Québec solidaire fut fondé en 2006 comme une sorte de « front uni politique » regroupant les courants progressistes et de gauche voulant s’opposer au néolibéralisme. Cette stratégie, inspirée directement de l’exemple du mouvement altermondialiste et de son approche de « convergence dans la diversité », a permis de fonder un parti de gauche distinct et opposé au « néo-libéralisme à visage humain » du Parti québécois. Volontairement, la question de la finalité de la lutte contre le néo-libéralisme fut mise de côté pour favoriser la plus grande unité possible. Aujourd’hui, cette stratégie de la gauche politique québécoise se doit d’évoluer, car la conjoncture a elle aussi évoluée. Dans la démarche actuelle d’élaboration du programme, iI faudrait approfondir la base d’unité de Québec solidaire en adoptant la perspective de dépassement du capitalisme.
Il ne s’agit pas d’éliminer le caractère unitaire de Québec solidaire mais plutôt de faire évoluer ce « front uni politique » vers l’écosocialisme. Ce choix stratégique n’exclut nullement la recherche de l’unité d’action la plus large dans les luttes sociales et politiques. Il est, au contraire, la condition pour mettre en action des politiques d’alliance, autant ponctuelles qu’électorales, qui ne soient pas contradictoires et déroutantes, mais plutôt des jalons vers l’atteinte de ce notre projet social.
Un parti anticapitaliste et unitaire s’inscrivant dans un large mouvement social contre le néolibéralisme, voilà nous semble-t-il, la stratégie que doit adopter un parti de gauche dans le nouveau cycle politique enclenché par la crise du néolibéralisme.
En mai 2009, Québec solidaire publiait un manifeste qui posait la question suivante : « Pour sortir de la crise, faut-il dépasser le capitalisme ? ». Un an plus tard, le débat reprend exactement où l’a laissé le manifeste. Dans le cahier de participation à la phase 2 des débats sur le programme, cahier intitulé « Pour une société solidaire et écologique », la Commission politique de QS adopte comme point de départ cette importante question énoncée par le manifeste et la rend encore plus explicite.
« Québec solidaire a entamé une réflexion sur la crise dans son manifeste du 1er mai 2009, intitulé « Pour sortir de la crise : dépasser le capitalisme ? » En élaborant notre programme, nous devons préciser la nature de ce système ainsi que ses limites et poser la question, à savoir si le capitalisme, basé sur la recherche du profit privé et sur l’exploitation irresponsable de la nature, n’est pas devenu l’obstacle principal au progrès social et à l’établissement d’un rapport sain avec l’environnement. Il faut donc un débat sérieux sur la question, afin de déterminer si les problèmes que nous vivons comme société peuvent être corrigés par des réformes qui respectent la logique de ce système, ou s’il faut adopter comme perspective son dépassement. » [1]
Pour bien camper cette discussion fondamentale, le cahier de participation formule une série de questions sur les thèmes de l’économie, de l’environnement, de l’agriculture et des relations de travail. Ainsi s’amorce dans QS une période de huit mois de débats qui devrait se conclure par l’adoption de la deuxième tranche du programme au début de 2011.
QS : un front uni anti néolibéral
Ce débat est fondamental pour l’évolution future de ce jeune parti car il s’agit de préciser, ni plus ni moins, que sa base d’unité. Québec solidaire fut fondé en 2006 comme une sorte de « front uni politique » regroupant les courants progressistes et de gauche voulant s’opposer au néolibéralisme. Cette stratégie, inspirée directement de l’exemple du mouvement altermondialiste et de son approche de « convergence dans la diversité », a permis de fonder un parti de gauche distinct et opposé au « néo-libéralisme à visage humain » du Parti québécois. Se voulant le porte-parole politique des mouvements engagés dans la lutte sociale, QS s’est défini dès ses débuts comme étant « de gauche, féministe, écologique, anti guerre et altermondialiste ».
Volontairement, la question de la finalité de la lutte contre le néo-libéralisme fut mise de côté pour favoriser la plus grande unité possible. Au niveau politique cela a permis d’unir une grande diversité de courants politiques et de militants de gauche : des antiautoritaires, des socialistes , des sociaux-démocrates de gauche, des anticapitalistes de diverses sortes , des marxistes, des féministes, des écologistes radicaux….
Cette base d’unité a permis non seulement la constitution d’un parti de gauche mais aussi ses premiers succès politiques. Deux ans après l’élection de son premier et seul député à l’assemblée nationale du Québec, QS a gagné en popularité et crédibilité autant auprès du grand public que des mouvements sociaux. Non seulement est-il maintenant crédité de 8 à 10% d’appui dans les sondages, plus que le double de son résultat aux élections de décembre 2008, mais son député, Amir Kadir, est devenu l’une des personnalités les plus populaires au Québec [2] Les prises de positions du député et du parti – l’appui aux luttes contre la politique d’austérité du gouvernement, les dénonciations de la corruption politique, les critiques adressées aux grandes compagnies minières ou pharmaceutiques remportent un appui croissant auprès de l’électorat populaire.
Le néolibéralisme est en crise
Cependant la situation économique, politique et sociale est en mouvement tant au Québec qu’au niveau international. La crise économique et financière qui sévit depuis l’automne 2008 a marqué un tournant dans l’évolution du néolibéralisme. Pour la première fois depuis son ascendance dans les années ‘80 du siècle dernier, celui-ci entre dans une phase de grave instabilité économique, non seulement dans ses régions périphériques comme vers la fin des années ‘90, mais fait nouveau, l’instabilité économique touche le centre géographique du système. Son centre névralgique, le système financier – Wall Street, les grandes places financières d’Europe, les grandes banques – est fragilisé. L’inquiétude sur la solidité des grandes banques persiste malgré les sommes faramineuses englouties depuis 2008. Sans parler de la crainte de l’effondrement financier, non pas de pays marginaux, mais des pays fondateurs de l’Union Européenne comme la Grèce, l’Espagne et le Portugal. À cette crise économique s’ajoute une très grave crise idéologique. Les vertus supposées du marché, de l’entreprise privée, des profits illimités, de la dérégulation, des coupes sombres dans les dispositifs de protection sociale, s’effondrent face à l’immense gâchis environnemental et social légué par trente ans de spéculation financière effrénée. Les trillions engagés dans le sauvetage des banques, en plus des sommes faramineuses englouties dans la militarisation et les guerres incessantes, ont miné les paravents idéologiques du néolibéralisme.
Le statut quo est devenu intenable. Tout le monde en convient. De Sarkozy (« refonder le capitalisme ») à Obama (le « New Deal vert »), au FMI (qui s’inquiète des lenteurs de la reprise) à Angela Merkel (qui prône la rigueur budgétaire), au G20 qui étale ses divergences en public (faut-il taxer les banques ou couper les déficits budgétaire ? favoriser la relance ou plutôt la rigueur financière ?), la pensée unique de jadis n’est plus.
De plus, les mouvements sociaux se mettent en branle. De la Grèce à l’Espagne, sans oublier le Québec, les politiques d’austérité sont décriées, conspuées, contestées. La sortie de la crise sur les dos des peuples ne fait plus recette.
Un nouveau cycle politique depuis 2008
L’éclatement de cette crise change les données pour la gauche. Dans la phase précédente, affirmer la nécessité de lutter contre un système qui paraissait inébranlable, appuyer et participer aux luttes sociales, lancer qu’ « un autre monde est possible », était en soi une déclaration de guerre au système. Mais dans la phase actuelle, amorcée depuis l’automne 2008, le seul appel à la lutte ne suffit plus. Désormais, des questions de plus en plus insistantes portent sur la nature des réponses à la crise multidimensionnelle (économique, financière, sociale, écologique) qui nous afflige. Penser l’au-delà du néo-libéralisme n’est plus une vaine spéculation. La question qui se pose de plus en plus aux mouvements sociaux et à la gauche est la suivante : il faut sortir du néolibéralisme, mais pour aller où et faire quoi ? C’est bien la qualité première du manifeste de Québec solidaire que d’avoir pressenti cette question, et ce, dès le début de 2009.
En clair, affirmer qu’ « un autre monde est possible » ne suffit plus aujourd’hui. Les forces de changement se doivent aussi d’indiquer vers quel monde elles veulent aller.
La récente conférence sur les Changements Climatiques tenue à Cochabamba reflète on ne peut plus clairement ce nouveau cycle politique. Désormais c’est le capitalisme qui est épinglé comme la cause profonde des crises économiques et écologique, le néolibéralisme étant défini comme sa manifestation contemporaine. Les fausses solutions à la crise, en gros le capitalisme vert et la régulation keynésienne, sont vilipendées. Les notions de dépassement du capitalisme, de socialisme communautaire, d’écosocialisme, sont mises de l’avant sans hésitation et sans complexe. L’heure est aux forums sociaux qui débouchent sur la mobilisation et le changement social. Voilà la grande leçon de Cochabamba.
L’anti-néolibéralisme de cette deuxième décennie du 21è siècle doit se teindre d’anticapitalisme, de notions de dépassement du système, ou il perdra sa force propulsive, sa force de mobilisation sociale et politique. Désormais, il faut passer à un anti néolibéralisme à contenu plus explicitement anticapitaliste sous peine d’être récupérer par le réformisme nouvel mouture – le capitalisme vert ou la social-démocratie soi-disant écologique – et aboutir en fin de piste à un échec sur toute la ligne.
Aujourd’hui, l’ancienne stratégie de la gauche québécoise, qui consistait à mettre de côté le projet de société, se doit d’évoluer, car la conjoncture nationale et internationale à elle aussi évoluée. Il faut approfondir la base d’unité de Québec solidaire en explorant la finalité de la lutte contre le néolibéralisme, en proposant les grandes lignes d’une société alternative, écologique, démocratique, autogérée, sans inégalités sociales et sans pauvreté, en d’autres termes, une société écosocialiste. Il ne s’agit pas d’éliminer le caractère de front uni politique, ou si l’on préfère de coalition arc-en-ciel, de Québec solidaire mais plutôt de faire évoluer ce front uni vers le dépassement du système capitaliste. Les conditions objectives et subjectives sont propices à une telle évolution.
Les conditions objectives et subjectives sont propices pour une évolution à gauche
La crise économique et financière a discrédité non seulement le néolibéralisme mais le capitalisme lui-même : nous voyons une remontée des courants socialistes dans le monde avec, comme exemple éloquent, « le socialisme du 21è siècle » en Amérique latine. Au Québec, l’ouverture à l’anticapitalisme parmi de nombreux militants et militantes des mouvements sociaux, la plus grande vogue du marxisme et de l’écosocialisme parmi la jeunesse intellectuelle, sont autant d’exemples probants de cette évolution idéologique.
La crise écologiqueet les menaces qu’elle fait peser sur la planète et l’espèce humaine amènent des générations nouvelles à questionner profondément le système actuel et chercher des solutions radicales.
Avec les mesures d’austérité du gouvernement Charest nous voyons une reprise encore timide, mais réelle des mobilisations sociales et populaires. La popularité grandissante de QS est une manifestation frappante de la désaffection envers les partis politiques néolibéraux (Parti libéral, PQ ou ADQ). Tout comme les témoignages de plus en plus appuyés de certaines organisations syndicales et populaires aux prises de positions politiques d’Amir à l’Assemblée nationale.
Le manifeste « Pour sortir de la crise, faut-il dépasser le capitalisme ? » publié le 1er mai 2009 a été fort bien reçu à l’intérieur du parti. Il a incité les membres de QS à se poser la question de la finalité de la lutte contre le néolibéralisme et à en faire la question centrale des débats entourant la phase 2 du programme.
La perspective écosocialiste est essentielle pour un parti de gauche
Il nous semble crucial d’affirmer qu’aujourd’hui la perspective écosocialiste est essentielle pour un parti de gauche voulant s’inscrire fermement dans le nouveau cycle politique.
En effet comment répondre “à l’urgence des changements climatiques”, à l’éco catastrophe annoncée, si ce n’est en brisant la dépendance au pétrole ? Or, cette dépendance, comme le démontre si bien l’économiste écosocialiste Elmar Altvater [3], découle des besoins du capitalisme moderne en sources d’énergie relativement faciles d’accès, aisément transportables et générant des mégas profits. Briser cet « impérialisme pétrolier » est inconcevable si l’on ne songe à faire de l’état le maître-d’œuvre du développement énergétique et de la réorientation vers les énergies renouvelables et non polluantes. Le dépassement du modèle capitaliste de développement, l’adoption de nouvelles institutions sociales et économiques, s’impose à nous comme une condition sine qua non pour bâtir une société écologique et juste.
Comment “démocratiser l’activité économique et établir les fondements d’une économie solidaire” sans remettre en question l’impératif de la recherche illimitée du profit, synonyme de l’économie du marché ? Nationaliser et socialiser les secteurs stratégiques de l’économie (entre autres les banques et les grands groupes pétroliers), adopter une planification économique démocratique (l’autogestion), revoir le rôle de l’état, se sont là les seules façon d’éliminer les causes fondamentales des inégalités et de la pauvreté.
Comment “humaniser la sphère du travail” sans s’attaquer au profond déséquilibre de pouvoir entre employeurs d’un côté et les travailleurs et travailleuses de l’autre ? Modifier la structure décisionnelle dans les entreprises exige la remise en question de la propriété privée des grands groupes industriels et financiers, en d’autres termes, de défier le pouvoir économique, social et politique détenu par le grand capital.
Ce sont-là certaines des questions posées par le cahier de participation et y répondre en avançant une perspective de dépassement du système capitaliste, ne constitue point une fuite en avant mais bien un besoin « programmatique » et pratique essentiel pour un parti comme Québec solidaire.
Québec solidaire est en voie de faire une percée dans le champ politique et connait certains succès électoraux. Ces succès sont fragiles, certes, et la dérive à droite du Parti québécois ouvre effectivement une “fenêtre d’opportunités à la constitution d’un grand pôle d’attraction pour tous ceux et celles qui veulent que ça change sur le terrain politique”. Mais ce n’est pas en éludant les questions « programmatiques » de fond ou en adoptant une politique platement institutionnelle que l’on atteindra cet objectif. L’avenir de ce jeune parti est indissociablement lié à sa capacité de faire la politique autrement et à se construire comme parti des urnes et de la rue. Se confiner à la seule lutte « pour des changements immédiats, réalisables dans le cadre de l’État et du système capitaliste actuel » [4] serait une erreur fatale pour QS. Bien au contraire, intégrer dans son programme et sa pratique la perspective du dépassement du système capitaliste est une nécessité « incontournable » [5] pour attirer à ce parti les nouvelles générations militantes, consolider ses rapports avec les mouvements sociaux et ainsi percer plus largement dans les couches populaires et ouvrières.
Quelles conditions pour faire ce débat ?
Il ne s’agit point de faire de QS un parti d’avant-garde ou d’imposer un débat qui susciterait la division à l’intérieur ou bien la marginalisation à l’extérieur. Mais plutôt de creuser les positions déjà adoptées par le parti. Plusieurs de celles-ci ont un contenu anticapitaliste latent. Pensons à nos propositions pour nationaliser l’énergie éolienne et faire de l’état québécois le maître d’œuvre d’une vaste transformation du secteur énergétique. Ou bien celles qui mettent de l’avant le renforcement des services publics gratuits et universels en s’assurant que la recherche du profit n’entre pas en jeu. Ou encore, celles qui touchent la réalisation de la souveraineté populaire du Québec [6] Il en va de même des questions soulevées par le cahier de participation. Il faut mener ces interrogations, ces prises de positions, à leurs conclusions logiques. Aux conclusions qui s’imposent inévitablement en période de crise systémique à un parti qui prône le changement social et rejette les fausses solutions. Que ces fausses solutions soient celles du « néolibéralisme à visage humain » ou bien celles du « capitalisme régulé et vert ».
Il est vrai que les idées et pratiques socialistes ont peu d’enracinement populaire dans le Québec d’aujourd’hui. Mais ce n’est pas une raison, alors que la conjoncture idéologique est la plus favorable depuis plus de vingt ans à l’essor des idées socialistes, de s’en tenir aux seuls « changements immédiats, réalisables dans le cadre de l’État et du système capitaliste actuel ». Au contraire, il faut dès maintenant ancrer les luttes immédiates dans une perspective à long terme, si l’on aspire à faire évoluer cette réalité. Il incombe aux anticapitalistes de démontrer que l’écosocialisme est bien la volonté de répondre aux échecs du siècle passé ainsi qu’aux défis du siècle actuel. L’écosocialisme est une rupture avec les soi-disant “socialismes” du vingtième siècle et il renouvelle, dans les conditions du siècle présent, les objectifs émancipateurs historiques du socialisme [7].
Québec solidaire se doit de susciter dans ses rangs non pas une marche forcée vers un programme imposé mais plutôt une réflexion approfondie, un chantier de débats démocratiques, s’étendant sur des mois sinon des années.
Ce choix stratégique d’évoluer vers l’anticapitalisme n’exclut nullement la recherche de l’unité d’action la plus large avec tous ceux et celles qui veulent lutter, et qui luttent déjà contre les politiques d’austérité gouvernementale, contre les profits obscènes des multinationales et des grandes banques, contre la pauvreté, l’exclusion et la précarité, contre la corruption politique et les politiques patronales. Au contraire, il est la condition pour que QS puisse s’inscrire dans ces multiples luttes populaires et apporter la perspective unitaire qui est la sienne. Pour qu’il puisse mettre en action des politiques d’alliance, autant ponctuelles qu’électorales, qui ne soient pas contradictoires et déroutantes, mais plutôt des jalons vers l’atteinte d’un projet social novateur et mobilisant.
Un parti anticapitaliste et unitaire s’inscrivant dans un large mouvement social contre le néolibéralisme, voilà nous semble-t-il, la stratégie que doit adopter un parti de gauche dans le nouveau cycle politique enclenché par la crise du néolibéralisme.
Roger Rashi
Montréal, le 11 août 2010