Trois ans après l’agression impérialiste contre l’Irak, le 20 mars 2003, Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller du président Carter, assure que « la crédibilité militaire globale de l’Amérique n’a jamais été plus élevée, pourtant sa crédibilité politique globale n’a jamais été aussi basse ». C’est la parfaite démonstration que l’évolution de la situation en Irak, si elle est un enjeu pour les Irakiens eux-mêmes, sera également un élément déterminant de l’évolution de la situation mondiale des prochaines années.
Après trois ans d’occupation néocoloniale, l’Irak est dans une situation dramatique. Peu d’informations sont diffusées dans les grands médias sur la situation sociale des populations, tandis que nous sommes saturés par les images quasi quotidiennes d’attentats meurtriers accréditant l’idée que le chaos est le produit du fanatisme de groupes terroristes auxquels, par ailleurs, on assimile la résistance à l’occupation. Cela renforce l’idée que retirer les forces d’occupation signifierait laisser place à la guerre civile. Mais les attentats ne sont qu’un des aspects de la situation irakienne. Dans un des pays les plus riches du monde en ressources pétrolières, seize millions d’Irakiens et d’Irakiennes dépendent désormais des rations alimentaires pour survivre. La malnutrition a doublé parmi les enfants depuis le 20 mars 2003. On estime que 70 % des hommes et des femmes sont au chômage, favorisant ainsi la destruction de la société, le développement de toutes les formes de crime et celui de la prostitution.
L’enquête d’une organisation humanitaire irakienne, Mafkarat Al-islam, auprès des familles et dans les hôpitaux, a conclu en juillet 2005 que 128 000 civils avaient été tués depuis le début de l’occupation américaine, dont 55 % de femmes et d’enfants. Un documentaire de la télévision italienne, censuré par Berlusconi, démontre, images à l’appui, que les forces américaines utilisent des armes chimiques qui tuent aveuglément les civils. Un soldat américain, Jeff Englehart, y déclare : « J’ai vu des corps d’enfants et de femmes brûlés. Le phosphore explose et crée un nuage. Quiconque se trouve dans une zone de 150 mètres meurt. » Cette situation est la conséquence des objectifs poursuivis par les forces d’occupation, qui sont en contradiction avec les intérêts de la population irakienne.
Contrôle politique
Si l’occupation militaire - les bombardements des populations, la torture systématique, l’enlèvement et l’assassinat de résistants - et ses 150 000 soldats sont l’aspect le plus visible de la politique néocoloniale, le pillage du pays reste l’un des objectifs premiers des occupants.
Les multinationales, américaines principalement, ont mis la main sur les ressources irakiennes. Les contrats de reconstruction, financés par l’aide internationale, atterrissent dans les caisses de grandes sociétés américaines. Ainsi, les contrats engrangés par Halliburton s’élèvent, depuis le début de l’opération, à 10,5 milliards de dollars. Magnifique illustration de l’idéologie néolibérale : les milliards de dollars prélevés sur le budget public des États-Unis - autant de dépenses en moins pour l’éducation et la santé des Américains - transitent ainsi, via la reconstruction de l’Irak, vers les multinationales occidentales.
Sur les 18,4 milliards de dollars d’aide à la reconstruction votés par le Congrès américain, 3,4 milliards sont uniquement consacrés aux dépenses de sécurité. Les secteurs bénéficiant des plus forts investissements sont les travaux publics (réhabilitation du réseau routier et des infrastructures) et les installations pétrolières. L’assainissement de l’eau n’arrive qu’en cinquième position et représente à peine la moitié des montants investis pour le pétrole.
Mais les multinationales, qui en veulent toujours plus, ne se satisfont pas des contrats de reconstruction. Les forces d’occupation sont en train d’imposer la privatisation de toute l’économie irakienne : « Les quelque 100 mesures discrétionnaires prises par Paul Bremer, notamment celles sur la privatisation des compagnies d’État irakiennes, laissent ouverte la possibilité de prise d’intérêts par des firmes étrangères, au premier rang desquelles les firmes américaines, de la totalité du secteur industriel et bancaire irakien. Par ailleurs, dans le domaine agricole, un monopole de fait de la fourniture de semences agricoles a été instauré. Il permet aux firmes américaines de l’agroalimentaire, par exemple Monsanto et Syngenta, de contrôler avec des droits exclusifs le secteur agricole irakien. »1
L’occupation militaire de l’Irak constitue également un processus politique visant à installer un gouvernement proaméricain, condition nécessaire pour contrôler le pays à court et à long terme. Pour toutes celles et tous ceux qui auraient eu des illusions sur l’objectif affiché par l’administration américaine de démocratiser la région, le rejet par Bush, en Palestine, du seul gouvernement issu d’un processus électoral relativement démocratique devrait constituer une leçon supplémentaire.
En Irak, l’opposition de la majorité de la population à l’occupation a obligé l’administration de George W. Bush à organiser des processus électoraux afin de valider une Constitution à sa convenance. Mais cela ne doit pas faire illusion. Le 13 août dernier, un membre du comité chargé d’élaborer la Constitution, Mahmud Othman, déclarait au Washington Post : « Les Étatsuniens disent qu’ils n’interviennent pas mais, en réalité, ils sont intervenus intensément. Ils nous ont donné une proposition détaillée, presque une Constitution complète. Les officiels US sont plus intéressés par la Constitution que ne le sont les Irakiens eux-mêmes. »
Par ailleurs, ce processus a été mené, à chaque étape, en imposant toute représentativité politique sur des bases religieuses et ethniques, ce qui est largement étranger à la tradition et l’histoire de la population irakienne. Durant le siège de Falloujah, des milliers de chiites et de sunnites de toutes les parties de l’Irak, ensemble, ont donné leur sang et envoyé des voitures avec de la nourriture pour soutenir les résistants. Comme le rappelle le sociologue Sami Ramadani : « Évidemment, il est important de se référer à l’histoire, d’insister sur le fait que les masses n’ont pas cet énorme mur entre elles en termes de religions, de nationalités ou de sectes. Mais, plus l’occupation dure, plus la cohésion entre les communautés est menacée en Irak. En fait, il faut renverser le slogan sur la menace d’une guerre civile, pour dire que plus l’occupation dure, plus il est probable d’avoir ce type de conflit. Plus tôt ils s’en vont, plus il y aura de chances que l’Irak reviennne à ce type relatif de cohésion qui existait entre les différentes communautés. »
Embourbement
La résistance en Irak n’a pas désarmé. En février dernier, 2300 soldats américains avaient été tués en Irak. Mais cette résistance ne peut se réduire à la résistance armée. Elle s’appuie sur une opposition sociale et politique de plus en plus répandue. Des syndicats se sont créés, notamment dans le secteur du pétrole, et se sont clairement prononcés contre l’occupation néocoloniale. Par ailleurs, tous les principaux courants de la résistance en Irak dénoncent publiquement les attentats contre les civils. Au lendemain des attentats de Samara, le 26 février 2006, le dirigeant chiite Moqtada Al-Sadr a dénoncé dans des termes très violents les actions terroristes « qui représentent le couteau avec lequel l’occupant frappe ». Il a appelé tous les Irakiens, sunnites et chiites, musulmans et non musulmans, à une manifestation unitaire pour le départ des forces d’occupation.
Peu unifiée, la résistance est aujourd’hui dominée par des courants islamistes. Les conditions créées par l’occupation - notamment l’absence de démocratie et la répression des luttes sociales - sont aujourd’hui le frein principal au redéveloppement d’une gauche irakienne conséquente. Le Parti communiste irakien collabore à l’occupation.
Et le projet de la « guerre sans limite » de l’administration Bush est désormais menacé sur son front intérieur. Depuis février 2005, une majorité d’Américains estimait qu’il aurait mieux valu ne pas commencer la guerre en Irak. À l’été, plus de la moitié rejetait l’idée que le conflit avait valu au pays un surcroît de sécurité et estimait que l’administration les avait trompés. Du coup, 34% seulement approuvaient la façon dont Bush gérait le dossier, un taux proche, remarquait Newsweek, de celui que Lyndon B. Johnson avait enregistré en mars 1968, après l’offensive du Têt au Viêt-nam.
Le basculement de l’opinion s’accompagne d’un changement qualitatif dans le mouvement antiguerre (tout comme en Grande-Bretagne). Les organisations de familles de soldats - dont la figure la plus médiatique est Cindy Sheehan, mère d’un soldat tué en Irak, qui a organisé un campement devant le ranch de Bush - et de « vétérans » - souvent très jeunes - occupent désormais le devant de la scène. Le processus n’en est qu’à son début, mais il illustre une tendance qui a vu, par exemple, la Garde nationale ne pas atteindre ses quotas de recrutement (60 000 au lieu de 80 000), en 2005.
Enjeu global
Ce basculement a été en partie illustré par la mobilisation pour les manifestations du 24 septembre 2005. Avec notamment 300 000 manifestants à Washington, cette journée a été la plus forte mobilisation depuis le début de l’occupation. Pour la première fois, les principales coalitions antiguerres avaient fait un appel commun. L’occupation de l’Irak par les États-Unis est la conséquence d’une stratégie globale. Il s’agit d’utiliser la supériorité militaire des États-Unis pour assurer son hégémonie économique susceptible d’être remise en cause dans les décennies à venir. Contrôler directement les ressources pétrolières au Moyen-Orient semblait un moyen facile de prévenir les menaces pesant sur cette hégémonie, d’autant que l’Europe, le Japon et la Chine sont bien plus dépendants du pétrole du Moyen-Orient que les États-Unis. Mais, pour les mêmes raisons, l’incapacité des États-Unis à briser la résistance en Irak et à établir un régime stable à leurs ordres signifie que l’hégémonie US est plus affaiblie, avec des divisions croissantes au sein même de la classe dirigeante sur les moyens de résoudre cette crise.
L’enjeu pour l’Empire américain est énorme. Il n’abandonnera ses objectifs qu’au risque d’une défaite majeure. Le bras de fer engagé entre les néoconservateurs du Pentagone et tous ceux qui s’opposent à la guerre et l’occupation de l’Irak ainsi que, plus généralement, à la « guerre sans limite » est loin d’être terminé. Il est de notre responsabilité de tout faire pour mettre fin à la fuite en avant sanglante de l’impérialisme américain.
Note
1. Yves Boyer dans Questions internationales.
ENCART
Mobilisation
Journée de mobilisation internationale contre l’occupation de l’Irak, le 18 mars 2006 Appel de Caracas de l’Assemblée des mouvements sociaux : « Nous ne voulons plus de guerres ni d’occupations, la paix est la seule solution ! Nous demandons le retrait immédiat et inconditionnel des troupes étrangères d’Irak et la fin de la privatisation de ses ressources énergétiques. Nous refusons d’accepter l’occupation des territoires par des troupes étrangères et, en conséquence, nous exigeons la fin de l’occupation israélienne en Palestine et la création d’un État palestinien indépendant. Nous lançons un appel général à une mobilisation, le 18 mars 2006, pour une journée de protestation contre l’occupation de l’Irak, comme volet de la campagne globale qui sera maintenue tant que les troupes étrangères ne se retireront pas d’Irak. »