Peu après l’avènement de la République islamique d’Iran, en 1979, la désorganisation de l’armée héritée du régime monarchiste et la crainte d’un coup d’Etat incitèrent l’ayatollah Ruhollah Khomeiny à créer une autre force militaire. Fondée le 22 avril 1979, cette dernière fut appelée « armée des déshérités », puis légalisée par l’article 150 de la Constitution sous le nom de Sepah-e Pasdaran-e Enghelab-e Islami (« corps des gardiens de la révolution islamique »). Sa mission : « Sauvegarder la révolution islamique, la sécurité et l’ordre public. »
L’aggravation de la crise interne au régime en 1980-1981, l’élimination de M. Abolhassan Bani Sadr, son premier président, et le déclenchement par les Moudjahidines du peuple [1] d’une révolte armée conduiront les pasdarans à mener la répression pour asseoir le pouvoir de Khomeiny. Quand l’Irak déclare la guerre à l’Iran, en septembre 1980, ils s’affirment comme la seule force organisée en mesure de défendre le régime, tant à l’intérieur que sur le front. Les pasdarans interviennent dans l’élaboration des plans de guerre comme dans le contrôle des importations de denrées servant au système de rationnement. Ils assurent la protection des responsables de l’Etat et participent aux comités révolutionnaires se réclamant de l’imam.
Le démantèlement de l’opposition radicale et les premières victoires sur le front irakien entraînent la fin de la période « révolutionnaire » iranienne : dans une déclaration en huit points datée du 6 décembre 1982, Khomeiny reconnaît la légitimité de la propriété et du secteur privés, et demande aux pasdarans de se concentrer sur l’effort de guerre.
En 1989, après la mort du fondateur de la République islamique, les pasdarans favorisent les élections de M. Ali Khamenei au poste de Guide suprême [2] et de M. Hachémi Rafsandjani à la présidence. Et si, dans les années 1990, leur organisation perd en influence politique, elle raffermit son emprise économique sur le pays. L’article 147 de la Constitution stipule en effet : « Le gouvernement doit utiliser, en période de paix, le personnel et les moyens techniques de l’armée dans le cadre des activités d’assistance, d’éducation, de production, et du djihad de la construction, en parfait accord avec les mesures de la justice islamique, sans que cela porte atteinte à sa capacité de combat. » Créé en 1990, le Khatam Al-Anbia (quartier général de la construction), connu aussi comme « complexe Ghorb », coordonne les activités des multiples sociétés chapeautées par les pasdarans.
La montée en puissance des proches de M. Rafsandjani, qui amassent des fortunes, alerte M. Khamenei et les milieux conservateurs. Quand, en mars 1996, les « réformateurs » de M. Rafsandjani effectuent une percée au premier tour des élections pour la cinquième Assemblée islamique, le Guide appelle les pasdarans à la rescousse. M. Khamenei ne possède ni le charisme, ni l’aura politique, ni même l’autorité religieuse d’un Khomeiny, et il a besoin de soutiens. Dans un discours remarqué, le 6 avril 1996, le général Yahya Rahim Safavi, commandant en chef, annonce : « Nous devons entrer en scène pour ce second tour, et, avec notre vote, ne pas permettre qu’un seul libéral susceptible de créer des complications pour le peuple et le pays arrive à l’Assemblée. » [3]
Cette intervention renverse les rapports de forces au sein du régime et arrête la progression des « réformateurs ». L’élection surprise de M. Mohammad Khatami à la présidence, en 1997, aux dépens du candidat des conservateurs, n’en montre pas moins l’instabilité de l’équilibre.
Durant les deux mandats de M. Khatami (1997-2005), les pasdarans s’engagent contre ses réformes. Dans le même temps, ils contrôlent le tiers des importations iraniennes, à partir d’une soixantaine de quais construits sur les rives du Golfe et d’une dizaine d’aéroports — dont celui de Payam, proche de Téhéran et appartenant officiellement au ministère des postes et télécommunications —, ainsi que de « vingt-cinq quais [de dédouanement] sur l’aéroport international de Mehrabad », selon une déclaration faite en 2007 [4] par M. Mohammad Ali Mochafegh, l’un des conseillers de M. Mehdi Karoubi, ancien président du Parlement.
Comme nombre de ministres et de secrétaires d’Etat appartiennent au commandement des pasdarans, Khatam Al-Anbia obtient par exemple, sous le mandat de M. Mahmoud Ahmadinejad à la mairie de Téhéran (2003-2005), la réalisation de travaux publics d’envergure, dont l’autoroute et le métro, pour un montant de 2,2 milliards de dollars. En 2005, le poids des pasdarans se trouve encore renforcé lorsque les partisans de M. Khatami, divisés, sont défaits, et que M. Ahmadinejad remporte la présidentielle contre M. Rafsandjani — ce dernier symbolisant aux yeux de beaucoup l’affairisme.
Une machine de guerre inutile ?
Selon le blog de M. Mir Hossein Moussavi, candidat malheureux à la dernière élection présidentielle, Ghorb contrôle à présent plus de huit cents sociétés, actives dans de multiples domaines : armée (avec la fabrication de fusées et de missiles) ; construction et développement (projets de routes, barrages, mines, infrastructures d’irrigation, etc.) ; pétrole et gaz (le groupement s’est vu attribuer, en juin 2009, la construction d’un oléoduc de six cents kilomètres vers l’Inde, pour 2,2 milliards de dollars) ; communications (à l’été 2009, le consortium Tosseh Etemad Mobin, lié aux pasdarans, a pris le contrôle de plus de 50 % de la compagnie étatique de télécommunication Sherkat Mokhaberat Iran, sans aucun appel d’offres — coût de la transaction : 8 milliards de dollars) ; finances (la transformation en banques des deux caisses de crédit de bienfaisance des pasdarans et des bassidji — « volontaires », miliciens — est en bonne voie).
Dernier projet présenté par les pasdarans en novembre 2009 : la construction du chemin de fer de Chah Bahar, dans le sud-est du pays, pour 2,5 milliards de dollars. « Nous ne sommes pas une machine de guerre inutile (...) en période de paix » [5], commente sobrement le général Mohammad Ali Djafari. Mais il se sent obligé de répondre, dans la presse et au Parlement, aux critiques comparant ses activités à celles de la Mafia : « Les mafias militaires que l’on voit dans beaucoup de pays, notamment chez certains de nos voisins, et Sepah [les pasdarans] n’ont absolument rien de comparable. »
Depuis les manifestations provoquées par l’élection frauduleuse de juin 2009 [6], les gardiens de la révolution jouent un rôle central dans la répression et le soutien à M. Khamenei. Leurs cent vingt-cinq mille membres sont répartis dans divers corps d’armée et contrôlent également les troupes de bassidji.
En octobre, le général Abdollah Araghi, commandant du corps Rasoul-ol-lah des pasdarans, a affirmé que son organisation avait assumé la responsabilité de la sécurité durant les mois qui ont suivi le scrutin [7]. Quelques semaines plus tard, M. Yadollah Djavani, directeur du bureau politique des pasdarans, réclamait l’arrestation et la condamnation des chefs de l’opposition réformatrice, dont MM. Karoubi et Moussavi [8]. Les pasdarans ont officiellement appelé la population, le 29 décembre, à manifester pour soutenir le Guide, en accusant ses opposants d’être des agents de l’étranger [9]. Sur leur site Internet (Gerdab.ir), des photographies prises lors des manifestations sont accompagnées d’appels au « peuple musulman » à dénoncer les participants.
Néanmoins, l’opacité qui entoure l’élargissement de leurs activités aux champs économique et politique déplaît à divers courants pourtant favorables à la République islamique — le bazar de Téhéran, certains secteurs du privé ou des fractions politiques modérées. Et les pasdarans eux-mêmes ne sont pas exempts de divisions, une partie de leur base étant issue des milieux défavorisés et n’approuvant pas non plus cette orientation affairiste et coercitive. Ces divergences soulignent la difficulté du choix auquel fait face la République islamique, entre la recherche d’un compromis et la tentation de la répression.
Behrouz Arefi et Behrouz Farahany