Avertissement : dans ce texte je m’appuie sur des auteurs majeurs de référence. Il y en a d’autres, moins influents, sur cette question qui vont dans un autre sens, mais bon je laisse à mes contradicteurs la tâche de les trouver. Je ne vais pas encombrer de citations ce texte déjà long. On peut me faire confiance, ou pas. Pour ceux qui auraient des doutes sur mes affirmations, il sera temps de confronter les références plus tard. Je traite ici surtout de l’aspect laïc de notre débat (et bien que le plus difficile soit la question féministe, je n’y consacre que quelques développements) parce qu’il est clair que les divisions à ce propos sont les plus vives pour l’instant, surtout en dehors du npa, et à tort, mais c’est comme ça.
Enfin ce n’est pas parce que je m’intéresse à l’aire musulmane que cela veut dire que j’assigne toutes les composantes d’une population donnée à être musulmane, ni que je défende en quoi que ce soit que l’entrée religieuse soit indispensable pour une intervention parmi elle pour le NPA.
La Laïcité, une même histoire, des positions diverses
La vigueur des oppositions tient en partie sur ce sujet au fait que se confrontent des options sur ce qu’est la laïcité, mais, la plupart du temps, sans que les protagonistes admettent (voire même sachent) qu’ils s’appuient en fait sur une de ses interprétations particulières. Dans ces conditions, le débat se fige rapidement entre ceux qui sont « fermes sur les principes » et « les traîtres ». Sauf qu’on n’est pas d’accord au départ sur ce que sont les principes eux-mêmes. L’idée de base, commune, est celle de la séparation de L’État et des Églises. Elle prend son départ aux Etats-Unis naissants où elle se manifeste pour la première fois de manière constitutionnelle (alors que chez nous elle est d’abord seulement légale, la loi de 1905). Dans ce cas (et en général dans l’immense majorité des pays où c’est la sécularisation qui domine, laquelle inclut la laïcité, mais de manière moins spécifique), ce qui est réglé en fait, c’est la cohabitation des religions. Ces sociétés comprennent que pour y parvenir, il faut un État sans liens organiques avec elles, donc la séparation (« The Wall » dans la tradition américaine).
En France se pose historiquement une question de plus, celle de tenir en laisse l’Église dominante, la catholique (et, pour les plus radicaux, de la détruire). Il y a donc chez nous la même racine universelle de la sécularisation qu’ailleurs (qu’on pourrait étendre maintenant sous l’appellation de « respect de toutes les croyances » pour aller au-delà des religions constituées), plus un aspect spécifique de combat (la Turquie est l’autre exemple le plus important). C’est évidemment en partie l’héritage de la Grande Révolution et de la guerre civile larvée qui s’en est suivie entre l’Eglise et la République presque jusqu’au Front Populaire (l’Eglise ne reconnaît vraiment en définitive la légitimité de la République qu’après la guerre et l’épisode peu glorieux du soutien – partiel mais réel – à Pétain). Parmi les trois lois de Jules Ferry (gratuité, laïcité, obligation) sur l’enseignement, on ignore souvent que c’est l’obligation qui a soulevé les passions. Pour Ferry et les Francs Maçons il s’agissait d’obliger les familles à donner leurs enfants (les filles en fait qui étaient le véritable enjeu de la bataille) à l’École pour asseoir définitivement la République dans les consciences.
République oui, mais République bourgeoise et on touche là aux débats qui traversaient le mouvement socialiste naissant. Il n’est jamais inutile de rappeler que Ferry fut un fanatique de la défense du massacre de la Commune et le chantre le plus talentueux de l’expansion coloniale (au nom de la raison civilisatrice). Dommage que Mélenchon l’oublie souvent. Une alliance de fait se fait alors entre les républicains bourgeois et les socialistes contre un ennemi commun. Mais comment se joue la question de la lutte des classes dans ce cadre ? Du côté de la bourgeoisie républicaine, la réponse va de soi : le combat contre l’Eglise est le ciment de l’unité nationale, celui de la patrie (patrie héritière qui plus est de 1793, celle qui va reconquérir l’Alsace et la Lorraine), laquelle transcende les classes. Elle n’aura de cesse de développer ce mythe de l’unité et de la neutralité factice de l’État. Jaurès a d’excellents textes pour dénoncer cette « neutralité » qui masque le conflit de classe (il est assez étonnant de voir revenir ce thème même dans nos rangs) et de dénoncer cette vision de la laïcité comme une arme aux mains des dominants : il n’y a pas et ne peut pas y avoir de neutralité d’un Etat qui, libéré des passions religieuses, se situerait alors au dessus des classes.
Très tôt, deux courants se manifestent chez les socialistes. L’un transforme le combat laïc en combat contre la religion elle-même (« opium du peuple ») en en faisant la condition première, non seulement de « toute critique » comme dit Marx, mais de l’éveil des consciences. Il est représenté surtout par les anarchistes (France ; Espagne), et, en France surtout, par une partie des socialistes (le plus connu étant Guesde). Ça se traduit par le fameux débat sur la nature explicitement athée ou pas des nouveaux partis (et donc sur le fait d’admettre des croyants en son sein). Marx (dans le même texte sur « l’opium du peuple ») donne les bases théoriques de sa réponse positive : c’est en asséchant les bases sociales qui rendent la religion nécessaire (« l’âme d’un monde sans cœur » dit-il) que l’on permettra son extinction, pas principalement par une lutte de la raison contre l’obscurantisme (bien que cette lutte soit nécessaire, étant à la source de « toute critique »). On trouve une polémique encore plus rude de Engels sur le même thème contre Dühring, comme punching ball. Mais c’est en France que le débat prend un tour passionné entre les socialistes, dont celui qui a accompagné la discussion sur la loi de 1905 constitue le sommet. Deux conceptions s’affrontent (dont nous sommes clairement les héritiers, souvent sans le savoir). Celle de Guesde, qui, persuadé de l’importance de détruire d’abord la religion, est allié de la bourgeoisie éradicatrice (Combes). Celle de Jaurès (situé dans la filiation directe de Marx) qui cherche non à détruire la religion (et même pas l’Église en fait : il multiplie, les discours, prophétiques, pour convaincre au contraire la hiérarchie catholique qu’admettre la loi de 1905 est sa dernière chance historique, ce qui se révèlera absolument vrai), mais à la mettre de côté et, selon la formule célèbre (qui est dans les principes fondateurs du NPA, mais dont on ignore souvent l’origine) d’unir le prolétariat par delà ses divisions religieuses (on y ajoutera après de nationalité, de genre, etc…). La première position (celle de Guesde) se combine avec un radicalisme « de gauche » plus net d’un côté, mais l’alliance acharnée avec une partie de la bourgeoisie. Celle de Jaurès se combine avec un socialisme plus modéré (il se durcira au fil des ans ensuite) mais la volonté tout aussi acharnée d’unir le prolétariat avant tout. On ne peut pas faire dire à l’histoire plus qu’elle ne donne d’elle-même, mais il ne manque pas de chercheurs qui lient ces débats au ralliement bien plus tard du premier à l’Union Nationale pendant la Grande Guerre d’un côté, au pacifisme internationaliste du second (« opposer la grève générale à la guerre impérialiste », position qui lui coûtera la vie).
De toutes nos fibres, nous sommes (nous devrions) être les héritiers de Marx, Engels, Jaurès (on peut y ajouter Lénine facilement d’ailleurs) : tout en maintenant la lutte contre l’obscurantisme sous forme d’éducation populaire, achever la séparation de l’État et des Eglises, ne pas faire de la religion une fracture au sein du prolétariat (pas de parti athée, union malgré les divisions de toutes espèces). J’ai constaté (avec une surprise mémorable, dans les années 2000 déjà avec mon camarade Bensaïd) que ce n’était pas le cas et que d’une manière ou d’une autre, c’était plutôt la tradition théorique guesdiste (voire parfois purement Ferriste, la soit-disant neutralité) qui dominait dans la gauche et parfois parmi mes propres camarades. La question est maintenant : comment ça se fait ?
La victoire de la sécularisation
La chose a tellement d’évidence aux yeux de beaucoup, elle est un tel « allant de soi » qui a recouvert un débat historique qui fut très vivant pendant un siècle, que cette évolution est obligatoirement liée à des phénomènes d’ampleur historique. Le résultat que nous constatons ressort de deux phénomènes liés, la résistance de l’Eglise d’un côté, le triomphe pratique de la conception jaurésienne de l’autre. Affirmations apparemment contradictoires mais qui se comprennent par la combinaison des processus.
La hiérarchie catholique refuse la loi de 1905, parce qu’elle refuse d’abandonner son influence directe sur le gouvernement du pays. (et plus profondément parce qu’elle espère encore que « la Gueuse » sera balayée, ce qui n’était pas impossible, on peut rappeler dans l’ordre l’affaire Dreyfus, les journées de 34, puis « la divine surprise » de la victoire nazie et le renversement effectif, pour 4 ans, de la République). Comme l’avait annoncé Jaurès, cet aveuglement devant les réalités historiques lui coûtera très cher. En contrepoint le combat laïque contre elle se durcit inévitablement, sans compter les effets profonds et lointains de 1793, marqués par un puissant anticléricalisme du fait déjà de l’hostilité de Rome. Au final, progresse dans la gauche la volonté éradicatrice, non seulement de l’Église comme institution (volonté qui est commune à toute la gauche) mais de ses soutiens où qu’ils se trouvent et jusque dans la conscience des individus pratiquants eux-mêmes. Et donc, en pratique, l’option « républicaine –guesdiste » l’emporte majoritairement dans la manière de penser. En particulier s’est imposée l’idée totalement fantaisiste que la laïcité se résumait à un partage « privé » (où je pense ce que je veux) et « public » (où je me tais). Dès le vote de la loi de 1905, il est apparu que ça n’avait aucun sens. Dans toute l’année qui a suivi, Combes et les siens ont cherché à interdire les processions (manifestation publiques s’il en est) avant de se rendre à l’évidence. Si le droit au culte est destiné au « privé », autant dire qu’il est quasi clandestin. Il en découlerait aussi que tout parti ou syndicat faisant explicitement référence au christianisme devrait être interdit par la loi (donc déjà la CFTC, le parti de Boutin, etc.). C’est intenable. On en viendrait nous aussi à interdire les minarets (comme les clochers, je sais bien que nous ne ferions pas de différence…). Ce que règle la loi de 1905, c’est l’interdiction de tout mélange entre institutions, religieuses et publiques (d’où des problèmes compliqués qui demeurent dès qu’il s’agit des institutions d’État, l’école par exemple).
Mais la question a fini par se régler aussi par le cheminement souterrain de la vision de Jaurès, et c’est tout aussi incontestable. D’abord par la présence de catholiques revendiqués au sein de la Résistance, puis, surtout, par la profondeur du grand mouvement de déconfessionnalisation de la partie catholique du pays et de la classe ouvrière. La JOC et ses équivalents (fondés au départ avec le projet explicite de combattre le socialisme, puis le communisme) évoluent à gauche, tout en gardant jusqu’à maintenant la référence chrétienne. La majorité de la CFTC est déconfessionnalisée, la CFDT se construit selon un processus jaurésien : unir le prolétariat par delà les croyances (mais ses dirigeants sont tous liés au christianisme), et ceci jusqu’à conduire au pacte d’unité d’action CGT/CFDT de 66, prélude négligé à 68. Ce mouvement va se poursuivre, et donner des équipes CFDT souvent bien plus radicales que d’autres (l’exemple emblématique étant celle de LIP). Il a sa traduction politique avec un parti comme le PSU, mais aussi des adhésions massives au PC, puis (moins nombreuses, mais quand même) à l’extrême gauche. On voit bien là vivre cette deuxième orientation, qui continue à lutter contre l’Eglise comme institution (et donc pour la laïcité), mais autorise les rapprochements avec des croyants affichant explicitement leur religion, y compris dans les partis et comme élus.
Ces deux mouvements se fondent de plus dans la vague longue de sécularisation de la société. Vague qui doit certainement avoir son autonomie propre, puisqu’elle concerne l’ensemble de l’Europe (mais uniquement l’Europe, cas Chinois mis à part). Dans cette Europe, la pratique religieuse s’effondre, et, comme on le sait, en particulier en France (et en Tchéquie). Tout cet ensemble (luttes politiques, mouvements souterrains) finit, au tournant des années 70, par produire ce que nous connaissons tous : la question religieuse s’éteint dans une large mesure (on peut le mesurer à la difficulté de Sarkozy, entre autres, d’essayer de revenir sur cette réalité profonde), comme par une autre donnée sociologique : le recours à l’enseignement privé est désormais fondé à peine à 15% sur des motivations purement religieuses.
Un choc temporel
Et voilà que l’Islam se pointe. La thèse que nous avions avancé avec Daniel dans le débat du début des années 2000 est que nous avions à faire là à un choc temporel. Les populations issues de l’immigration vivent elles aussi un processus de sécularisation, mais décalé pour ainsi dire. Le nombre de pratiquants réguliers tourne autour des 20% selon les enquêtes (7% chez les catholiques, c’est donc 3 fois moins, et en même temps c’est 80% qui ne pratiquent pas régulièrement). Mais, au tournant des années 80, la pratique du ramadan se généralise (j’ai lu récemment un nombre autour de 85%, ce qui m’a étonné moi-même), dans un mélange d’affirmation identitaire et de référence vague mais incontestable à l’Islam.
Il n’y a pas l’ombre d’un doute que c’est le rejet de ces populations qui est la cause de la stagnation de la sécularisation parmi elles (d’autres signes – dont le nombre en France de mariages mixtes qui n’ont pas d’équivalents en Grande Bretagne ou en Allemagne – montrant pourtant des contre tendances). En France, « la marche pour l’égalité » s’est faite au nom de valeurs séculières et « du mélange ». Son échec final à transformer quoi que ce soit (au contraire, ça empire chaque jour) a produit alors une revendication de reconnaissance en tant que telle au lieu de la volonté de banalisation qui dominait jusque là (et qui reste bien sûr présente).
Je rappelle que je m’en tiens ici à la seule question religieuse. Elle ne recouvre pas tout. Mais on voit bien aux chiffres donnés sur les pratiques effectives que la relation à la religion recouvre un large continuum et que les attaques portées sur un bord ont souvent le risque d’être prises comme des attaques collectives. Sur le fond maintenant, tout est pourtant semblable aux débats du siècle précédent, et il faut refaire le chemin. Mais les conditions sont bouleversées. Pour au mois quatre raisons :
– Il n’y a pas (pour l’instant) de choix dominant de combattre la République dans l’aire musulmane en France, et dans ce qui tient lieu d’institutions en Islam, si elles sont partagées sur ce sujet, on trouve peu d‘équivalent à la posture de l’Église en 1905.
– Une politique jaurésienne serait alors évidemment la seule possible. Elle ne signifie en aucun cas que l’on privilégie l’entrée par la religion dans les quartiers populaires. C’est même l’inverse : il s’agit de faire prédominer les questions sociales et le point de vue de classe, et, pour cela, de banaliser la question religieuse et son expression dans un cadre laïc (pris ici on l’aura compris dans son acception marxo-jaurésienne de séparation de l’État et des Eglises comme institutions). Mais on est confrontés à une double difficulté dans cette voie. Un rejet violent de l’islam en tant que tel, que tout le monde mesure. Et par ailleurs l’inexistence (en tout cas la faiblesse) évidentes de poussée massive type JOC de l’intérieur de l’aire musulmane.
– Ceci est lié à la fois à l’affaiblissement du mouvement ouvrier et au fait que le processus de sécularisation se poursuit en France alors qu’à l’échelle internationale les « paniques identitaires » pour parler comme Daniel se généralisent, et que les partis religieux, modérés ou extrémistes imposent leur férule, et en particulier aux femmes. Ce point a des coordonnées multiples que je ne détaille pas ici, mais du point de vue des préoccupations de cette contribution, il faut signaler là une effet majeur de la discordance entre la sécularisation de l’Europe et des phénomènes inverses dans bien des régions ailleurs.
– Enfin il faudrait bâtir une politique « jaurésienne » de pacification de la question religieuse pour une minorité de la population, qui plus est stigmatisée et reléguée, alors que la question est en voie de règlement pour la grande majorité. Ce choc temporel est la source profonde de nos difficultés. Les choses seraient bien différentes si parallèlement des secteurs populaires significatifs faisaient de leur croyance chrétienne un étendard compatible avec les valeurs universelles de la gauche, comme dans les années 60-70. Une politique jaurésienne vis à vis de l’islam ne serait pas vécue comme un retour en arrière, une remise en cause de victoires actées contre les Églises du passé (catholique, protestantes ou israélites). Mais il y en a peu, simplement parce que l’aire chrétienne s’est effondrée. On ne va se plaindre des progrès accomplis…
La question qui nous est posée se présente donc de manière difficile. Une politique guesdiste, d’affrontement de fait avec l’Islam (qui passe par un refus de sa visibilité y compris politique) n’a aucune chance d’aider à séculariser les populations musulmanes. Bien au contraire, tout le monde peut le comprendre aisément. Dans un contexte qui plus est de crise du mouvement ouvrier, de pérennisation des régimes islamistes divers, ce serait la voie ouverte pour une régression à la Dieudonné. Une politique marxo-« »"ojaurésienne de son côté, la seule acceptable d’un point de vue de l’unité du prolétariat, se trouvera confrontée à la crainte (pas du tout infondée qui plus est) d’une remise en cause d’un rapport de force favorable avec les Eglises, surtout si parallèlement on fait preuve de complaisance pour les aspects aliénants des religions. Elle est de plus mise en difficulté par la faiblesse de l’engagement militant clairement à gauche de secteurs significatifs de l’aire musulmane. Une voie étroite donc, ce qui explique en grande partie nos difficultés.
Féminisme : la discordance des temps
Difficultés renforcées encore (là encore c’est évident) par les aspects symboliques liés au port du foulard. Même si cet aspect est utilisé de manière démagogique par le FN, La droite et le PS (c’est plus compliqué pour le FG), ce n’est pas pour autant qu’il n’existe pas, et il faut ici se concentrer sur le débat entre nous, même si ses coordonnées, de par l’affaiblissement du mouvement féministe sont désormais mal connues. C’est d’autant plus important sur la question dite « du voile » qu’elle a servie et sert encore massivement à la destruction symbolique (parfois même physique) des femmes dans des régions entières du monde.
L’idée que le port du foulard relève d’un « choix individuel » m’est étrangère. Ou plutôt il faut affirmer à la fois que ce port se présente souvent à la conscience comme individuel (et il faut en tenir compte, pour le distinguer des cas où l’obligation se fait explicitement de l’extérieur) et que donc c’est une réalité souvent incontestable, et d’un autre côté, qu’il relève de coordonnées sociales plus vastes et repose sur une symbolique qui a sa force propre. Comme ce texte n’est pas destiné principalement à ce débat, je me contente ici d’une comparaison qui vaut ce qu’elle vaut (comme toute comparaison) mais peut servir de base de réflexion. Le choix de pratiquer des heures sups est (souvent) un choix “individuel”. Nous connaissons pourtant tous à la fois sa détermination par des conditions qu’il est inutile de développer, et aussi ses conséquences : les salaires sont tirés à la baisse et la pression aux heures sup augmente. Comment on fait pour aborder ça ? On va se taire ? Non, on va expliquer. On va attaquer les salariés qui y ont recours ? Pas plus, on le sait bien. Le pas qui suit (et qui fera en fait une grande partie du débat du Congrès) est de savoir si on peut désigner comme délégué syndical quelqu’un qui justement recourt aux heures sup. En principe, vaut mieux pas. En pratique… La question du voile est plus grave évidemment, parce qu’elle met en jeu un effet de soumission aux hommes sous couvet d’une soumission à Dieu, mais pas différente qualitativement de cette contradiction.
J’insiste ici juste sur le fait que là aussi on a une discordance des temps (laquelle donne un sens différent à la question : qui est vraiment féministe ?). A l’origine du féminisme comme mouvement, la question portée était celle du droit de vote des femmes (les suffragettes). Les droits sociaux divers (dont celui de sortir du foyer, d’aller à l’école, le droit au travail, un droit égal au divorce, et une liste longue comme le bras) ont pris le relais. La maîtrise de sexualité à l’égal des hommes vient en dernier (pour celles et ceux qui connaissent tout cela, il suffit de se rappeler la réaction horrifiée de Lénine aux écrits de Kollontaï pour voir de quoi je parle). Elle a pris la forme particulière comme mouvement de masse du droit à la mixité scolaire (rarement soulignée, et pourtant décisive), à la contraception et à l’avortement, et, d’une manière plus diffuse mais massive au droit d’exposer son corps à l’égal des hommes. Quant aux aspects symboliques, ils accompagnent en permanence ces mouvements, mais ne se développent vraiment de manière autonome qu’en dernier (critique des stéréotypes sexistes dans le langage, des comportements de séduction ou de violence verbale symbolique machistes, et la liste n’est jamais close…). Mais, c’est la question en débat dans ce texte, ceci est tardif. Il est bien entendu hors de question de faire le chemin à l’envers et de négliger des acquis (tous les acquis) chèrement conquis dans la lutte contre le patriarcat (et tellement fragiles). Pour dire les choses avec brutalité, je trouve scandaleux de prendre ceci de haut au nom d’un rejet plein de morgue (quand ce n’est pas plein de haine) d’un soit disant « vieux féminisme » ou pire, d’une féminisme de blanches. Ce « vieux féminisme », c’est le nôtre, le féminisme révolutionnaire. Mais (on le voit bien à la liste que j’ai exposée) il peut malgré tout y avoir une vraie marche à l’émancipation féminine même si, dans certaines régions sociales du pays, elle suit le chemin avec retard. En ce sens, relatif, oui il y a des gradations dans ces combats. Comment combiner les deux, comment faire avec cette discordance des temps ? Plus encore que la question laïque, il ne peut y avoir d’issue à cette question difficile que si deux mouvements se déroulent. Un, une renaissance et un renforcement du mouvement féministe organisé ; deux, l’engagement massif des filles des quartiers populaires dans l’activité sociale et politique dans l’indépendance des hommes. Avec, alors, l’espoir de les voir converger.
Samy Johsua