« Finalement nous recevons quelques nouvelles qui soit dignes de foi sur la
merveilleuse marche de Garibaldi de Marsala à Palerme . Il s’agit d’une des plus
étonnantes entreprises militaires de notre siècle. Cela semblerait presque
inconcevable si la marche n’était pas précédée par le prestige du général
révolutionnaire triomphant… » C’est par ces mots que s’ouvre une
correspondance du New York Daily Tribune du 22 juin 1860. L’articlre est riche
d’informations sur les Mille débarqués le mois précédent en Sicile et le
journaliste est Frédéric Engels. Pour cela, la correspondance ne pouvait que se
terminer ainsi : « L’insurrection sicilienne a trouvé un chef militaire de premier
ordre ; espérons que l’homme politique Garibaldi, qui devra bientôt entrer en
scène, saura pleinement confirmer la gloire du général ». Le souhait était justifié,
et Engels ne sera pas déçu par les choix politiques du général, y compris
l’annexion du règne bourbonien déchu au Piémont de Cavour et de Vittorio
Emmanuele II, sans laquelle n’aurait pas été réalisée l’unification de l’Italie.
Même si son ami Marx avait souhaité, dans le même journal américain, le 17
mai, que « les Siciliens et les Napolitains soient, le moment venu, les
vainqueurs, même sous un autre souverain. N’importe quel changement ne
pourra qu’être pour le mieux ». Et les deux attentifs observateurs ne savaient
encore rien des autres signaux politiques donnés par le dictateur Garibaldi
pendant que les opérations militaires étaient en cours dans l’île. Le 19 mai, entré
à Alcamo, Garibaldi émit un décret qui fit du bruit : l’abolition de la taxe
vexatoire sur le blé moulu et des droits sur les importations de céréales et de
légumes qui maintenaient élevés les prix d’aliments de première nécessité. Le 2
juin une autre décision enflamma la Sicile et surtout les patsans : le décret n° 19
sur la division des domaines communaux (« il y en aura une certaine part aussi
pour qui se sera battu pour la Patrie ») et ceux pour la distribution de subsides
aux familles pauvres de Palerme, le remboursement des dommages causés par
les bombardements des Bourbons, l’adoption par l’Etat des orphelins des tués,
jusqu’au décret qui abolissait l’appellation d’Excellence et le baise-main entre
hommes, signes de servitude et d’humiliation de la dignité personnelle.
Les décrets de Garibaldi révélaient son intention « politique » de laisser aux
populations libérées l’indication de la nécessité de justice sociale et d’un
futur démocratique inséparables du futur civil d’une nation qui s’apprêtait
à devenir Etat. Après le débarquement victorieux en Calabre le 31 août, à
Rogliano près de Cosenza, Garibaldi émet un autre décret en faveur des
paysans et des journaliers réduits à la misère par la faim et l’exploitation : « Les
habitants de Cosenza et de Casali peuvent jouir gratuitement du droit d’usage
et d’ensemencement des terres domaniales de la Sila et cela provisoirement,
jusqu’aux dispositions définitives ultérieures ». C’était le problème, sécolaire,
irrésolu, de la terre, que Garibaldi affrontait en défendant des utilisations civiles
en face des propriétaires terriens. Clairs signaux de choix démocratiques,
qui, s’ils avaient été faits dans un cadre capitaliste moderne après la
proclamation de l’unité italienne, auraient ouvert la route à la réforme agraire.
Sept jours après le décret de Rogliano, le 7 septembre, Garibaldi et son état-major arrivent tranquillement à Naples en train, accueillis par une foule en
fête. Le 8 septembre, Garibaldi veut donner aux Napolitains le sentiment du
tournant historique qu’ils sont en train de vivre, en les préparant non seulement à
la bataille décisive de Volturno mais aussi en les avertissant des changements de
morale et de civilisation qui arrivaient. Il émit un décret qui concernait un aspect
apparemment marginal du système administratif et gouvernemental en vigueur
depuis longtemps dans le Royaume (décret qui interdisait le cimul des emplois
et des gains : « Ceux qui occupent plusieurs emplois doivent dans les cinq jours
déclarer lequel ils désirent conserver ».
Le Royaume des Deux Siciles était un système fondé sur la corruption, les
conflits d’intérêts, les favoritismes les comportements privés de valeurs et
d’idéaux – tous éléments qui contribuèrent à la chute politiques et militaires
de la classe dirigeante. Le décret (qui n’avait rien de naïf, contrairement aux
apparences) était destiné, naturellement, à rester inappliqué. Mais il est curieux
qu’il soit resté inconnu, même comme document historique : on le retrouve
dans aucune recherche sur Garibaldi, sur cette période où il fut chef d’Etat et de
gouvernement, c’est-à-dire jusqu’à novembre 1860, en attendant sa rencontre
avec Vittorio Emanuele et la conclusion de la « stupéfiante entreprise » dont
parlait Engels.
Lucio Villari