New Delhi,
L’Inde est le théâtre, depuis quelques semaines, d’une nouvelle poussée d’indignation à l’endroit de l’attitude jugée inamicale de la Chine, notamment dans son voisinage de l’Asie du Sud.
Qu’il s’agisse de la frontière disputée au cœur de l’Himalaya, du Cachemire ou du soutien chinois au Pakistan, les sujets de friction tendent à se durcir entre les deux géants d’Asie qu’une guerre a déjà opposés en 1962.
Le premier ministre indien, Manmohan Singh, dont la pondération est légendaire, y est allé de son commentaire désabusé en déclarant le 7 septembre : « La Chine veut prendre pied en Asie du Sud. Les Chinois sont de plus en plus confiants en eux-mêmes (...). Ils veulent maintenir l’Inde à un état de croissance limitée. Il est difficile de dire où cela va mener. Il est donc important d’être préparé. » Il n’a pas précisé en quoi consisterait cette « préparation ».
Les cercles nationalistes en Inde ne s’embarrassent pas de prudence. Ils appellent à un accroissement des dépenses militaires de New Delhi pour répliquer à la modernisation accélérée, en Chine, de l’Armée populaire de libération (APL).
La rivalité croissante de la Chine et de l’Inde, s’ajoutant au conflit indo-pakistanais, jette une ombre sur l’équilibre stratégique en Asie. L’année 2009 avait déjà été tendue. Pékin avait exprimé sa revendication de l’Etat indien de l’Arunachal Pradesh, que les Chinois appellent le « Tibet du Sud ». Région himalayenne située dans le nord-est de l’Inde, l’Arunachal Pradesh avait été l’un des enjeux de la guerre de 1962, perdu par New Delhi.
Après l’avoir alors occupé, les Chinois l’avaient rétrocédé à l’Inde, non sans avoir avalé une autre portion du territoire indien (Aksai Chin, au nord-ouest). Jamais réglé, ce contentieux territorial avait longtemps somnolé jusqu’à être ravivé par Pékin ces dernières années.
Toutefois, ces tensions n’excluent pas certaines ententes entre Pékin et New Delhi sur les questions multilatérales, tel le réchauffement climatique. Les deux Etats ont fait front face à l’Occident lors du sommet de Copenhague en décembre.
Mais le répit a été de courte durée. Depuis l’été, l’horizon s’est obscurci. Un visa a été refusé à un officier supérieur indien, le général B. S. Jaswal, chef du commandement du Nord, qui devait se rendre en visite officielle en Chine.
Selon la presse indienne, Pékin a justifié ce refus par le fait que le général est originaire de l’Etat du Jammu-et-Cachemire, soit un « territoire disputé » aux yeux des Chinois. L’argument a fait bondir les commentateurs indiens. Le Cachemire est en effet au cœur des tensions indo-pakistanaises au point d’avoir motivé trois guerres entre les deux pays (1947, 1965, 1999). La Chine avait pris soin, jusque-là, de s’en tenir à l’écart.
« Pékin avait toujours fait preuve de neutralité sur le Cachemire, rappelle Swaran Singh, professeur de relations internationales à Jawaharlal Nehru University de New Delhi. Qu’il le considère aujourd’hui comme un »territoire disputé« est un vrai changement d’attitude. »
A la grande irritation de New Delhi, les services consulaires chinois en Inde émettent depuis un an des visas spécifiques pour les Cachemiris, une manière de souligner que le Cachemire indien est une entité à part. Les Pakistanais en sont ravis.
Par ailleurs, le 26 août, le New York Times publiait une tribune, signée de l’ancien chef du bureau Asie du Sud du Washington Post, Selig Harrison, affirmant que près de 11 000 soldats chinois étaient déployés dans les contreforts himalayens de la région pakistanaise du Gilgit-Baltistan (Nord), frontalière de la Chine, où ils effectueraient des travaux d’infrastructures. Le Pakistan a démenti, précisant qu’il ne s’agissait que d’ingénieurs chinois se livrant à de l’assistance humanitaire après les inondations de l’été.
L’information a toutefois soulevé, en Inde, une vive émotion, le Gilgit-Baltistan ayant jadis appartenu à l’Etat princier du Cachemire avant que celui-ci ne soit divisé par la partition de 1947 entre l’Inde et le Pakistan. Cette présence chinoise est interprétée à New Delhi comme un défi de Pékin aux droits revendiqués par l’Inde sur le Cachemire historique.
L’accord signé en juillet sur une livraison par la Chine de deux réacteurs nucléaires au Pakistan a enfin contribué à tendre encore davantage le climat. Tous les analystes indiens en conviennent. La signature en 2005 entre l’Inde et les Etats-Unis d’un accord de coopération nucléaire civile a été le « tournant » à partir duquel les relations se sont dégradées sur le terrain nucléaire.
« Les Chinois ont analysé ce rapprochement indo-américain comme une manœuvre d’endiguement de la Chine », précise Prashant Kumar Singh, chercheur au Institute for Defence Studies and Analysis à New Delhi. « Jusqu’à présent, seule l’Inde tenait la Chine pour une menace, ajoute-t-il. Désormais, la Chine voit aussi l’Inde comme une menace. La perception négative est devenue mutuelle. » Selon Prashant Kumar Singh, Pékin souffle sur les braises, tel le litige territorial en Himalaya, pour « clouer l’Inde en Asie du Sud » afin de contrer ses « ambitions globales ».
Frédéric Bobin. Correspondant en Asie du Sud.