Malgré le succès de la mobilisation du 5 mai, la résistance sociale en Grèce peine à percer la censure médiatique. Quand ce n’est pas le mensonge, c’est le silence que les médias lui réservent, à l’image de l’éditorial de Libération le 6 mai dernier : « La spirale du pire. Une grève générale qui dégénère, une banque incendiée, trois victimes et des manifestations destinées à se poursuivre. » Les amalgames et les raccourcis trompeurs réussiront sans doute à disqualifier le mouvement social aux yeux de plusieurs. Il importe donc d’étudier la brève histoire du mouvement de résistance en Grèce.
La grève générale du 5 mai
Le succès de cette journée de grève interprofessionnelle et de manifestations ne fait pas de doute. L’appel à la grève de la Confédération générale des travailleurs grecs (GSEE) et du syndicat de la fonction publique (ADEDY) a été massivement suivi par les salariés du public et du privé. A l’exception de Larissa, toutes les grandes villes grecques ont vu des manifestations contre le plan d’austérité : Tripoli, Patra, Volos, Ioannina, Igoumenitsa, Hérakleion, et aussi Thessalonique où des milliers de manifestants ont battu le pavé.
C’est à Athènes cependant que les manifestations ont été les plus importantes : la marée humaine qui s’est emparée des rues de la capitale a rassemblé près de 250 000 personnes. Les cortèges reflétaient la diversité de la classe ouvrière de la métropole : salariés du privé, comme ceux des Chantiers navals de Skaramanga, salariés des services publics, comme les enseignants ou encore ceux de l’ex-entreprise publique d’électricité (DEH), chômeurs et retraités, étudiants et lycéens, travailleurs immigrés et collectifs de sans-papiers. Les slogans des différents cortèges exprimaient tous le refus des travailleurs de payer pour la crise déclenchée par le capital financier : « Non à la tempête anti-ouvrière », « Non à la flexibilité, oui aux 35 heures », « Salariés, soulevez-vous ! Ils nous prennent tout », « Nous avons payé leurs profits, nous ne paierons pas leur crise ». [1]
Johanna, trente ans, est venue manifester pour « dire non au FMI. Ils veulent nous faire croire qu’il est nécessaire qu’il débarque ici, mais je n’y crois pas une seconde. La situation va empirer : ils baissent nos salaires, suppriment les emplois de vacataires, réduisent les pensions. Qui accepterait un tel traitement ? » Un sentiment profond d’injustice anime les manifestants. Yannis, trente ans, professeur d’une grande école : « Tout le monde sent qu’il n’y a pas de justice. De l’argent, il y en a mais on ne veut pas aller le chercher où il est… Je ne vois pas ce qu’il est possible de faire : ils ne nous ont proposé qu’une seule option ». [2]
Ilias Vretakou, vice-président d’ADEDY, a expliqué les enjeux du mouvement contre le plan de rigueur dans son discours aux manifestants :
« Nous envoyons d’Athènes un message de combat et de résistance aux travailleurs de tous les pays d’Europe, contre la barbarie des marchés du capital, des gouvernements et de l’Union européenne. Le gouvernement, le FMI, l’Union européenne ont décidé de conduire les travailleurs, la société grecque, à la barbarie sociale la plus sauvage que nous ayons jamais vécu. Ils aplanissent les travailleurs et la société. On nous vole nos salaires, on nous vole nos retraites, on nous vole nos droits du travail et de protection sociale, on nous vole notre droit à la vie. Ils imposent la jungle des relations de travail, ils abolissent le salaire de base le plus bas, ils développent le contrat de première embauche, ils libéralisent les licenciements, ils diminuent les allocations sociales, diminuent le taux horaire des heures supplémentaires. Ils donnent la possibilité aux employeurs de jeter à la rue un vieux salarié et avec le même argent d’embaucher trois ou quatre jeunes précaires. » [3]
De vifs applaudissements ont notamment salué le message de solidarité de Claus Matecki, responsable du syndicat allemand DGB, et de Paul Fourier de la CGT (France) qui avait déclaré : « Aujourd’hui, nous sommes tous Grecs ! Merci et bon courage. » [4]
Si la Coalition de la gauche radicale (Syriza) et le Parti communiste grec (KKE) ont une présence importante dans la manifestation, les socialistes (Pasok) en sont absents même si le plan d’austérité a suscité des remous au sein de l’aile gauche du parti. Parmi les manifestants, nombreux sont ceux qui ont voté socialiste en octobre 2009. Ils sont aujourd’hui déçus et en colère de découvrir que la gauche victorieuse aux élections législatives a capitulé face à la politique néolibérale du capital. Dimitra, retraitée de la région d’Athènes, n’a pas de mots assez durs lorsqu’elle parle de Georges Papandréou (premier ministre socialiste). Elle espérait qu’avec la victoire des socialistes « les choses s’améliorent ». « Quand je pense que j’ai voté pour cet abruti ! » s’exclame-t-elle aujourd’hui. [5]
Prenant pour cible les symboles de la culture marchande et du capitalisme financier, des jeunes portant des cagoules (ceux qu’on appelle les « koukoulofori ») ont retenu l’attention des médias. La banque Marfin sur l’avenue Egnatia a été incendiée et trois de ses employés y ont trouvé la mort. Obligés par leur employeur de travailler en dépit de la grève générale, ils étaient enfermés à clé dans l’établissement ce qui, en l’absence d’un plan d’évacuation, a rendu d’autant plus difficile leur sortie de l’immeuble en flammes. La réponse du mouvement social a été sans ambiguïté. Le soir même du 5 mai, le président de l’ADEDY a expliqué que ces « pratiques fascistes ont pour but de faire peur aux gens à l’heure où le combat de masse est nécessaire afin de barrer la route aux mesures qui plongent la vie des Grecs dans le malheur. » [6] Le lendemain, c’est une foule endeuillée qui s’est rassemblée à la place Syndagma, devant le Parlement grec, pour s’opposer à l’adoption du plan de rigueur par les députés de l’Assemblée nationale. [7]
L’exaspération populaire à l’égard du gouvernement socialiste de G. Papandréou n’est pas étrangère à ces violences. Le plan d’austérité imposé à la Grèce par les marchés financiers, le FMI et l’Union européenne est un déni flagrant de la souveraineté nationale et de la démocratie. D’autre part, le gouvernement reste inflexible depuis février et refuse d’entendre le message de la rue. Il renforce même l’autoritarisme du plan. Les mesures d’application du plan seront donc prises par ordonnances du ministre des Finances sans interférence parlementaire. L’Assemblée nationale ne sera que consultée pour la mise en application du plan qu’elle a adopté le 6 mai dernier. Autant de mépris du peuple et de la démocratie rendent légitimes aux yeux de certains le recours à la violence. Au final, le parti de l’ordre dirigé par les socialistes a donc pour corollaire la violence des « koukouloforoi » dans les mobilisations sociales. Au-delà des encagoulés, le manque de légitimité démocratique du plan d’austérité alimente un anti-parlementarisme prononcé au sein d’une partie du mouvement. Des slogans comme « Qu’il brûle ! Qu’il brûle le Parlement ! », « Qu’il brûle ce bordel de Parlement ! » ou encore « Donnez les voleurs au peuple ! » ont été scandés à plusieurs reprises dans la manifestation du 5 mai. Quelques dizaines de manifestants ont d’ailleurs tenté de percer le cordon sécuritaire du Parlement, avant d’être violemment repoussés par la police. [8]
Avant et après le 5 mai
Le 5 mai a été un succès parce qu’il a été préparé : la mobilisation unitaire et massive n’a pas été une riposte spontanée de la population, mais plutôt l’aboutissement de deux mois et demi de journées d’action des syndicats ouvriers. Dès le 24 février, le mouvement syndical s’est engagé dans l’opposition au plan de rigueur annoncé, refusant ainsi de laisser aux classes dirigeantes et leurs porte-parole le monopole de l’information et de la politique. C’est justement ce travail critique, mené par des mobilisations dans les rues et les lieux de travail, qui a permis au mouvement social d’incarner d’autres scénarios possibles que celui écrit par le capital financier. Dans la foulée, l’idée réactionnaire faisant du plan un mal nécessaire a été ébranlée, ouvrant la voie à une riposte populaire.
Le 24 février, une première grève interprofessionnelle intervient en réponse aux mesures d’austérité proposées par le gouvernement. Elle réserve du même coup un accueil à la hauteur des circonstances aux émissaires de l’Union européenne dépêchés à Athènes pour inspecter les comptes du pays. Dans les rues, 45 000 manifestants battent le pavé à Athènes ; à Thessalonique, ils sont 10 000. Dans un des cortèges à Athènes, Dimitri, vingt-huit ans et ingénieur en génie civil, explique les raisons de la mobilisation : « Nous voulons un travail, un salaire correct et une véritable assurance sociale. Notre pays doit respecter des normes de l’Union européenne qui sont injustes. » [9] Une deuxième grève générale de 24 heures a eu lieu le 11 mars, accompagnée de manifestations dans les principales villes.
Si les journées de grève interprofessionnelle – le 24 février, le 11 mars et le 5 mai – constituent sans doute les moments forts des mobilisations populaires contre l’offensive néolibérale, toute une série de mobilisations plus restreintes ont joué un rôle déterminant pour construire une dynamique de mobilisation et pour assurer la continuité du mouvement. Fabien Perrier, envoyé spécial de l’Humanité, décrit l’atmosphère d’agitation sociale qui règne à Athènes à la fin avril : « A Athènes, chaque jour, les rues bruissent des cris des manifestants ou des différents corps professionnels en colère. » [10] Plusieurs de ces mobilisations ont été des moyens pour préparer les journées de grève générale à venir. Le 5 mars a été par exemple une journée de rassemblements dans plusieurs villes afin d’amorcer la mobilisation de la grève interprofessionnelle du 11 mars. Le rassemblement du 5 mars à Volos réunissait non seulement des syndicalistes mais aussi des salariés licenciés de la METKA, avant de se terminer en un concert de solidarité de plusieurs artistes. De même, le 1er mai a permis de relancer les mobilisations de masse avant la grève générale du 5 mai. Le syndicat de la fonction publique (ADEDY) appelait à la grève dès le 4 mai pour la même raison. L’appel a été suivi et a donné lieu à des manifestations.
Ces mobilisations ont également permis d’engager la bataille pour gagner l’opinion. Plusieurs actions du mouvement ont été des réponses adressées au gouvernement à chaque tournant de la crise. Ainsi, aussitôt que Georges Papandréou, premier ministre, s’est adressé aux médias le 25 avril pour signaler l’activation du mécanisme européen de soutien financier, des centaines de manifestants ont répondu dans les rues du centre-ville d’Athènes par leur slogan : « Cet abattoir du FMI la lutte du peuple le détruira ! » [11] Deux jours plus tard, le 27 avril, les fonctionnaires étaient en grève et des enseignants campaient sur la place Syndagma, devant le Parlement, pour dénoncer la saignée subie par l’éducation. Parallèlement, le port du Pirée était bloqué par une grève de 24 heures des marins à l’appel de leur syndicat. Petit à petit, ce qui paraissait avant comme une fatalité aux yeux de la majorité devient une question de rapports de forces. Un sondage du journal To Vima établissait l’opinion en désaccord avec les réductions de salaire à 79,5%. [12] Au sein du mouvement social, ses participants prennent de l’assurance et l’idée que l’issue de la lutte n’est pas écrite d’avance enregistre des progrès. Despina, vingt-sept ans, n’est pas allée manifester le 4 mai aux côtés des fonctionnaires. Mais elle souligne néanmoins que « ceux qui se mobilisent ont raison : ils ont tout compris. Les fonctionnaires sont les premiers [dans la ligne de mire du gouvernement] ; c’est toute la Grèce qui va souffrir. Les syndicats sont unis, le pouvoir commence à trembler. » [13]
On ne peut que saluer ce mouvement de résistance contre la dictature du capital financier. Les mobilisations des deux derniers mois ont été dignes des traditions héritées des combats contre la dictature des colonels (1967-74) et de la Résistance. Plusieurs questions demeurent cependant en suspens. Tout d’abord, celle de la stratégie des grandes centrales syndicales : face à un gouvernement qui refuse d’entendre les cris de protestation du peuple, et qui, de surcroît, bâillonne le parlement pour mettre en œuvre un plan édicté par les marchés de capitaux, les grèves interprofessionnelles de 24 heures ne risquent-elles pas de devenir la preuve aux yeux de tous de l’impuissance du mouvement ? Combien de temps le gouvernement socialiste et ses alliés de l’Union européenne pourraient-ils tenir face à une grève générale illimitée et conduite par des assemblées générales populaires ? Ensuite, vient une deuxième question : comment assurer la continuité du mouvement sans un organe démocratique central qui porte la voix de ses différentes composantes dans les rues, les lieux de travail, les médias et les quartiers ?
Ces deux questions nous semblent cruciales car elles détermineront dans les semaines à venir la réussite ou l’échec du mouvement à élargir le champ du possible et ainsi battre la fatalité de la régression sociale dont le sort est lié à celui de la barbarie néolibérale. L’enjeu est de taille : l’avenir immédiat de l’Etat social en Europe est aujourd’hui décidé dans les rues d’Athènes.
Dimitris Fasfalis