Wazirabad Envoyé spécial
L’eau grise est plane, stagnante comme un étang. La Chenab coule à peine. Née sur les hauteurs de l’Himalaya tibétain et vouée à se jeter dans l’Indus, qui termine sa course à Karachi, la rivière semble comme échouée sur ses berges de sable. Si l’on veut prendre la mesure de la crise de l’eau au Pakistan, il suffit d’emprunter l’autoroute qui relie Lahore à Islamabad, au cœur de cette province du Pendjab dont les Britanniques firent naguère un modèle d’irrigation, et de s’arrêter sur les bords de la Chenab à hauteur de Wazirabad.
Là, Haji Mohammad Ershad, un paysan drapé de blanc et poussant son âne croulant sous les sacs de luzerne, pointe de l’index une ligne à travers les champs de blé. « Avant, l’eau montait jusque-là, souffle-t-il. Nous sommes en train de nous appauvrir. » Le villageois fait ses comptes : ses revenus ont été amputés du tiers depuis cinq ans. La faute à qui ? « A l’Inde, qui construit des barrages. »
« La faute à l’Inde ! » La clameur gronde au Pakistan. A l’en croire, le grand voisin de l’Est, ennemi historique depuis la sanglante partition de l’ex-Empire britannique des Indes en 1947, est en train d’assoiffer le pays. New Delhi tirerait parti de son atout géographique - l’Indus et cinq de ses affluents traversent l’Inde avant d’arriver au Pakistan - pour manipuler la ressource hydraulique à son avantage par le biais de barrages et de réservoirs. Entre l’Inde en amont et le Pakistan en aval, la bataille de l’eau s’ajoute à une liste déjà chargée de contentieux (Cachemire, rivalité nucléaire...). « C’est pour nous une question de vie et de mort », déclare au Monde à Islamabad Abdul Basit, le porte-parole du ministère pakistanais des affaires étrangères.
La question n’est pas nouvelle : elle s’est posée dès la naissance aux forceps des deux Etats. Mais jamais le Pakistan n’a autant haussé le ton alors que le traité de l’Indus de 1960, qui codifie le partage des eaux entre les deux pays, montre ses limites. Le président Zardari, veuf de Benazir Bhutto, ne manque pas une occasion d’avertir que l’attitude indienne, si elle persiste, risque d’alimenter « les flammes de la colère conduisant à l’extrémisme et au terrorisme ».
Terrorisme
De fait, les organisations islamistes s’emparent du sujet pour enflammer les passions populaires. Hafiz Saeed, le chef du Jamaat-ud-dawa, soupçonné d’implication dans l’assaut djihadiste sur Bombay (novembre 2008), a tenu des propos incendiaires début mars contre ce qu’il appelle le « terrorisme de l’eau »indien« ». « L’eau ou le sang », a-t-il menacé. Le ton est devenu si virulent que les experts les plus sérieux finissent par se demander si la prochaine guerre entre Islamabad et New Delhi, qui se sont déjà affrontés à quatre reprises (1947, 1965, 1971, 1999), n’éclatera pas à propos de l’Indus.
A l’origine de la crise, il y a le douloureux constat au Pakistan que l’eau se raréfie. Depuis 1947, l’accès à l’eau a régressé de 5 000 m3 à 1 000 m3 par personne et par an. L’explosion démographique (170 millions d’habitants) explique l’essentiel de cette pression sur la ressource. Le réchauffement climatique, dont l’un des effets en Asie du Sud est la fonte des glaciers de l’Himalaya, ajoute une tension supplémentaire.
L’Inde exacerbe-t-elle la tendance avec ses projets hydrauliques ? New Delhi proteste vigoureusement de son innocence en soulignant qu’elle ne « stocke aucune eau » en amont sur les trois cours d’eau (Indus, Chenab et Jelhum) alloués par le traité de l’Indus au Pakistan, mais dont l’Inde peut avoir un usage limité.
En outre, les Indiens soutiennent qu’ils n’irriguent avec ces trois cours d’eau que 3 962 km2 de leur territoire, soit les deux tiers seulement des droits que leur concède le traité de l’Indus. « La thèse du vol de l’eau est de la pure propagande hystérique de la part du Pakistan », dit-on à New Delhi. Selon les officiels indiens, la radicalisation de la rhétorique à Islamabad ne vise qu’à « faire diversion » des tensions internes au Pakistan, où cette même question de l’eau de l’Indus oppose rituellement les provinces du Pendjab et du Sind.
Si le « vol de l’eau » alimente la polémique - la thèse est contestée, y compris au Pakistan -, les analystes s’accordent à penser que la préoccupation d’Islamabad est avant tout stratégique. Elle puise dans l’angoisse d’être à la merci de l’ennemi héréditaire. La trentaine de barrages construits en amont par l’Inde sur la Chenab, la Jelhum et l’Indus - ainsi que les nombreux projets en préparation - donnent de facto à New Delhi le pouvoir de réguler leur cours, et donc d’exercer une pression sur le Pakistan en cas de crise. « Exposé au risque d’être inondé ou, au contraire, assoiffé par l’Inde, le Pakistan se sent en état de vulnérabilité stratégique », décode Shaharyar Khan, un ambassadeur pakistanais à la retraite expert du dossier. Là est probablement le fond de l’affaire.
Frédéric Bobin