Introduction.
Un travail collectif a été entamé en 2000 dans le cadre associatif de LGBT Formation ; il porte sur la sensibilisation aux difficultés que les jeunes peuvent rencontrer dans la construction de soi et leur socialisation, en raison de l’homophobie. Il vise les « publics ayant à s’occuper des jeunes, enseignants, travailleurs sociaux, soignants, familles etc. Depuis dix ans, de nombreuses interventions de sensibilisation ont été réalisées par la demi-douzaine d’intervenant/es de l’association. Elles ont nourri cette réflexion et bien des contributions à des rencontres et des colloques sur ce sujet.
À l’origine, un constat : lors de la relance de « l’université d’été des homosexualités de Marseille » en 1999 [1], la participation importante de jeunes gais et lesbiennes avait fait apparaître l’existence de structures associatives de solidarité, d’accueil et de militantisme (un réseau intitulé « Moules-Frites ») créées par et pour elles et eux.
Ces structures témoignaient du besoin et de l’efficacité d’espaces spécifiques où se rencontrer, se dire entre soi, être accueilli/e, mais aussi de difficultés rencontrées par les jeunes dans leur « coming out » personnel comme dans leur affirmation publique ultérieure, dont nous ne soupçonnions pas l’ampleur.
Les témoignages des jeunes sur leur prise de conscience mettaient le doigt, évidemment, sur les doutes qu’ils avaient ressentis, à accepter d’être homosexuels, doutes sur soi. Ils parlaient de la mésestime envers l’homosexualité, qu’on leur avait inculquée, de l’appréhension à l’idée des réactions que « les autres » pourraient avoir à l’annonce de leur homosexualité. Ce qui se disait de l’hostilité des familles ou de l’environnement social immédiat (école entre autres) entrait en écho avec notre propre passé. Ce vécu, nous, militants des origines, l’avions aussi connu dans des circonstances moins favorables.
Dans notre optimisme d’anciens combattants ayant remporté quelques victoires, nous ne soupçonnions pas que les « mécanismes » avaient si peu changé et pesaient autant. La voie nous paraissait avoir été dégagée par trente années d’évolutions considérables (et pour partie chèrement payées). Nous nous attendions plutôt à ce que le parcours pour se découvrir et se dire, sans être désormais jonché de pétales de roses, ne soit plus parsemé d’autant d’embûches.
Nous pensions plutôt, c’était un des motifs de relance de l’université d’été, qu’il fallait réfléchir certes, sur ce qui restait à faire, mais plus encore sur ce qui nous était advenu. Nous voulions déjouer les pièges d’une intégration qui, au regard des utopies des années d’après 68, nous apparaissait de plus en plus conformiste et régressive. Or à écouter ces témoignages, il nous apparut qu’accomplir son coming out restait un parcours de combattants, sinon pour tous, certains s’en sortaient bien mieux que jadis, du moins pour trop de jeunes encore et en grand nombre.
Il était clair que si, depuis le lancement de l’université d’été à la fin des années 70 (époque à laquelle code pénal, jurisprudences et usages stigmatisaient encore les homosexualités) beaucoup de choses avaient évidemment beaucoup changé quant à la situation des personnes homosexuelles, il n’en restait pas moins vrai que quelque chose, en écho à la prohibition légale abrogée, continuait à fonctionner comme si rien ne s’était produit.
On n’était pas sorti d’affaire, et même, paradoxe, l’abrogation des législations officielles, la réhabilitation qui ne disait pas son nom, les droits démocratiques accordés, l’acceptation proclamée mettaient à jour de nouvelles difficultés, tant il est vrai que l’exercice de l’émancipation fait mesurer l’ampleur de l’oppression. La chape de fatalisme et de renoncement à soi, qui avait été soulevée, laissait à nu d’une part les limites de l’égalité acquise [2], mais surtout ce qui, diffus et terriblement actif dans la vie courante, persistait de prohibition, d’inhibition et de stigmatisation.
Une enquête québecquoise venait y ajouter qu’une tentative de suicide sur quatre de jeunes de moins de vingt cinq ans, était liée à l’orientation sexuelle, enquête corroborée en France par des travaux similaires [3].
Aidés par un financement de la DDASS 13, Bruno Pommier et Gabriel Girard ont réalisé un film video être et se vivre homo [4]. Trois jeunes hommes et trois jeunes femmes dont nous ne connaissions rien, avaient bien voulu témoigner librement devant une caméra, en cinq après midi de tournage durant la session de 2000 de l’université d’été.
En quelques heures de paroles libérées sans sollicitation excessive, surgirent de saisissants témoignages. Ils témoignaient du tourment à « se dire » à soi-même, des réactions souvent obtuses des copains, des familles, du silence de ceux qui, tout en se doutant de « quelque chose », ne voulaient ou n’osaient pas savoir, d’un désarroi devant les réactions irrationnelles d’entourages et d’interlocuteurs familiaux ou professionnels, pris eux-mêmes d’une sorte de panique devant l’évidence, la révélation ou son imminence. Enfin les représentations que chacun/e avait intériorisées, pesaient manifestement lourd dans ce cheminement vers soi qui parcourait enfance et adolescence.
Bref être et se vivre homo, titre du film, n’était pas si donné que ça aux jeunes. Il sert de base à nos interventions.
Une journée de sensibilisation à l’homophobie fut élaborée par notre équipe mixte, femmes et hommes, composée de travailleurs sociaux, enseignants, psychologues et psychiatre, simples militant/es. Puis elle fut « donnée » en quelque sorte in vivo à des représentant/es des services de l’État mis en situation de stagiaires. Ils validèrent sans réticence l’expérience.
L’association était lancée.
Depuis lors près de 2500 personnels « éduquants », enseignants, animateurs, personnel soignant, travailleurs sociaux, bénévoles associatifs, écoutants, en situation ou en formation ont été sensibilisés. Il est, là aussi, apparu un formidable hiatus entre ce que la société contemporaine est sensée avoir intégré, et l’écheveau des préjugés, méconnaissances, a priori, qui encombre l’attitude des « éduquants » y compris les mieux disposés, devant les situations d’homophobie. C’est lui qu’il fallait démêler.
I. Sensibilisation
1. L’enjeu : voir, entendre, réagir.
Ce qu’on nomme l’homophobie est en fait mal identifié. On ne la voit guère, on ne l’entend pas, on y réagit peu ou maladroitement.
Plutôt qu’homophobie d’ailleurs, autant le préciser d’emblée, il faut entendre « phobie » à l’égard des lesbiennes, gais, bisexuel/les, transexuel/les, intersexes, regroupés sous l’acronyme LGBTI, qu’on pourrait appeler hors le genre comme on dit hors-la-loi. Toutes ces réalités sont visées conjointement par les habitudes conformistes qui les mettent dans le même sac : dérogations honteuses, maladives ou perverses, elles contreviennent d’une façon ou d’une autre, biologique ou comportementale, à ce qu’il est entendu comme normal en matière de conduites sexuelles (pour aller vite).
Ces notions de lesbiennes, gais et bisexuel/les sont connues, transexuel/les désigne les personnes qui, portant un sexe biologique, ne souhaitent pas y être assignées, et peuvent aspirer à un changement d’état civil voire de morphologie. La notion d’intersexe renvoie à ce qu’on désignait jadis comme hermaphrodisme, que nous rectifierons plus tôt en disant « indétermination sexuelle » de naissance. Nous reviendrons sur ces questions souvent nouvelles pour l’opinion, elles participent de la méconnaissance et des confusions souvent traduites en rejet ou incompréhension.
L’homophobie est assimilée à des phénomènes de discrimination, autrement dit à sa plus simple expression : les homosexuel/les seraient des gens envers lesquels on serait indûment désagréable. La plupart des personnes dont celles qui ont la charge de la jeunesse, ne la repèrent ainsi qu’occasionnellement, non tant par refus de voir que par absence de sensibilisation à ce que le vocable recouvre. Du coup elles ne réagissent pas aux situations ou mal à propos. Ainsi une fugue, une addiction, un désintérêt scolaire peuvent résulter d’un harcèlement homophobe par les camarades, de l’angoisse à l’idée d’avoir à « se dire » aux parents ou d’être découvert/e, et même tout simplement de la préoccupation suscitée par cette « auto-révélation » : je suis gay, je suis lesbienne etc, dont l’acceptation ne va pas automatiquement de soi contrairement à ce qu’on semble souvent penser.
Il faut pour qu’on remarque un acte homophobe, qu’il apparaisse brut de décoffrage, comme ce tafiole, lancé devant les cameras en novembre 2009, par un responsable sportif montpelliérain [5] en colère contre un joueur. Alors elle est relevée. On crie à l’homophobie tant elle est ostensible. Les auteurs s’en défendent, bien sûr, s’excusent, parlent de « dérapage », et condamnent piteusement l’homophobie en général. Pardi.
Une façon de nier encore l’homophobie puisqu’ils la réprouvent et ont simplement dérapé.
Y penser dans des situations de crise, l’entendre dans les insultes, la voir dans le harcèlement et élaborer une conduite pour y réagir ne vont pas de soi. Premier enjeu.
Réduite à une simple propension à ne pas aimer les lesbiennes et les gais, donc à une tendance déplorable mais bénigne, l’homophobie passe pour une opinion et une attitude qui, déplorables certes, ne portent pas excessivement à conséquence, surtout : n’agissent pas au quotidien, sauf en de malencontreux, tragiques et exceptionnels « dérapages » (toujours les dérapages) telles ces violences relatées de temps à autres par les médias, constatées parfois dans le charivari énigmatique de la cour de l’établissement, ou traitées, lorsqu’il y a plainte voire crime, par les tribunaux.
Or l’homophobie qui harcèle au collège n’a rien d’un dérapage, c’est un fonctionnement qu’un œil un peu averti percevra, encore faut-il être averti. L’homophobie d’un voisin, passe pour le délire d’un détraqué dont le reste du voisinage ne s’inquiète pas outre mesure. Le mépris d’un supérieur hiérarchique navre les syndicalistes mais ne les fera pas monter sur les barricades. Etc. Ces violences réelles ne sont pas si exceptionnelles, elles sont tout simplement encouragées sans qu’on y pense, par l’insulte et la dévalorisation multiforme : violences « symboliques » pas si anodines, grossièreté menaçante proférée à tout bout de champ, remarque méprisante lâchée à la table familiale, allusion graveleuse au bureau, fine rigolade à la pause casse croûte, pas si fine, qui semblent recueillir un assentiment général et ne choquer personne.
Ces mille et un dénigrements qui, pour certains, ne savent même pas qu’ils en sont, suspendent au dessus du jeune qui appréhende d’avoir à se découvrir, l’épée de Damoclès d’une vie à être dénigré et moqué. Rémi, dans le film être et se vivre homo, s’exclame : « j’allais être tout le temps traité de tapette... Je ne voulais pas de cette vie là ».
Derrière tout ça, quelque chose d’agressif fonctionne, quelque chose de tissé, noué dans la trame des rapports humains, dans la matière psychique et sociale qui nous fait homme ou femme... quelque chose à détricoter, à déconstruire.
Qui, en attendant, inhibe, blesse, frappe et même tue.
2. Intégrer dans les problématiques professionnelles
Jusqu’ici, étonnamment après trente ans d’affirmation LGBT, les secteurs qui ont à voir avec la jeunesse, ignorent à peu près tout de ce que signifie se découvrir et devoir se vivre comme lesbienne ou gai, et plus largement ressentir du trouble dans son genre [6]. Cette ignorance qui se révèle lors de nos sessions de sensibilisation, se combine forcément à ce qui existe de phobie chez chacun.
Cette phobie est parfois vive par exemple dans le secteur de l’éducation sportive (pourtant érigée en modèle du vivre ensemble) où, comme scandées en canon, les exhortations façon « on n’est pas des tafioles » (cf plus haut) répondent aux insultes homophobes lancées depuis les gradins. Et tous se récrient qu’il ne s’agit pas de ça, que ce n’est pas ça que ça veut dire ! « Tafiole, enculé, tarlouze », il faudrait se poser sérieusement la question : n’est-ce pas pourtant ça que ça dit ?
En réalité, l’hypothèse homophobe n’est pas prise en considération tout simplement parce qu’elle n’est pas considérée en amont, qu’elle ne figure pas dans les références du sport, de l’éducation, de la santé, ou si peu. En cas d’incident, plainte émise ou acte relevé, soit on invoque le « dérapage » qui serait sensé excuser mais ne fait que minimiser, étouffer, soit on va chercher ailleurs, et ailleurs c’est chez la victime. On décrète, de nombre de jeunes qui ont des difficultés dans le sport, qu’ils n’aiment pas le sport. On peu renverser le constat : et si c’était le sport qui ne les aimait pas ? Si l’atmosphère viriliste, la compétition machiste et les humiliations sourdement homophobes les heurtaient ? les excluaient ? (Il n’y a d’ailleurs pas que les jeunes LGBTI d’exclus).
Dans le milieu de l’enseignement, l’évitement est le plus souvent de rigueur devant les « dérapages ». On abuse du rappel à l’ordre en cas d’attitude jugée « ostentatoire », on recourt à l’exclusion du/de la perturbateur, par exemple dans les internats où la question n’est absolument pas maîtrisée. On y ignore qu’un coup d’arrêt dans un parcours scolaire jusque là honorable, peut être lié à un coming-out, qu’un coming-out mobilise beaucoup d’énergie, de temps, d’émotions qui peuvent être « détournés » momentanément de l’effort scolaire, et, plutôt que sanctions et admonestations, nécessiterait un soutien sinon un accompagnement.
Dans l’animation, c’est plutôt la panique, on y a très peur des questions de sexe (sur lesquelles plane l’ombre maléfique du soupçon pédophile). La plupart du temps ces sujets sont contournés ou tournés en dérision. Quand le problème surgit, il est renvoyé à l’intime [7] qui-ne-nous-regarde-pas dont l’intéressé/e n’aurait pas à faire mention, ou il est attribué avec commisération, au mal être [8] de « quelqu’un-qui-ne-s’assume pas », ce dont l’institution n’aurait pas à se mêler. Le cas échéant, le/la malheureux « en souffrance » [9], via la famille, est remis aux bons soins du bon psy, exorciste moderne du mal être et de nos impuissances.
Le logiciel des services d’urgence hospitaliers a du mal à intégrer l’homophobie, dans l’accueil des suicidants dont on semble ne pas mesurer que cette difficulté puisse les affecter plus souvent qu’on ne pense, quand on y pense. Alors même que les quelques études existantes en pointent l’importance.
Des écoutants de SOS amitiés que nous avons eus en sensibilisation, n’avaient pas mémoire d’appelant dont l’appel aie pu porter sur un accès de solitude, un désarroi existentiel, une crise identitaire liés à l’orientation ou les pratiques sexuelles.
Cercle vicieux : faute d’observations cumulées dans chacune des professions, l’ignorance des symptômes, du fonctionnement, des effets de l’homophobie, perdure et avec elle son déni. CQFD.
Pour répondre aux questions, il faut se les être posées.
Notre objectif est donc de contribuer à ce que la question de l’homophobie soit intégrée aux problématiques professionnelles puis aux pratiques des institutions, domaines d’étude, services pouvant y être confrontés dans l’exercice de leurs missions auprès des jeunes, ainsi d’ailleurs qu’à celles des bénévoles associatifs trop souvent tenus quittes de toute interrogation homophobe au motif de leur bonne volonté.
Pour combler cette lacune alors que les difficultés liées à l’homophobie commencent à être reconnues, il est nécessaire de travailler dans trois grandes directions : l’impact de l’homophobie dans la construction de soi des jeunes, le repérage des manifestations de l’homophobie, et la sensibilisation à cette question afin de mettre en éveil l’attention des professionnels, aux « bons signaux » à percevoir et à renvoyer en situation d’homophobie. On ne voit que ce qu’on est exercé à voir. Sinon, à force de ne rien voir, on se convainc qu’il n’y a rien. (Et on accuse les interpellations des associations, tenues pour quantités négligeables, d’excès communautariste). Ainsi s’entretient la phobie latente, et se nourrit le scepticisme de certaines professions (psy) ou associations (prévention du suicide) quant à la nuisance de « l’homophobie ».
3. Du bon usage des associations
Fort heureusement quand ce n’est pas au psy qu’on a recours ni au déni, il arrive que les professionnels se tournent vers les associations LGBTI, homosexuelles.
Celles-ci demandent d’ailleurs instamment aux pouvoirs publics d’être reconnues comme intervenantes spécialement auprès des jeunes. La force de témoignages personnels pour emporter la conviction de publics scolaires, peut être efficace. C’est une option. Encore faut-il que les intervenants soient sérieusement formés.
Mais, surtout, il nous a semblé qu’il ne fallait pas inciter les professionnels et les institutions à se « défausser » sur les associations identitaires pour effectuer une partie de leur mission éducative et informative, même si, transitoirement, les actions des associations ont leur légitimité.
Notre démarche est donc autre. Nous estimons que le traitement de l’homophobie relève des institutions qui ont la charge de l’éducation de la jeunesse. L’entrée des LGBTI dans la « citoyenneté » est aussi à ce prix comme elle en a aussi obtenu le droit. Il nous semble être du devoir des services publics et des secteurs de l’éducation populaire, d’assumer aussi ce travail. C’est pourquoi nous avons opté pour une démarche qui s’adresse aux professionnels. Nous leur proposons une approche de la question de l’homophobie, des problèmes liées au genre, pour qu’ils en fassent partie intégrante de leur problématique professionnelle puis en conséquence de leurs missions. Elle doit être traitée, et de façon professionnelle, pas seulement allusive, comme doivent l’être d’autres matières d’éducation.
C’est d’autant plus important que la sensibilisation n’apporte pas nécessairement des réponses pratiques. Elle doit impulser plutôt une accumulation d’expériences partagées, de réponses élaborées en fonction des diverses professions par ces professions elles-mêmes. Ainsi se constituerait un corpus théorique et pratique de prise en compte des méfaits de l’homophobie.
Telle sont la philosophie et le but de notre action de sensibilisation à l’homophobie.
La charge ne saurait, in fine, en incomber aux associations, aux intéressés qu’on transformerait sinon en lobby. Logique néfaste qui conduirait plus globalement alors à disloquer le vivre ensemble en autant de « laissez-nous vivre » disparates voire concurrents qui viendraient plaider leur cause, chacun pour soi, devant le tribunal de l’opinion.
4. Pourquoi les jeunes ?
Outre l’intérêt qu’on doit porter au bien être de la jeunesse, c’est à ce qu’elle exprime qu’on peut mesurer l’ampleur des avancées obtenues. Elle porte, en gros, le bilan de la « libération des mœurs » et de la progression de l’acceptation, leur ancrage effectif dans le « vivre ensemble ».
Ce bilan est contrasté.
La persistance des violences (« symboliques » et physiques) est saisissante si l’on se réfère aux témoignages [10] qu’en donnent les jeunes, aux récits sur les sites [11] où ils interviennent, au contenu des annonces qu’ils publient. Ainsi à la mention « coming out » n’est-il souvent répondu que « quelques personnes », et rarement « tout le monde » sur les « profils » lisibles sur ces sites et remplis par les jeunes. Lors des groupes de paroles de l’université d’été, la mention des agressions subies, verbales, physiques, dépassait de loin ce qu’on supposait.
Beaucoup d’homosexuel/les, aujourd’hui, disent qu’ils se vivent très bien, ce qui n’est pas faux même si cela sacrifie à un air du temps qui veut que se présenter comme victime ou en souffrance, vous dévalue. Néanmoins le ton changerait si on les interrogeait sur les difficultés, passées ou présentes, avec la famille, au travail, dans le voisinage. Il est connu qu’une fois franchie une épreuve, la « résilience » conduit non seulement à progresser sur l’élan de la victoire, mais aussi à en « oublier » les souffrances et à en minimiser le prix acquitté !
Le silence sur ces violences n’est troublé que par bulles médiatiques de politiques en mal d’effets d’annonce, ou par prurit compassionnel au moment d’une « affaire » telle celle, en 2004, de Sébastien Nouchet retrouvé gravement brûlé après avoir été, lui et son compagnon, harcelés par un voisin ouvertement homophobe et sa bande, ou comme celle à Marseille, d’un jeune homme battu à coups de barre de fer par un groupe de jeunes gens d’un quartier bourgeois du sud de la ville, etc.
Ces violences ne sont pas toujours aussi spectaculaires. Elles planent sur la prise de conscience de soi du ou de la jeune homosexuelle (ou LGBTI). Elles sont perçues comme une menace diffuse qui peut aussi bien prendre la forme d’une agression physique, d’un harcèlement d’une bande que du rejet scandalisé de la famille. Elles « vont avec » la prise de conscience de soi en plein tumulte des mutations hormonales du corps, des sens, des émotions, des pensées et des expérimentations de l’adolescence.
La menace peut aussi peser si lourd, qu’elle étouffe la prise de conscience de soi, Brahim Naït-Balk dans son livre (Un homo dans la cité, 2009, Calmann-levy) en rend compte ou encore le jeune Rémi dans le film être et se vivre homo : tous deux « font l’autruche » devant la « révélation », ils vivent un trouble, une attirance, ils se sentent à part, voire malades, ils ne parviennent pas à y mettre le mot. En avançant ainsi à reculons, ils retardent douloureusement une échéance pourtant inéluctable, dans une période durant laquelle ils auraient dû à l’inverse, se construire. Déjà passablement encombré, ce moment tumultueux n’a pas besoin de cet obstacle de plus à la construction de soi, même si, pour certain/es, la difficulté peut constituer le défi constructif, que Boris Cyrulnik, (Un merveilleux malheur, 1999, Odile Jacob) développe sous le terme venu des États unis, de « résilience ».
On assiste d’ailleurs depuis la fin du siècle dernier, à l’apparition de jeunes lesbiennes et de jeunes gais décomplexés, assez sûrs d’eux face à l’homophobie, insolents d’affirmation joyeuse ou combative parmi leurs camarades, exposant jusque dans leur corps une affirmation qui veut occuper le terrain (et les esprits). Ils témoignent de façon spectaculaire (souvent jugée ostentatoire) des acquis du mouvement homosexuel et de ce que les temps changent. Ils produisent de la visibilité pour tous, y compris leurs pareils, et prodiguent ainsi de l’encouragement aux uns à « accepter » aux autres à « s’accepter » !
Il n’en reste pas moins que se découvrir tel/le passe par ce « travail de résilience » auquel nul ne devrait être astreint, avec une somme de « devoir » : devoir... en convenir (s’y résoudre), contrainte qui, à elle seule, est une première agression ; devoir opter entre se cacher ou se dévoiler ; devoir s’attendre au pire compte tenu de l’homophobie apprise ne serait-ce que dans la cour d’école ; devoir s’imaginer une existence dont on ne sait rien même si des figures connues, des romans ou des films en donnent des aperçus. Devoir se prendre par la main et se jeter dans le coming out un peu comme on se jette dans l’eau glacée, en se blindant contre des sensations inconnues.
Les représentations stigmatisantes, les préjugés et les réflexes sommaires ont la vie dure dans la vie de tous les jours et les existences banales : tout le monde n’est pas championne de tennis, jeune histrion télévisuel ni maire de Paris.
Cette épreuve initiatique obligée se déroule dans un climat de doute sur soi (qu’est ce qui ne va pas chez moi ? qui suis-je ?), et d’inquiétude vis à vis des autres (suis-je cela ? suis-je comme « eux » ? Sont-ils-elles ce qu’on en dit ?) de l’opinion des autres en particulier parentale (m’accepteront-ils ? les décevrai-je ?). C’est un temps long, parcouru de questions tournées cent fois dans sa tête, semé de freins et d’obstacles, un temps placé sous l’égide de la dissimulation : se dire c’est « se mettre à découvert », et se mettre à découvert le moment de tous les dangers. Certain/es y vont sans trop d’appréhension, beaucoup piétinent longtemps, d’autres peinent sans s’en sortir.
L’adolescence est certes, un passage initiatique avec ses épreuves et ses embûches, ses doutes et son affirmation. En ce sens, l’adolescence homosexuelle appartient, c’est important, au processus adolescent en général. Elle ne se situe ni en « dehors » ni « ailleurs ». L’empreinte homophobe qui est posée sur elle et l’inhibe, exaspère les désarrois de ce temps de passage, ajoute ce surcroît de difficulté à cette période à la fois précieuse, complexe et banale.
5. Pourquoi l’homophobie ?
Tout d’abord parce que c’est le sujet et pas l’homosexualité...
La précision n’est pas inutile. Lors des sensibilisations, aussi bien que lors de discussions familières, les propos dévient inévitablement de l’homophobie à l’homosexualité, à ses sources, à la sexualité, aux « fins dernières » de l’activité érotique, du désir, de la sensualité et toutes ces sortes de choses. Le jeu des spéculations se donne libre cours, nourri des perplexités et des angoisses des présents ; toutes considérations respectables qui néanmoins, détournent l’attention de notre objet : la réalité des violences homophobes. Dans l’action antiraciste disserte-t-on de biologie, d’ethnologie, ou se mobilise-t-on pour dresser des contre feux à la haine xénophobe ?
Des contre-feux légaux et éthiques, de droits et de vivre ensemble.
C’est pourquoi il est important de préciser à ce stade de notre action, que la question de l’homosexualité est acquise, elle ne se discute pas. Elle est hors sujet quand il s’agit d’homophobie, de cette violence sociale là qui frappe des « citoyens et des citoyennes » sensés être dans la même égalité de droit que quiconque !
Il va sans dire qu’on n’échappe pas à ces discussions, qu’on ne les élude pas non plus. Chacun/e, de plus, investit ses interrogations sur soi et ses doutes personnels. Ce genre de débat n’est pas si fréquent dans nos sociétés puritaines. Tout est possible et souvent utile, pour autant qu’in fine le sujet soit et reste l’homophobie, la phobie envers les personnes LGBTI, cette maladie sociale qui agresse, blesse, mutile, à l’occasion suicide ou tue.
Car tel est le sujet.
Encore faut-il, ensuite, convenir que ce quelque chose qu’on nomme homophobie existe, un dispositif d’agressions phobiques. Or, pour diverses raisons que nous allons décortiquer, ce n’est pas acquis, mais à tout le moins sous estimé, en général pas compris, souvent occulté quand ce n’est pas franchement nié.
Rançon d’une première réussite, l’homosexualité semble pour beaucoup une affaire réglée (ils ne sont plus réprimés, non ? et puis ils ont acquis des droits). On a tous dans notre entourage un/e ami/e, un/e parent/e, un/e collègue homosexuel/le qui-le-vit-très-bien, témoignage vivant que les choses sont en bonne voie, non ? Ou du moins qui paraît le vivre très bien, et l’avoir bien accepté, qui s’assume, quoi.
Du coup l’optimisme paradoxal qui voudrait que tout aille tellement mieux pour les homosexuels en s’appuyant sur le fait indéniable que beaucoup de choses ont changé, vide d’utilité la notion d’homophobie. Elle serait plutôt, à peine née, déjà obsolète, et la discussion superflue. Au passage cet optimisme jugera du coup déplacées les « ultimes récriminations » militantes, excessif le battage fait sur les violences médiatisées, et pour finir communautaristes les manifestations de la « communauté homosexuelle » (le communautariste c’est toujours l’autre) qui en veut toujours plus.
On y reviendra.
Il existe d’ailleurs des homosexuel/les pour soutenir ce point de vue au motif qu’eux-mêmes, à les entendre, n’auraient jamais été victimes d’homophobie. Ils s’en estimeraient immunisés, hors d’atteinte puisque bien dans leur peau (avec un zeste de supériorité vis à vis de leurs pareils moins bien lotis). Ils pourraient fort bien laisser entendre que les victimes d’homophobie y seraient, « quelque part », comme on dit, pour quelque chose, entre paranoïa et narcissisme, ou parce qu’elles ne s’assumeraient pas bien !
Globalement le sentiment le plus répandu qui tourne vite à la conviction péremptoire, c’est qu’il suffirait, maintenant que les mauvaises lois ont été abrogées et quelques bonnes adoptées, dans le nouveau climat de bonne volonté assez générale (hors les « dérapages » ci-dessus évoqués), d’un peu de patience des intéressés LGBTI pour que tout soit progressivement réglé.
Il n’est donc pas inutile de prouver que ce qu’on nomme « l’homophobie » est bien un ensemble agressif qui a sa cohérence et ses déclinaisons en plus du fait qu’elle est loin d’être désactivée.
6. Citoyenneté...
Dans un pays tel que le nôtre, « travaillé » par trois décennies d’activisme LGBT et en même temps par une prise de conscience collective de l’injustice qui leur était faite, un point doit être tenu pour acquis : quand on parle homosexualité et homosexuel/les, ont s’exprime au sein de la citoyenneté, non de sa marge encore moins de l’extérieur. Les homosexuel/les ont acquis droit de cité, voix au chapitre en toute chose. Autrement dit, institutionnellement, les homosexualités ne font désormais plus problème. Elles n’ont pas à soutenir de controverse sur leur légitimité, rien à prouver, ni à supporter de remise en cause.
Officiellement réhabilitées, elles sont habilitées à participer de la citoyenneté qu’on ne peut plus leur mesurer, même si dans la vie courante ça ne va pas de soi, même si sur certains aspects de droits, les LGBTI peuvent estimer être encore en situation de « seconde zone » (mariage, homoparentalité…). L’orientation (LGBTI) n’est plus civiquement discutable.
C’est donc de la citoyenneté que part notre réflexion.
Ils, elles, en tant que citoyen/nes reconnus relèvent de protections qui, jusqu’ici leur étaient refusées, comme celles de leur dignité et de leurs relations. Tous, en particulier professionnellement, doivent œuvrer à ce que le corps social se mette en adéquation avec ce qu’ils en ont obtenu dans les dernières décennies : gain de cause sur le droit d’être, de se vivre, ouvertement, sans entrave ni restriction.
Ces acquis ont force de loi. Ils participent du « vivre ensemble », sont entrés dans le « contrat social ». Elle font (normalement !) partie du fond commun de la vie publique. C’est ce qui importe et qu’il importe que nous fassions respecter. Ce que sont Mme tout le monde lesbienne et Mr tout le monde gai ne nous regarde pas, par contre ce dont ils pâtissent à ce titre, nous concerne.
Normalement la partie émergée de l’iceberg phobique tombe sous le coup de la loi : exclusions, stigmatisations, sont passibles de la réprobation de nos contemporains, discriminations et violences de sanctions juridiques. Et leur expression soulève normalement l’indignation.
Partons de là.
Ce qui reste à discuter c’est la partie immergée : comment et pourquoi perdure un phénomène de rejet phobique, en quoi il est insupportable et illégitime.
Et comment s’en défaire.
7. Le rappel à la loi.
Néanmoins les homosexualités peuvent être sujets à controverses philosophique, théologique voire morale, nul n’est empêché de nourrir des préventions intimes et/ou philosophiques persistantes, ni d’en faire part (ni même urbi et orbi depuis les balcons romains).
Mais quelque chose de fondamental a changé : quand nous parlons de citoyenneté, cela signifie que le débat est devenu possible, en particulier avec la participation active et licite des intéressé/es. Changement notable !
Pendant des siècles sinon plus, on a débattu sur les homosexualités, et des homosexuel/les sans eux.
Il en fut de même pour les femmes dont on disputait encore récemment, sans elles, de leur droit au droit de vote, de leur doit de signer leur contrat de travail et d’ouvrir leur compte en banque sans autorisation maritale (ou paternelle [12]). Il en fut de même quant aux « Indigènes » pour savoir s’ils avaient une âme, si l’on pouvait les réduire en esclavage ou s’ils avaient le droit de se marier avec une blanche [13] (ou une noire avec un blanc). Tous ces débats se déroulaient sans les intéressé/es, dans et sur leur dos, à leur insu et à leur corps défendant, puisqu’ils étaient réduit/es au mutisme ou à la clandestinité, donc à leurs dépens, forcément.
Ce temps est passé où l’on pouvait légiférer et « proférer » sur les LGBTI, malgré et contre eux, devant et sans eux. Constitués en groupe social (la fameuse « Communauté ») ils ont conquis voix au chapitre et cela change tout, pour leur estime d’eux-mêmes, pour celle de leurs détracteurs mis en procès, qui ont à les affronter, à répondre de leurs préventions, à se mesurer à leur réalité devenue citoyenne, autrement que par le prisme déformant de préjugés ou de dogmes assénés.
Cette voix conquise de haute lutte, qualifie les hors-le-genre pour le débat public, eux naguère disqualifiés d’office.
Si le consensus homophobe est ainsi brisé, si ce débat ne se livre plus en toute impunité pour les débatteurs homophobes, il n’en existe pas moins. Il doit cependant se (con)tenir dans les limites du respect de la citoyenneté, s’interdire l’expression d’un mépris, les appels à la violence. Cela implique de la part des autorités comme des éduquants l’acceptation du débat, certes, mais le « rappel à la loi ».
Ce qui, en matière d’action sur l’homophobie, resitue pour tout un chacun, ses devoirs propres dans l’exercice de ses fonction et attributions professionnelles, sociales, politiques, associatives, familiales : même tel député qui se répand en homophobie dans les médias ou sur son blog [14], n’a pas l’immunité, il trouve à qui parler, il est contesté, flétri, le cas échéant poursuivi, la justice le surveille, il est lui aussi dénoncé et n’en sort pas indemne. Qu’il le veuille ou non, et il le regrette, ça ne se discute plus : il y a des personnes, lesbiennes, gaies, bisexuelles (d’autres viennent, moins admis), dont on ne peut réduire l’humanité, dont la citoyenneté est reconnue, légitimée, sinon cela relève du rappel à la loi.
On peut en discuter mais dans certaines limites et avec eux !
8. Banalités ?
Ces précisions liminaires peuvent sembler superflues, et pourtant ! Notre expérience de sensibilisation à l’homophobie, nous a montré qu’il était utile de fixer ces repères. Une partie des publics n’a pas fait le deuil de ses préventions ou s’imagine de bonne foi ne plus en avoir. Une autre estime un peu facilement soit qu’elle a tout compris soit parce qu’elle confond par empathie, sa propre aisance devant les questions LGBTI, avec une aisance qui serait généralisée (et les LGBTI qui seraient déshinibé/es). Reste enfin l’opinion (l’illusion) qu’il n’y a plus rien à comprendre puisque tout serait réglé.
Les réactions sont souvent passionnées parfois passionnelles. Préciser le sujet et ses attendus, tel « homophobie » et non « homosexualité », conduit à sortir du domaine du ressenti ou de la conviction morale qui oblitèrent la sérénité du débat. On prévient des réactions hostiles ou trop empathiques, qui, si on les laisse envahir les échanges, n’aident pas à rationaliser, à civiliser, bref à positionner la question des violences homophobes dans la perspective du vivre ensemble.
Ces « banalités » sont utiles aussi pour asseoir une démarche si on a, professionnellement, à réagir à des intrusions homophobes dans le cours de son activité pédagogique (classe, équipe de sport etc) ou dans les relations avec des collègues lorsque, « dérapages, s’échappent les non dits ou les impensés…
Elles proposent surtout un cadre clarifié à tous les développements qui suivent.
Jacques Fortin /2009