La démarche proposée par les différent-e-s auteur-e-s repose sur une volonté de prendre en compte les diversités d’accès, d’appréhension du féminisme, les chemins multiples de mobilisation des femmes et de leur auto organisation à travers quelques problématiques. Dans un espace, somme toute réduit, le résultat est probant. De plus les articles sont très accessibles tant par leur forme que par le vocabulaire utilisé.
Mais penser l’émancipation ne peut se résumer à analyser les mobilisations sociales, extrapoler les dynamiques possibles. Il me semble qu’il est aussi nécessaire de tendre vers des théorisations et des expressions politiques, ponts entre les présents subis/combattus et les possibles futurs.
Je tenterai un dialogue entre niveaux d’analyses, forcement partielles, pour élargir la dispute au périmètre le plus large possible, mobilisations, production de sens, réponses politiques même embryonnaires ou simples questionnements.
Je souligne que débattre de certains sujets ne signifie pas en faire des préalables (inacceptables ou, inadmissibles suivant le cas) aux solidarités et actions immédiates. J’ajouterais, en citant Michel Husson (débat sur le taux de profit) « Il faut soigneusement distinguer les débats théoriques et les débats programmatiques, et se garder de penser que l’analyse théorique de la conjoncture fournit mécaniquement la clé des enjeux stratégiques. »
Comme le soulignent les auteur-es dans leur introduction, les « projets de transformation sociale doivent se penser dans l’articulation avec les autres combats contre les oppressions, de classe, de race et de sexualité ».
Penser l’articulation, pour garder ce vocabulaire, nécessite au moins d’expliciter les modalités propres de cette articulation, les situer dans le temps et dans l’espace. Pour aller vite, nous vivons dans un système, le capitalisme, qui organise ou réorganise en permanence les rapports sociaux. Il s’agit d’une véritable révolution en regard des organisations sociales précédentes.
J’indique que pour prendre en compte cette révolution capitaliste, il convient à la suite de Marx de développer une critique radicale de l’économie politique et d’aborder le système comme plus que l’ensemble de ses parties, mais là n’est pas le centre de l’objet de ce livre.
Se saisissant de l’antérieur, le « patriarcat », les relations hiérarchisées et asymétriques entre les genres (rapports sociaux de sexe), le capitalisme dynamite les organisations et les recomposent sans les annihiler. Les chercheuses féministes analysent la situation en terme d’imbrication des rapports sociaux de pouvoir (de sexe, de classe et de « race »). Ceux-ci peuvent être considérés comme intersécants (Kimberle Crenshaw), coextensifs (Danièle Kergoat) ou coformés (Paola Bacchetta). Quelque soit la définition choisie, ils font plus et bien autres choses que s’additionner ou se superposer. (Sur ce sujet je rappelle l’ouvrage récent sous la direction d’Elsa DORLIN : Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination, Actuel Marx, Confrontation, PUF, Paris 2009)
D’où l’insistance, des courants radicaux du féminismes, sur les conséquences de la division sexuée du travail, dont le travail domestique. A ce sujet, les analyses matérialistes de Christine Delphy ne me semblent pas abouties, les réponses les plus élaborées des « marxistes » non plus. Il y a là, un champ d’étude important : comprendre l’interaction aujourd’hui entre travail domestique et travail salarié, travail domestique et reconstitution de la force de travail.
Quoiqu’il en soit, autour de ces thématiques, le mouvement féministe développe des revendications sur le droit au travail ou l’égalité des salaires, qui ne sont abordées dans l’ouvrage que par la bande dans le texte de Lisbeth Sal et de Raewyn Connell. Il y a là, à mes yeux, une impasse majeure d’analyse. Par ailleurs les auteur-e-s utilisent le terme de sexualité qui peut rendre compte de l’ensemble des rapports sociaux de sexe (genre).
Sans entrer dans le détail, je rappelle aussi que les relations inégales et hiérarchisées entre genres (rapports sociaux de sexe) s’expriment dans un continuum de violence, des hommes sur les femmes, non réductible au domaine du travail, ce sujet aussi n’est que peu abordé.
« Reprenant le principe féministe « Ne me libérez pas, je m’en charge ! », nous avons choisi d’aborder des questions conflictuelles de ces dernières années en donnant la parole aux actrices des luttes elles-mêmes »
Deux questions, un peu ironiques. Doit-on comprendre que les auteur-e-s n’ont établi aucun choix dans les paroles ou interlocutrices et qu’elles et ils ne sont pas actrices et acteurs, à un titre ou un autre, de ces luttes ? Écrire un livre et produire des analyses, c’est affirmer, une (des) parole(s) politiques, non se substituer aux actrices et aux acteurs.
Je pense qu’il a confusion entre nécessaire retransmission choisie, forcement en fonction de critères politiques, des expériences des groupes sociaux mobilisés, dialogues réels, constructions, le plus collectivement possible, des élargissements ou des confrontations afin de dégager des pistes pour l’avenir « extraire les germes des lendemains possibles ».
Il n’y a en l’espèce pas neutralité méthodologique. Derrière le rendre parole,d’autres pourraient y voir soit le vide de la pensée soit pire une pente manipulatrice, je plaide plutôt pour une maladresse sémantique.
Huit textes composent le livre, soit des analyses, soit des entretiens. Je ne m’attarderais que sur certains d’entre eux. Ce qui, faut-il le souligner, ne signifie pas que leurs thématiques ne soient pas aussi essentielles pour penser le Féminisme au pluriel .
Lisbeth Sal analyse « Santé au travail et inégalités de genre ». L’auteure critique les discours reléguant les réactions des femmes dans le domaine des émotions et insiste au contraire sur la nécessité de rendre visible leurs souffrances spécifiques. Elle souligne à la fois l’invisibilisation du travail des femmes (auquel s’ajoute le noyau dur des tâches domestiques) et les conséquences de la division sociale et sexuelle du travail « conduisant tant à une séparation qu’à une hiérarchisation des tâches ».
J’ai placé une citation extraite de cette belle partie en entrée [titre] de ma note. Je souligne la dimension essentielle des critiques de l’auteure « En naturalisant, la responsabilité de l’entreprise est niée, les conditions de travail sont exclues des registres d’explication. Ce n’est que quand des hommes commencent à être touchés, que l’argument naturalisant ne tient plus et que les gestes répétitifs deviennent une explication plausible. »
Lisbeth Sal insiste aussi sur le cumul du manque d’autonomie et du temps contraint pour les femmes et détaille, en citant les travaux de Pascale Molinier, les stratégies de défenses genrées, y compris « faire les nunuches ». Les femmes « s’appuient alors sur un stéréotype qui leur colle à la peau pour se défendre. » L’auteure termine son article par les stratégies revendicatives possibles en articulant les différents niveaux possibles et nécessaires « Pour autant, exprimer les maux spécifiques des femmes dans le matériel syndical est une façon de nommer les conditions de travail. Mesurer que ce qui est vécu par une est aussi vécu par la collègue peut permettre de rompre l’isolement. Il s’agit aujourd’hui de réfléchir à des revendications permettant à la fois de retourner la stigmatisation que vivent les femmes, rendre leurs travaux et leurs souffrances visibles tout en pulvérisant les discours d’entreprise qui consistent à gommer l’exploitation. » Sans oublier la nécessaire prise en charge collective du travail domestique et la compréhension de la permanence d’un système : le patriarcat.
Je voudrais intervenir sur le gommage de l’exploitation. Le texte parle de souffrance au travail. Cela me semble largement insuffisant. Au cœur de l’exploitation, il y a la force de travail comme marchandise très particulière, l’extorsion de plus-value, la domination du travail abstrait, etc. A la souffrance au travail, l’utilisation de catégories, liées à la critique de l’économie politique, permet de mettre en avant la souffrance DU travail contraint spécifique sous le capitalisme. Cette dimension systématiquement oubliée par les psychodynamicien-ne-s altère le cadre d’analyse et ne permet de comprendre la spécificité du rapport salarial, l’irréductible contradiction au cœur du système, les résistances quotidiennes des salarié-e-s actrices et acteurs. Leurs luttes participent directement et indirectement aux modalités des restructurations organisationnelles et managériales. (Pour approfondir, je conseille le livre de Stephen BOUQUIN : La valse des écrous. Travail, capital et action collective dans l’industrie automobile (1970-2004), Editions Syllepse, Paris 2006).
Suit une entretien avec Zahra Ali « Féminisme et islam » qui interroge la dimension intracommunautaire « comment pratiquer sa religion et vivre sa spiritualité, au féminin, dans un contexte où l’autorité religieuse est entre les mains des hommes » et extracommunautaire « comment vivre son islam pleinement tout en étant minorisée, c’est-à-dire en appartenant à une minorité -au sens de groupe dominé- qui est montrée du doigt, notamment à travers cette fameuse problématique de « la femme musulmane ». »
Trop souvent négligé, par les dominé-es- appartenant aux différents groupes dominants, que cela soit d’un point de vue de genre, de culture, de religion, de sexualité, etc , la mise à l’écart, la mise hors norme des autres, est plus qu’une souffrance, c’est un déni d’égalité. Il y a beaucoup à apprendre des travaux féministes sur le sujet. Des hiérarchies, de fait, se reconstruisent et divisent profondément celles et ceux qui sont objectivement, sur d’autres points, des semblables.
Tout en affirmant ma mécréance, je souligne aussi que que la spiritualité n’est pas un sujet qui peut être réglé d’un trait de plume ou d’ironie laicard(e). Comment penser l’émancipation sans « Le principe espérance » (Ernst Bloch) ?..
Après avoir souligné la pluralité des appartenances, l’auteure trace des pistes pour un « islam français ». En insistant sur la citoyenneté, elle tente d’actualiser un universalisme plus concret. « Les deux éléments qui caractérisent cette dynamique sont la rupture opérée en termes de pensée et de pratiques de l’islam avec les mouvances musulmanes des pays d’origine. »
« L’islam pour de nombreuses jeunes femmes a pu constituer un compromis entre les valeurs traditionnelles des parents et l’acculturation à la société française. Pour ces femmes engagées, l’islam représente un levier d’émancipation en se présentant comme un répertoire de justification se situant au-dessus du répertoire culturel, maghrébin des parents. »
Il est possible de mettre en relation les développements de l’auteure avec les recherches d’autres féministes, comme en Iran. Développer une interprétation réformiste, une lecture féminisante participe de l’expression autonome de certaines femmes, une des modalités possibles d’émancipation choisie « par les femmes à partir de la diversité de leurs expériences sociales, culturelles et religieuses. ».
Cependant en soulignant que « le sexisme et le racisme étant deux réalités qui ne peuvent être hiérarchisées, et il n’est donc en aucun cas possible de prioriser l’antiracisme par rapport au féminisme », l’auteure gomme la dimension de classe, ce qui pourrait s’articuler avec sa définition « d’un féminisme qui n’est pas matérialiste ». S’ils n’ont pas de fondements matériels, l’exploitation et les oppressions ne sont plus que des effets de la mauvaise volonté ! Il y a une plage de réflexion contre le matérialisme vulgaire et ses violences institutionnelles et historiques réelles. Ce travail nécessaire devrait aussi concerner les religions comme phénomènes sociaux historiquement situés et non comme choix privé. Si les religions et leurs impacts ne sauraient être abolies, il convient cependant de poser des réponses, à vocation universelle, en termes d’élargissement des libertés ou des autonomies personnelles et collectives pratiques.
L’éclairage apporté par Zahra Ali, indique au moins une confusion entre spiritualité et religion. Le débat doit se poursuivre, en respectant les pratiques et la spiritualité de l’auteure et des féministes se réclamant de l’islam mais sans céder sur la critique de l’institutionnalisation étatique et para-étatique des religions ou des religieux.
Est ce méprisant et non respectueux des convictions d’autrui que de demander, en permanence, « A quelle époque, dans quel contexte et qui a écrit les textes qui servent de références aux religieux ? »
Le dernier texte sur lequel, je souhaitais m’exprimer est un entretien avec Claire, Isabelle et Camille, militantes du Griselidis « Militer avec, militer en tant que prostituées »
A juste titre les auteures dénient la moindre efficacité au mot d’ordre d’abolition de la prostitution et à toutes politiques visant à criminaliser ou à exemplariser (dans le mauvais sens) les prostitué(e)s. D’ailleurs, sur ce sujet, le terme abolition concernait historiquement l’abolition de toute réglementation.
L’abolition de la prostitution, du travail des enfants, du salariat, des inégalités, etc…. n’est, en soit, d’aucune utilité pour agir ici et maintenant. J’indique cependant que celles et ceux qui ne veulent rien « abolir » se contentent bien souvent de l’ordre existant.
Il convient avec les intervenantes de ne pas transiger « on doit donner des moyens pour faire passer ce que les prostituées pensent et ont à dire ». Les prostitué(e)s ne sont pas « des objets de spectacle » mais « des sujets penseurs ». Aborder la prostitution du coté de la victimisation ou de la lutte contre le proxénétisme bloque « notre capacité d’auto-organisation, et ça favorise le fait que la prostitution doit être vécue comme une malfaisance. » A l’opposé de lois spécifiques à la prostitution, il faut se battre pour l’égalité des droits, y compris du droit d’association.
De ce point de vue, les expériences décrites et vécues sont d’une grande importance pour renouer le dialogue entre le mouvement féministe et les prostituées. « Et donc notre approche, c’est de travailler avec, et non pas pour les personnes prostitué-es, en les intégrant au niveau de l’équipe salariée, au niveau du bureau de l’association, de son conseil d’administration, donc de les associer aux prises de décision. »
Comme dans d’autres textes, les interrogations sont prometteuses, les approches pratiques et non morales sont plus aptes à donner sens aux actrices (acteurs) prostitué(e)s pour modifier l’état des choses.
Mais y a-t-il volonté d’aller à la racine des choses et interroger non les prostitué(e)s mais les rôles de la prostitution, son intrication aux rapports sociaux de sexe, qui doit-on encore le rappeler sont hiérarchisés, asymétriques et violents, qu’il y a domination organisée des hommes sur des femmes (la majorité des prostitue(e)s sont des prostituEES).
Les pistes de débat à compléter ou à ouvrir sont nombreuses. Ici, aussi, je n’en évoquerais que quelques unes.
Y-a-t-il une ou des prostitutions et quel en serait le socle commun ou les différences. Qu’en est-il des réseaux, des trafics, des esclavages, etc…(sur ces sujets voir les positions différentes de Lilian Mathieu : La condition prostituée, Textuel, Paris 2007 ; Richard Poulin : La mondialisation des industries du sexe, Imago, Paris 2005 ou Alternatives Sud : Prostitution la mondialisation incarnée, Centre tricontinental et Éditions Syllepse, Paris 2005).
Que signifie travailleur-euses du sexe ? Qu’est ce qui est vendu, dans le rapport entre un(e) prostitué(e)s et son (sa) client(e) ? Un acte sexuel ? Avec Christine Delphy, je ne peux que m’interroger : une pénétration dans un viol, dans un rapport monétaire ou dans un rapport partagé, est-ce bien le même acte ? Le fétichisme de la pénétration (Jacques Fortin : L’homosexualité est-elle soluble dans le conformisme ? Editions Textuel, Paris 2010), n’est -il pas une manifestation de la construction sociale des sexes (genres) et de la sexualité ?
Comment analyser la prostitution sans parler des clients ? Que penser d’un homme qui prend du viagra pour mieux bander et paye une prostituée pour « assouvir ses besoins irrépressibles » ?
Il convient de lire avec attention les autres textes de ce recueil que se soit sur l’avortement « Avortement : un droit, un choix, notre liberté ? Une comparaison des attaques contre l’avortement en France et aux États-Unis » (Pauline Debenest), sur l’autre genre « Les masculinités et les hommes dans les mouvements féministes (entretien avec Raewyn Connell), sur les femmes sans papiers « Sortir de l’ombre pour vivre libres » (Marguerite Rollinde) et « Les travailleuses sans papiers en lute pour leur régularisation » (entretien avec Ana Azaria) ou sur « Féminismes et débats sur les trans : engagements politiques et intellectuels » (entretien avec Viviane Namaste).
Compte tenu de la mauvaise actualité (début juillet 2010, je ne résiste pas à signaler une phrase de Raewyn Connell « Dans l’Europe sécularisée, les sports commerciaux participent sans aucun doute bien plus à la légitimation du patriarcat que les églises ».
Comme le disait Daniel Bensaid dans « Pour une politique de l’opprimé « (1997 et reproduit dans le n°6 de Contretemps, « Nous ne pouvons pourtant éviter d’avoir à choisir et à décider. Force est donc de parier sur l’incertain. Ce pari est constitutif de l’agir politique, de sa contingence et de sa liberté déterminée ».
Penser l’émancipation me semble donc relever d’au moins trois dimensions, l’auto-production de nouveaux espaces de liberté (auto-organisation, autogestion, etc), l’aller et retour de l’abstraction au concret (théorisation) et proposer des pistes politiques dont des hypothèses stratégiques pour que nos chemins ne ressemblent plus à des errances.
Didier Epsztajn
* Cahiers de l’émancipation : Féminisme au pluriel
Coordination Pauline Debenest, Vincent Gay et Gabriel Girard
Editions Syllepse, Paris 2010, 128 pages, 7 euros
Commentaires des auteur-e-s à la lecture précédente
Les commentaires de Didier Epsztajn appellent évidemment un certain nombre de développements, tant sur sa critique générale de l’ouvrage, que sur la lecture des textes qu’il aborde plus précisément.
Préciser le contexte
Il nous parait tout d’abord utile et important de revenir sur le contexte politique d’élaboration de ce travail collectif. Cet ouvrage part du constat de l’hétérogénéité des mouvements et pensées qui se revendiquent du féminisme et des conflits qui les traversent. Composer avec cette donnée fondamentale ne signifie évidemment pas céder à une forme de relativisme politique qui mettrait en équivalence les diverses expressions politiques féministes. Sur ce point, nos choix – de thèmes et d’auteures – relèvent d’une logique politique, sur laquelle nous allons revenir.
Féminisme au pluriel s’inscrit également dans un contexte marqué, ces dernières années, par un foisonnement éditorial, illustratif de la diversité des analyses en circulation sur le genre. Nombreux sont les essais et les publications scientifiques qui abordent et discutent les enjeux féministes. Cet état de fait est, selon nous, à rapprocher d’un processus plus général d’institutionnalisation (relative) des « études genre », que l’annonce récente d’une chaire « Genre » à Sciences Po Paris sur cette thématique semble confirmer. Notre point de vue n’est pas de le déplorer sans nuance, mais bien plutôt de maintenir une exigence politique, critique et radicale ; une exigence qui passe nécessairement, selon nous, par une articulation effective entre savoirs universitaires et savoirs militants. Si la France n’est pas les Etats-Unis en terme de fossé existant entre les sphères académiques et militantes, les risques de découplage sont réels. C’est donc au regard de cette préoccupation que notre réflexion s’est orientée vers des auteures mettant en cause, sous l’angle pratique et théorique, ce partage des savoirs.
L’une des critiques de D. Epsztajn porte sur la place – ou « l’impasse d’analyse », dit-il – faite dans l’ouvrage aux questions du travail (travail domestique, égalité salariale) et des violences de genre. Entre les lignes, il questionne notre choix de ne pas avoir procédé à une mise en avant des thèmes classiques des courants féministes « lutte de classe ». Le propos est un peu rude, tant les enjeux du travail et des violences constituent un arrière-plan évident de la plupart des textes présentés. Les textes de Lisbeth Sal ou d’Ana Azaria abordent ainsi chacun à leur manière les questions du travail. Quant aux violences de genre, si elles ne sont pas traitées en tant que telles dans un article, elles sont analysées dans leur articulation structurelle avec le racisme (M. Rollinde), la construction d’une masculinité hégémonique (R. Connell) ou les réalités de la prostitution (Grisélidis, V. Namaste). Au-delà de ce point, revenons sur les choix auxquels nous avons procédé dans l’élaboration du livre, encore une fois liés au contexte. Nous avons en effet voulu donner accès à une série de discussions problématiques dans les champs féministes d’aujourd’hui. Ces choix correspondent, évidemment, à notre regard féministe matérialiste, mais certainement pas à une forme de hiérarchisation des combats, qui accorderait une moindre importance aux questions du travail et des violences dans la vie de millions d’individus. Bien au contraire. Mais en réfléchissant autour des débats qui traversent (et divisent) les féministes, il nous a paru important de mettre l’accent, dans le cadre de l’ouvrage, sur ces thématiques. Au risque que demeurent des points aveugles… que nous assumons sans peine, car nous n’avions pas pour ambition d’établir une encyclopédie critique des féminismes !
Une démarche politique assumée
D. Epsztajn soulève également deux points critiques concernant la démarche politique de l’ouvrage. Le premier concerne ce qu’il perçoit comme l’absence d’un axe théorique structurant, ou du moins comme la dispersion des thèmes abordés. C’est notamment ce qu’il exprime en insistant sur l’intrication des oppressions de classe, de genre et de race, selon lui trop peu apparente dans les différents textes. Dans l’actualité éditoriale que nous évoquions, plusieurs ouvrages ont en effet analysé ces enjeux d’articulation des rapports de domination. Ces ouvrages constituent, avec d’autres, des références incontournables. Mais il n’était pas question, dans Féminisme au pluriel, de se situer dans un registre d’analyse à visée strictement théorique, et donc de qualifier une fois pour toute les formes de cette articulation (en terme d’intersection, de coextensivité ou de coformation). Nous avons fait le choix de prendre ces questionnements théoriques par « le bas », c’est-à-dire en les illustrant au travers d’expériences de lutte. Avec la volonté de donner de l’épaisseur à des débats théoriques au demeurant indispensables, en partant de l’endroit où se posent empiriquement ces problèmes politiques. Autrement dit, cet ouvrage a bien pour cadre général les questions de l’articulation genre/race/classe, mais notre objectif principal n’est pas d’y apporter une/des réponse/s théoriques immédiatement généralisables.
La seconde critique questionne la diversité des auteures, et notre revendication, au nom du principe féministe « Ne me libérez pas, je m’en charge », de donner la parole aux actrices des luttes elles-mêmes. D. Epsztajn nous interpelle alors, « ironiquement », sur notre/nos choix, et sur ce qu’il interprète comme une (illusoire) posture de neutralité. Ce commentaire nous surprend, tant nous avons cherché, au contraire, à donner corps à ce postulat d’émancipation, dans un contexte politique où la parole des opprimé-e-s est si souvent silencieuse ou déniée. Cela a donc bien un sens politique fort. Il s’agit pour nous de prendre la mesure de l’hétérogénéité des formes d’oppression et des espaces de résistances qui leur sont opposées. Mais pas en donnant la parole à des actrices choisies au hasard. Ainsi, pour prendre ces exemples, nous n’avons pas voulu donner la parole « aux prostitué-e-s », ni « aux femmes voilées », au sens d’entités/de groupes figés, ni à d’éventuels « porte-parole » autorisées. Nous avons cherché à nouer un dialogue avec des militantes et/ou des chercheuses, expertes de leur propre vie et inscrites dans des expériences collectives de lutte contre les dominations de genre, de classe et de race. En ressort une série de paroles singulières qui, au-delà des désaccords éventuels sur un point ou un autre, nous ont paru s’inscrire pleinement dans des processus plus larges – et pavés de contradictions – de discussion sur ces « futurs possibles » qu’évoque D. Epsztajn. Choisir de donner la parole à ces actrices des combats féministes est donc bien déjà un choix politique. On est loin, nous semble-t-il, de la tentation relativiste. Loin aussi d’une forme de populisme qui consisterait à donner crédit à la parole des opprimé-e-s tout simplement parce qu’ils/elles subissent l’oppression.
Un ouvrage tourné vers le débat et l’action
En définitive, après avoir évoqué le contexte et les choix que nous avons opérés, il est sans doute nécessaire de repréciser à qui s’adresse cet ouvrage. D. Epsztajn nous pose indirectement cette question lorsqu’il explique que : « (…) penser l’émancipation ne peut se résumer à analyser les mobilisations sociales, extrapoler les dynamiques possibles. Il me semble qu’il est aussi nécessaire de tendre vers des théorisations et des expressions politiques, ponts entre les présents subis/combattus et les possibles futurs ».
Dans le contexte général que nous avons brièvement décrit, il nous a paru important d’élaborer Féminisme au pluriel avec deux lignes directrices : 1) produire un état de quelques débats féministes actuels ; 2) Offrir, autant que faire se peut, un support de discussions pour les actrices et les acteurs des combats féministes, et plus généralement pour les militant-e-s d’une gauche de transformation sociale. Sans revenir longuement sur le premier point, déjà abordé précédemment, reconnaissons la frustration inévitable qui découle du format de l’ouvrage : nous aurions, par exemple, souhaité développer et étayer l’introduction, ce qui aurait permis de mieux éclairer certains éléments de notre démarche.
Concernant le public potentiel du livre, il nous est apparu essentiel de proposer des textes ouvrant plus de questions qu’ils n’apportent de réponses définitives. Et d’envisager des points de vue féministes enlaçant théorie et pratique militante, sans nécessairement que l’articulation des textes n’apparaissent évidente en terme de projet « global » d’émancipation. On pourra nous reprocher cette prudence méthodologique. Mais nous pensons que cette orientation est assez illustrative de l’état – évolutif et controversé – des débats féministes qui nous intéressent. Et qu’elle laisse ouverts les débats à venir. En ce sens, nous espérons que Féminisme au pluriel pourra, modestement, représenter un support utile pour la discussion et pour l’action.
Pauline Debenest, Vincent Gay, Gabriel Girard