes.
Au cours de la dernière période, ils exterminèrent presque entièrement la population de certains villages. Les survivants identifiaient clairement leurs assaillants comme ex membres du FIS passés au GIA (Groupes islamiques armés). Pour une description de première main de cette période, voir http://www.sabrang.com/cc/comold/april98/world.htm.
Néanmoins, AI ignora ces témoignages directs et lança sa campagne : ‘qui tue qui en Algérie ?’, désignant implicitement l’Etat en tant que responsable des massacres dans les villages et exonérant les groupes intégristes armés de leur responsabilité, malgré la documentation de première main recueillie par les journalistes indépendants et les militants des droits humains sur place.
Il semble difficile de prétendre que ceux qui exécutaient, mais également ceux qui sponsorisaient, et ceux qui propageaient une philosophie justifiant les meutres de tant de victimes soient des défenseurs des droits humains.
Néanmoins, en dépit de nos appels répétés, AI persista à ne considérer que la responsabilité de l’Etat et contribua grandement à donner aux intégristes algériens armés, dans le monde entier, une image de victimes persécutées par l’Etat, et non pas – ou si, peu considérant la magnitude de leurs crimes – de coupables de violations. En mettant l’accent dans leurs rapports sur la répression d’Etat contre les intégristes et en sous estimant gravement les crimes qu’ils commettaient contre la population civile et les femmes en particulier, AI, comme d’autres organisations de droits humains, a participé à la tentative de déstabilisation du régime algérien - certes corrompu et répressif, mais néanmoins républicain (au sens original du terme : tenant d’un Etat républicain et d’un système démocratique) -, au risque de promouvoir de fait un Etat bien plus répressif encore, plus opposé aux droits humains et aux droits des femmes, une théocratie de type taliban.
De fait, la gauche européenne et les organisations de droits humains parmi lesquelles A.I. ont promu les intégristes en tant que démocrates réclamant des élections, alors que ceux ci avaient clairement annoncé que, s’ils parvenaient au pouvoir, ils mettraient fin au système démocratique et qu’il n’y aurait plus d’élections. Ainsi, la dénonciation d’un régime répressif servait à blanchir par ailleurs la politique de criminels certes réprimés par ce régime, mais infiniment plus répressifs encore.
En quoi est ce different de ce qui se passe actuellement en Afghanistan ? Quand Moazam Begg – un homme qui, de son propre aveu, pense que ‘les taliban sont ce qui est arrivé de mieux à l’Afghanistan’ – est soutenu et promu par AI, largement plus que ne le justifie la défense de ses droits fondamentaux à n’être ni torturé ni incarcéré illégalement, ce sont les droits fondamentaux des femmes qui sont sacrifiés sur l’autel de sa liberté d’opinion.
La volonté de garder les femmes recluses, de leur interdire l’accès au savoir et au travail, comme c’est le cas sous les Taliban, l’élimination physique des démocrates, des laïques, des minorités religieuses, tout ceci peut il être considéré comme une opinion ? Ou bien est ce un langage de haine ? Une organisation de droits humains peut elle promouvoir – de quelque façon que ce soit – quiconque professe de telles ‘opinions’ ?
Dans les années 90, profondément troublés par cette situation, les trois membres fondateurs d’AI en Algérie écrivirent une lettre personnelle au Secrétaire Général d’AI.
Dans cette lettre, ils se présentent d’abord en tant que membres loyaux de l’organisation : ‘ membre fondateur, membre du bureau exécutif, coordinateurs et membres du groupe 1 de la section algérienne d’Amnesty International’. Ils indiquent également que c’est ‘en leur nom personnel’ qu’ils adressent ‘quelques observations’ à leur hiérarchie. Ces ‘observations’ portent sur ‘le dernier Rapport Algérie publié par l’organisation’, ainsi que sur ‘le Communiqué de presse qui annonçait la parution du Rapport’.
Leur première observation est que ‘la lecture de ce Communiqué destiné à l’information la plus large de l’opinion publique nationale et internationale laisse nettement apparaitre un déséquilibre dans le compte rendu qu’il fait du document de base’.
Les trois membres fondateurs explicitent la raison de ce déséquilibrre : ‘en donnant, dans la forme, plus de place à certaines parties (responsabilité gouvernementale) et en passant d’autres parties sous silence (implication des groupes d’opposition armée), ce Communiqué a eu pour effet de laisser percevoir un manque d’objectivité de la part d’Amnesty International dans l’appréciation qu’elle porte sur la vague de violence qui secoue l’Algérie’. Et ils concluent que ‘ ce Communiqué de presse n’a fait que forcer l’accent mis par le Rapport sur la condamnation d’une des parties en conflit, en conséquence de quoi nos observations touchant à la forme restent valables quant au fond’.
Ils en appellent au principe d’ A.I. d’éviter ‘toute interprétation partisane’.
Eux aussi ont la même motivation que Gita Sahgal : ‘ notre démarche a été dictée par l’effet extrêmement dévastateur qu’a eu le Communiqué de presse sur l’opinion publique en Algérie, y compris auprès de milieux qui ont été jusque là de fermes soutiens d’Amnesty International’.
Ils concluent : ‘ nous nous sommes trouvés dans l’obligation de vous informer des conséquences extrêment dommageables pour le mouvement et pour la cause de la lutte contre les violations des droits de la personne humaine que nous avons menée jusque là dans notre pays’.
Ce sont les mots mêmes de Gita Sahgal au Sunday Times.
On aurait pu espérer que cette lettre aurait ouvert la discussion sur la question brulante du soutien d’A.I. aux intégristes algériens. Il n’en fut rien. Pour avoir écrit cette lettre privée à leur Secrétaire Général, les trois membres d’AI-Algérie furent simplement expulsés de l’organisation, sans même un mot de commentaire sur le problème soulevé par leur lettre. Ni un mot de remerciement pour leurs années de travail au sein de l’organisation.
Loyaux envers leur organisation, ils gardèrent le silence et n’exposèrent pas publiquement la façon pour le moins inappropriée qu’avait A.I. de traiter leur liberté de pensée, leur liberté d’expression et leur liberté de conscience.
A.I. a suspendu Gita Sahgal quelques heures à peine après qu’elle ait parlé publiquement ; mais ces trois personnes ont été réprimées uniquement pour avoir exprimé leur dissentiment de façon interne. Et je connais d’autres cas de fortes sanctions en cas d’expression interne de dissentiment.
Ce qui n’a pas droit de cité à A.I. c’est de voir clairement et d’exposer le fait que, au delà de son mandat officiel de défense des droits fondamentaux pour tous, y compris les criminels (un mandat absolument soutenu par Gita Sahgal, tout comme par les trois membres fondateurs d’AI en Algérie et moi même), la sélection que l’organisation opère entre ceux qui seront défendus et ceux qui ne le seront pas, ainsi que l’extension de son mandat jusqu’à offrir une plate forme politique aux intégristes – tout ceci revient à une prise de position politique.
Aujourd’hui, avec Moazam Begg qu’accompagnent généreusement dans ses déplacements à travers l’Europe des officiels haut placés au Secrétariat Général d’A.I. à Londres (y compris au 10 Downing street à Londres), avec les chats mis en place pour que Begg puisse dialoguer avec les infortunés militants d’A.I., et avec l’ invitation qui lui fut faite – deux fois - de participer à la réunion annuelle d’A.I.-USA, nous voyons une fois de plus et à une large échelle, la sorte de plate forme politique et de légitimation qui a été offerte aux fascistes intégristes algériens.
Ce n’est pas là ce que nous entendons par défense des droits humains fondamentaux. Certainement pas.
Il est grand temps qu’A.I. accepte le débat public sur cette question : il ne peut l’éluder plus longtemps.
Il est également temps que les autres organisations de droits humains reconsidèrent leurs positions envers les intégristes, car A.I. est loin d’ avoir joué seul à ce jeu malsain.
Grace à Gita Sahgal et à son action, qui souligne à la fois son courage et ses principes, les femmes défenseures des droits humains ne seront pas une fois de plus réduites au silence.
Marieme Helie Lucas
13 Mars 2010