Karampur et Qadirpur (Pakistan), envoyé spécial
Face aux conséquences catastrophiques des inondations, qui ont poussé plus de 17 millions de personnes sur la route, l’Etat pakistanais ne dispose ni des moyens, ni de l’organisation, ni de l’autorité nécessaires. La société pakistanaise ne peut compter que sur elle-même et s’appuyer sur un système tribal encore très présent. Mais cette solidarité ne suffit pas.
Dans la province du Sind, les principales victimes de ce drame, qui a essentiellement affecté les zones rurales, se situent au plus bas de l’échelle sociale : ouvriers agricoles et fermiers pauvres. Leur sort dépend, en temps normal, d’un régime féodal tout puissant qui les maintient en état de quasi-servage. Placés devant la catastrophe, les grands propriétaires terriens n’ont apporté aucune assistance à ces populations qui ne remettent pas pour autant en cause le système.
Au nord du Sind, à mi-chemin entre Shikarpur et Kandkkot, peu avant le village de Karampur, la route est coupée sur plusieurs kilomètres par les eaux de l’Indus, qui ont envahi villages et terres agricoles. A quelques mètres des flots, trois frères venus du village voisin de Piyar Khan ont installé leurs familles près d’une petite pompe à eau et de sacs de riz entassés.Après quinze jours passés sur un bord de route, près de Sukkur, ils pensaient pouvoir retourner à leur maison en ruines. Ils devront encore patienter.
« On nous avait dit qu’après deux semaines, l’eau serait partie. C’était faux, s’insurge Abdel Aziz Wahid, le frère aîné, qui a deux femmes et quinze enfants. Il ne nous reste plus que quelques bêtes et un tracteur. L’eau est arrivée en pleine nuit, on dormait. En une heure, on est tous partis. Une de mes cousines est morte, le toit lui est tombé dessus. »
Les trois frères vivaient sur le même bout de terre, avec leur beau-frère. Le groupe familial ne peut compter que sur lui-même et doit s’occuper de cinquante enfants au total et de parents âgés, dont un grand-père étique à la barbe blanche et au regard perdu.
« Nous sommes très en colère contre le gouvernement, explique Mustafa Wahid, le frère cadet. La planète entière donne de l’argent et on n’en voit pas la couleur. C’est ainsi que cela marche chez nous, les riches prennent l’argent pour eux. » Sur ce bord de route, ils ruminent leur malheur. « Pas une seule autorité du Sind ou d’Islamabad n’est venue ici. Pourtant, celui qui possède toutes les terres où nous travaillons est un ministre », poursuit Mustafa Wahid, effrayé de l’audace dont il fait preuve en désignant, même sans citer son nom, la puissance locale.
Mustafa Wahid et sa famille sont au service du ministre fédéral de l’industrie et de la production, Mir Hazar Khan Bijarani, pilier du Parti du peuple pakistanais, au pouvoir, dont la famille tient cette terre depuis des générations. Le système, immuable et très ancien, qui structure la société pakistanaise, se perpétue de père en fils. Issue du modèle colonial de l’Inde d’avant la partition, en 1947, et de la création du Pakistan, la mainmise d’une oligarchie de propriétaires fonciers sur les populations rurales est une des sources majeures des inégalités dans ce pays.
Ces « seigneurs » détiennent le pouvoir politique et les richesses produites par la terre. Ils contrôlent les usines qui transforment le coton et la canne à sucre ou conditionnent le riz, ou encore les grands moulins, qui reçoivent, deux fois par an, les récoltes de blé. La structure féodale au Sind est plus forte qu’au Pendjab, et plus rigide que le système tribal pachtoune, dans le nord-ouest du pays.
« Nous donnons au ministre un peu plus de la moitié de ce que nous produisons - le lait, les animaux, les récoltes - et nous votons pour lui aux élections. Nous sommes de 20 000 à 22 000 personnes à travailler pour lui », raconte Abdel Aziz Wahid, qui précise que leur maître dispose d’une petite milice privée pour surveiller ceux qui tenteraient de tricher. « Si on le trahit, il nous tue », lance son frère Mustafa, avant de conclure : « Quand on est pauvre, on est pauvre, rien ne changera jamais, mais Dieu veille sur nous. »
Sur l’autre rive de l’Indus, d’autres métayers, chassés également de leurs maisons par les flots, campent sur la digue en terre qui protège encore du fleuve en furie le village de Qadirpur et, plus loin, la ville de Ghotki, que traverse le principal axe routier Nord-Sud du pays. Cinq à six mille personnes sont entassées sur des kilomètres de digue, sous des abris de toiles très précaires.
« On ne pouvait pas aller dans les camps avec ce qui nous reste de bétail, on a perdu 90 % de nos biens et toutes nos récoltes, s’inquiète Shams Din. Comment va-t-on vivre après ça ? Il faudra bien payer cette terre aux propriétaires, même si il n’y a plus rien dessus. »
Sur cette digue, un médecin tente de lutter contre les maladies qui s’aggravent à mesure que le temps passe. « Les diarrhées infectieuses viennent en premier, explique le docteur Sahib Gül, puis la dysenterie, le paludisme et les infections oculaires. Nous avons cinquante cas de choléra par jour. Le manque d’hygiène est un problème, mais il est lié au manque d’éducation dans un univers où ceux qui possèdent n’ont aucun intérêt à ce que leurs sujets comprennent trop de choses et s’en servent pour contester. »
Les seuls à partager le sort de ces paysans pauvres sont les petits fermiers qui possèdent leurs terres et leur matériel agricole, mais ne sont pas assez riches pour accéder au pouvoir politique et économique. Dans un des camps de Ghotki, installé dans une école secondaire, l’un d’eux, Mohammad Hassan, a décidé de porter secours à un millier de familles sans abri. « On ne compte que sur nous-mêmes pour aider ces gens, on assure un repas par jour, mais on manque de tout », décrit-il en montrant les couloirs de l’école, envahis de familles assaillies par les mouches et criant leur faim à l’étranger qui passe.
Les histoires de ces ouvriers agricoles en état de servage se répètent par milliers. Ils n’ont qu’une crainte : le moment où l’aide, déjà trop rare, s’arrêtera et où ils devront retourner sur leurs terres recouvertes de boue. Pas un ne parle d’une réforme agraire qui rendrait la vie plus juste.
« Il y a vingt ans, la justice du Pakistan, pressée par la classe possédante, a déclaré que la réforme agraire était anti-islamique. Alors, il ne reste plus qu’à tenter d’aider ces gens à reconstruire au moins leur maison », lance, fataliste, Roshan Rahu, représentant d’une organisation caritative pakistanaise, tout en relevant les noms et adresses de paysans réfugiés sur le bord de la route depuis maintenant trois semaines.
Jacques Follorou