Ce mercredi 7 avril à Bichkek, capitale du Kirghizistan, des manifestants ont affrontéles forces de l’ordre et prit d’assaut le Parlement, s’emparant ainsi du pouvoir et forçant le Président Kourmanbek Bakiev à prendre la fuite et à se réfugier dans sa ville natale d’Osh, au sud du pays. Plusieurs dizaines de personnes ont trouvé la mort sous le feu des policiers, quelques 1000 autres ont été blessées et le palais présidentiel a été mis à sac par des pilleurs profitant de la situation. Depuis lors, c’est l’ex-ministre des affaires étrangères et représentante de l’opposition Rosa Otounbaïeva qui occupe le poste de chef du gouvernement par interim. Des élections qu’elle promet démocratiques devraient avoir lieu d’ici six mois. Dans cette ex-république soviétique d’Asie centrale, aujourd’hui l’une des plus pauvres de la région, cela faisait des mois que le pouvoir en place était critiqué pour ses dérives autoritaristes. La tension était montée d’un cran avec la fermeture de 3 journaux d’opposition dans le courant du mois de mars. Le mardi 6 avril, des manifestants se sont emparé d’un bâtiment gouvernemental à Talas, ville du nord-ouest du pays, créant un précédent qui a ouvert la voie à la prise de pouvoir par la population dans la capitale.
Force est de constater que les événements qui ont eu lieu mardi et mercredi ont énormément de choses en commun avec un modèle de révolution auquel on a plus assisté depuis longtemps : ils comportent des éléments ayant trait à une révolution de classe. Au Kirghizistan, cela n’avait pas été le cas en mars 2005 lors de la « révolution des tulipes »1 qui avait porté le président Bakiev au pouvoir. En effet, après l’ainsi-nommée révolution, celui-ci avait presque instantanément adopté une politique répondant uniquement aux intérêts de l’oligarchie du pays et octroyé d’importantes propriétés à des membres de sa famille. Les représentants politiques l’ayant soutenu activement pendant sa campagne avaient rapidement rejoint l’opposition, qui prit alors la forme d’une coalition de partis bourgeois rongée par des conflits d’intérêt claniques et familiaux. En revanche, ces 6 et 7 avril, c’est un véritable soulèvement populaire contre l’oligarchie qui s’est produit. La population est descendue dans la rue pour protester, entre autres, contre la hausse des prix du logement et la privatisation de secteurs tels que l’eau et l’électricité. Ces revendications étaient bien au cœur des manifestations qui ont abouti sur la prise du Parlement ; celles-ci n’avaient pas pour but d’instaurer un nouveau régime démocratique, mais bien de faire entendre des exigences concrètes.
Deux éléments sont àmettre en avant qui témoignent du caractère révolutionnaire du soulèvement de la semaine dernière : l’auto-organisation des manifestants d’une part, et la création d’organes de pouvoir d’autre part. Alors que la « révolution des tulipes » émanait d’en haut, de la classe dirigeante, cela n’est soit pas du tout le cas ici, soit d’une manière tout-à-fait détournée. Les leaders de l’opposition eux-mêmes ne s’attendaient pas à de tels débordements et ont pris peur face à l’ampleur de la mobilisation. En outre, les kouroultaï – assemblées populaires traditionnelles - qui se sont formés suite au renversement du gouvernement ne peuvent certes pas être considérés comme des soviets en tant que tels, mais ils s’y apparentent en ce qu’ils constituent une forme de prise de pouvoir. À Talas, après avoir assailli le bâtiment de l’exécutif, la population a élu son propre gouverneur régional. À Bichkek, se sont ces mêmes assemblées populaires qui assurent le maintien de l’ordre : les forces de police ont été obligées de battre en retraite devant la colère des manifestants et se sont refugié dans un bâtiment de l’opposition. Les kouroultaï protègent notamment les magasins des pilleurs qui s’en donnent à cœur joie dans la capitale depuis quelques jours.
Cependant, on ne peut toujours pas affirmer que ce qui vient de se passer au Kirghizistan est une révolution à proprement parler. Pour qu’une révolution ait lieu, toutes les institutions qui constituent la base du pouvoir doivent être remplacées par d’autres, totalement neuves. Toute conservation des instruments du pouvoir renversé amène automatiquement à ce que le nouveau pouvoir en place doive répondre des engagements de ses prédécesseurs et continue d’agir avec la même logique néolibérale. C’est particulièrement vrai pour un pays comme le Kirghizistan qui, du fait de son extrême pauvreté en ressources naturelles et de son faible développement industriel, se trouve dans un état semi-colonial et de dépendance impérialiste ; à la croisée des intérêts russes, chinois et américains.
À Bichkek, les nouvelles autorités ont d’ores-et-déjà commencé à agir à la manière de l’ancien gouvernement. Il ne fait aucun doute que Rosa Otounbaïeva est une représentante de l’élite politique kirghize : elle appartenait déjà à l’élite du parti pendant la période soviétique – quand elle était également professeur de philosophie marxiste-léniniste – , à l’indépendance elle a été ambassadrice du Kirghizistan à Washington puis à Londres et a, pendant toute sa carrière, rempli de nombreuses missions pour l’ONU. Sa principale tâche aujourd’hui est de rassurer les grandes puissances ayant des intérêts au Kirghizistan quant au contrôle de la situation dans le pays. Suite au renversement du président Bakiev, les États-Unis ont interrompu leurs vols en direction de leur base militaire kirghize de Manas, point de passage obligé du ravitaillement de la FIAS (Force internationale d’assistance et de sécurité) en route pour Kaboul. Cette base stratégique faisant l’objet d’un contrat de bail non négligeable et nécessaire à l’économie du pays (60 millions de dollars par an), le nouveau premier ministre kirghize s’est empressé d’assurer aux autorités américaines qu’elle continuerait à fonctionner normalement sous le nouveau régime. En ce qui concerne la Russie, celle-ci a déjà envoyé un nouveau contingent sur sa propre base militaire, à Kant, non loin de Manas et de l’aéroport civil. De plus, le numéro deux du gouvernement provisoire se trouve actuellement à Moscou pour des pourparlers sur une éventuelle aide économique de la Russie2.
Malgrétout cela, des évènements tels que ceux qui ont eu lieu au Kirghizistan ne peuvent rester sans conséquences. La population a acquis une certaine expérience, et il faut dire que le refoulement des forces de police de toute une ville et la prise d’un palais présidentiel sont des moments qui ne s’oublient pas facilement, même une fois l’ordre rétabli. Ainsi, bien que le soulèvement du 7 avril ait manqué d’une véritable force politique, un vent de révolution a bel et bien soufflé à Bichkek ce jour-là. Et il y a fort à penser que ce manque va être compensé par l’apparition d’une véritable organisation et d’une structure, car la population a démontré qu’elle n’avait plus confiance en la classe dirigeante. Dès lors, le nouveau gouvernement devrait sentir la pression venant d’en bas et faire des pas en avant. L’annulation de privatisations décidées par le président déchu Bakiev a déjà été annoncée. Il convient de souligner également la réaction pour le moins préoccupée de la république voisine du Kazakhstan, qui a fermé sa frontière commune avec le Kirghizistan – située non-loin de Bichkek – et limité l’accès à internet pour ses citoyens (sur le serveur youtube il est littéralement impossible de consulter des vidéos liées aux événements de Bichkek). En outre l’Ouzbékistan et le Kazakhstan envisagent l’envoi de troupes sur les lieux, ce qui témoigne de la crainte d’une éventuelle « contamination » du reste de la région, où la situation sociale n’est pas beaucoup plus réjouissante qu’au Kirghizistan.
A Moscou, ,
Matilde Dugauquier (LCR Belgique)
Ilya Boudraïtskis (Mouvement socialiste Vpered, Fédération de Russie)