Introduction : un point d’histoire
Un retour sur l’histoire peut aider à la lecture du reportage ci-dessous.
Le Parti révolutionnaire des Travailleurs (Mindanao) – Rebolusyonaryong Partido ng Mangagawa-Mindanao ou RPM-M – a été fondé en 2001. Mais il est le produit d’une histoire qui remonte une décennie plus tôt, à la crise du Parti communiste des Philippines (PCP, maoïste) de 1992-1993. Cette crise se solde par un ensemble de scissions impliquant notamment des commissions sectorielles et des structures territoriales, régionales du parti. Dans le sud de l’archipel, c’est le cas de la Région de Mindanao Centre (Central Mindanao Region ou CMR) [Voir les cartes des Philippines et de Mindanao en fin d’article.].
Remontons encore un peu dans le temps. En septembre 1987, le parti communiste a réorganisé ses forces à Mindanao, créant cinq régions, dont CMR. La particularité de cette régionale est d’être responsable du travail en direction des Moros et des Lumads – de la solidarité entre les « trois peuples » de la grande île méridionale de l’archipel.
Trois communautés se côtoient en effet à Mindanao. La « nationalité majoritaire », constituée des descendants des colons chrétiens venus dans le cadre d’un processus de colonisation « interne » récent : au cours du XXe siècle, le gouvernement philippin a poussé des habitants du nord ou du sud de l’archipel (souvent des paysans) à migrer et à s’installer à Mindanao. Les Moros : des populations musulmanes qui ont été converties à l’islam avant la colonisation espagnole (et chrétienne) du XVIe siècle. Les Lumads : des tribus montagnardes, autochtones, qui n’ont pas été islamisées.
Le processus de colonisation « interne » et l’arrivée de grandes entreprises (transnationales ou philippines) ont créé de nombreux conflits économiques, sociaux et territoriaux qui peuvent aisément prendre une forme interclanique (au sein d’une communauté) ou intercommunautaire. La résistance historique des Moros a donné naissance à d’importants mouvements armés : le Front de Libération nationale Moro (Moro National Liberation Front ou MNLF), puis le Front de Libération islamique Moro (Moro Islamic Liberation Front ou MILF). En revanche, la résistance des tribus lumades est restée localisée.
Les principales bases territoriales de CMR (et aujourd’hui du RPM-M) se trouvent dans les provinces de Lanao (nord et sud), une partie de Misamis oriental, North Cotabato ou Maguindanao. Elles incluent des centres urbains comme Iligan ou Marawi. Mais ses réseaux s’étendaient partout où se trouvent des populations Moro ou Lumad, jusqu’à Sultan Kudarat, à Zamboanga et aux îles les plus méridionales. Au-delà, CMR avait aussi la responsabilité du travail en direction des communautés moros ou lumades établies dans les Visayas (au centre de l’archipel) ou à Manille.
Au sein de la gauche philippine, l’expérience de CMR est ainsi fort particulière, située dans la principale zone de conflits militaire de l’archipel, en contact constant avec le MILF, avec une implantation limitée en milieu moro mais beaucoup plus importante parmi les tribus montagnardes lumades présentent dans ses bastions provinciaux, même si bon nombre de ses membres appartiennent à la « nationalité majoritaire ».
Après la scission de 1993, CMR s’est projeté au-delà de ses frontières originelles. Voulant participer à la constitution d’une nouvelle organisation révolutionnaire à l’échelle de l’archipel, elle a fondé le Parti révolutionnaire des travailleurs en fusionnant avec d’autres structures issues de la crise du PCP dans les Visayas et à Manille. Malheureusement, cette tentative a avorté, donnant naissance d’un côté au PRT « Philippines » (RPM-P) et au PRT « Mindanao » (RPM-M).
Depuis, le RPM-M a étendu son implantation à Mindanao, notamment vers l’est, à Davao, mais il n’a pas réussi, pour, l’heure, à consolider une organisation dans la capitale (Manille-Quezon City), à Luzon au nord ou dans les Visayas au centre. Le RPM-M reste une formation à l’identité très « mindanaouenne ». Plus généralement, tous les partis révolutionnaires philippins issus de la crise du PCP ont une implantation très inégale suivant les régions ou les secteurs sociaux.
Le drapeau du RPM-M. Les trois étoiles (l’une est cachée par l’armement) symbolisant les trois peuples de Mindanao ainsi que les trois grandes régions des Philippines (Luzon, les Visayas, Mindanao et l’extrême sud).
Bien que ses militants soient souvent engagés dans des activités légales, le RPM-M reste une organisation clandestine. Tous les anciens cadres du RPM-M étaient membres du parti maoïste. De même, ses cadres politico-militaires de l’Armée révolutionnaire du peuple (RPA) sont issus de la Nouvelle Armée du Peuple (NPA) du PCP. Mais depuis 1993, bien des militant.e.s ont rejoint le RPM-M, qui n’ont jamais appartenu au mouvement maoïste.
Le rajeunissement du RPM-M est frappant.
Le RPM-M a rejoint la Quatrième Internationale, dont il est la section philippine.
Pierre Rousset
En congrès, dans une base de guérilla
Reportage de Joel Frenchman
Levé : 03h00. Départ : 03h30. Halte café : 04h15 dans un village au pied des montagnes. Puis marche nocturne pour rejoindre camp Usman où va se tenir le deuxième congrès du Parti révolutionnaire des Travailleurs (Mindanao), le RPM-M.
Tel du moins était le plan.
Dans la réalité, la voiture qui nous était destinée a dû emmener d’urgence une femme à l’hôpital. A 2 heures du matin, il a fallu rechercher un nouveau véhicule. Ce sera une quasi-épave. Elle n’a plus de phare. Nous roulons en pleine nuit avec pour tout éclairage une lampe torche brandie par la fenêtre de la portière avant. C’est une grande première pour moi ! Autant dire que nous sommes arrivés en retard, avec l’aube, et que nous n’avons pas pu pleinement profiter de la protection de la nuit pour rejoindre le camp de guérilla. Le temps presse et nous n’avons plus eu droit au café annoncé !
En route pour le camp.
Bien que des pourparlers de paix aient été engagés avec le régime, le RPM-M est un parti clandestin. Mindanao, la grande île au sud de l’archipel, est la région la plus militarisée de l’archipel, l’armée s’opposant notamment au MILF. Le RPM-M doit se protéger de nombreux groupes armés hostiles : les forces gouvernementales et les unités civiles qu’elles ont créées (CAFGU), les « vigilants » et autres milices d’extrême droite, les hommes de mains des possédants et les armées privées des seigneurs de la guerre, les bandits et les kidnappeurs… Le plus triste est que l’une des principales menaces provient d’anciens camarades, à savoir du Parti communiste des Philippines (PCP, connu sous son sigle anglais : CPP) et de sa Nouvelle Armée du Peuple (NPA) qui se sont engagés dans un cours hyper sectaire depuis une vingtaine d’années.
Impossible dans ces conditions de tenir un congrès en ville, dans une simple salle de réunion, d’autant plus que bien des cadres du parti sont toujours officiellement recherchés et que, plus grave encore, ils sont nommés dans l’ordre de bataille de la NPA : autorisation est donnée de les assassiner si l’occasion se présente...
Le congrès doit donc se réunir en montagne, dans une zone où le RPM-M bénéficie d’un important soutien populaire. Le lieu choisi est d’accès assez aisé. Les délégations régionales arrivent une par une, apportant souvent avec elles des victuailles. Les travaux d’aménagement ne sont pas encore terminés. Camp Usman – du nom d’un vétéran du combat révolutionnaire décédé en 2008 – n’a pas l’habitude d’accueillir tant de monde. Sous le feuillage et de grandes bâches imperméables vertes, une vaste cuisine, des maisons en bois souvent sur pilotis, la salle de réunion sont déjà construites. Il reste à monter une microclinique (fort rudimentaire) pour le médecin acuponcteur, creuser les toilettes, établir les coins « douche », tirer des tuyaux pour acheminer l’eau, dessiner des marches sur des sentiers dangereusement glissants, renforcer des rampes en bambou, améliorer le camouflage…
Nous sommes lovés au creux d’un petit ravin. Tout est en pente ; et en pente raide. Pour monter la moindre tente (les invités européens ont chacun droit à une petite tente individuelle), il faut creuser un espace plat. Creuser, couper des arbres, ébrancher les troncs, monter des structures, tracer des chemins, creuser encore… Tout cela représente un très gros travail, réalisé par l’unité de l’Armée révolutionnaire du peuple (RPA) qui nous accueille et qui doit par ailleurs assurer notre protection. Quand nous rejoignons le camp, les combattants sont crevés et ne tiennent qu’à coup de café ! Heureusement, des renforts frais arrivent et ils peuvent prendre un peu de repos.
Nous sommes accueillis par une banderole proclamant : « Vive le 2nd Congrès du Parti révolutionnaire des Travailleurs-Mindanao. Août 2010, camp Usman. Renforçons la lutte vers la victoire ! Intensifions notre ligne et avançons la révolution socialiste des peuples exploités ! » Une autre banderole illustre dans dans un style moderne et avec des couleurs pastels le combat des divers secteurs populaires.
La construction du camp et l’alimentation quotidienne de la cuisine en bois de chauffe représentent pas mal d’arbres abattus. Mais les guérilleros évitent les coupes claires qui dégarniraient la forêt ; ils replantent systématiquement pour remplacer ce qu’ils ont utilisé.
Au creux du ravin, tout devient terriblement glissant dès qu’il pleut. Le terrain est glaiseux, boueux. Les Philippins observent du coin de l’œil cet Européen en mal d’équilibre : tombera, tombera pas ? Compatissant, ils me coupent une canne ; et je suis très fier d’annoncer que je ne suis pas tombé ! [1] Je fais remarquer à l’un de mes compagnons que ce n’est pas forcément une excellente idée que de réunir le congrès alors que les pluies de mousson ont commencé. Il me répond que sinon, il serait difficile de trouver un lieu adéquat qui offre suffisamment d’eau…
L’électricité est fournie par un petit générateur et quelques panneaux solaires. Il est régulièrement rappelé aux délégué.e.s que priorité doit être donnée aux radios (qui permettent notamment la communication entre unités militaires) et aux ordinateurs, plutôt qu’à la recharge des téléphones portables individuels. Les Philippins sont réputés pour l’usage immodéré qu’ils font des SMS, mais leur envoi est ici réglementé pour des raisons de sécurité.
Le congrès est ouvert par les deux participants les plus âgés (un homme et une femme) et sera dans quelques jours clôt par le benjamin – une jolie idée, pleine de symboles quant au passage du relais entre générations. Tout le monde est prié de choisir un pseudonyme de circonstance, un choix qui se porte souvent vers des noms de fantaisie qui plongent dans la plus grande perplexité celui qui est chargé de les écrire sur une grande feuille de papier blanc. Moment de confusion. Un participant tombe sur le patronyme d’une personne activement recherchée par la police locale, il est prié d’en changer.
Le congrès, enfin !
Le RPM-M a été fondé en 2001 et les statuts stipulent que son congrès doit se réunir tous les trois ans – le deuxième aurait donc dû se tenir en 2004. Mais les années passées ont été fort mouvementées ; les conditions qui prévalent à Mindanao rendent son organisation et celle des débats préparatoires difficiles. On sent comme un gros soulagement : c’est enfin chose faite !
Tenir un congrès avec débats et assemblées locales préparatoires, une réflexion de fond, des décisions politiques collectives, l’élection d’une direction nationale n’a rien de routinier, et pas seulement à cause des conditions de clandestinité dans un environnement militarisé. C’est une rupture avec l’un des pires aspects de la tradition révolutionnaire des Philippines, dominée dans les années 1970-1980 par un parti – le PCP – qui, une fois établi, n’a jamais tenu de congrès, ni même fait semblant d’en tenir un [2]. Une rupture d’autant plus significative que les cadres historiques du RPM-M viennent eux-mêmes du PCP et du maoïsme.
Le congrès se tient dix-sept ans après la rupture avec le PCP maoïste. C’est l’occasion de mesurer le chemin politique parcouru. Les premières sessions ont des allures de séminaires ne donnant pas lieu à grandes discussions, récapitulant l’évolution des conceptions théoriques et stratégiques, une évolution déjà actée en 2001 lors de la fondation du RPM-M : la société philippine n’est plus considérée « semi-féodale, semi-coloniale », mais capitaliste, même si subordonnée à l’impérialisme. La lutte armée n’est plus considérée nécessairement comme la forme principale du combat, quelles que soient les caractéristiques de la période. Tous les secteurs d’activités ne sont plus placés sous l’autorité tatillonne des cadres clandestins. Le rapport de subordination dans lequel étaient maintenues les communautés lumades est abandonné au profit d’un rapport respectueux de leur droit d’autodétermination. La démocratie – dans le parti, dans les relations entre parti et mouvements, dans les luttes – est devenue une préoccupation majeure…
Préparation des débats.
Le congrès prend aussi la mesure des transformations sociales en cours. Les usines où le RPM-M était implanté ont pour la plupart fermé. Les communautés tribales sont assiégées par l’ordre marchand. La paysannerie se délite, affaiblie par l’exode rural. Le pays exporte massivement sa main-d’œuvre et ce sont les migrants qui portent à bout de bras l’économie, mais les familles subissent le choc de cette hémorragie humaine. Comment répondre à de tels bouleversements brutaux ? Ce sentiment d’instabilité, de déstructuration, est probablement accentué à Mindanao par les effets récurrents des catastrophes naturelles ou des conflits militaires avec leurs cortèges de populations déplacées, de « réfugiés internes ».
En récapitulant l’expérience des années passées, le second congrès doit revenir sur les documents de base adoptés lors du premier et y apporter des amendements, définir les tâches à venir et élire une nouvelle direction.
Mesures de sécurité, protection militaire
L’atmosphère est bon enfant et le restera tout du long du congrès. Mais les responsables du camp craignent que l’arrivée dans ce coin reculé des participant.e.s ne soit pas passée inaperçue, malgré les précautions prises. En soirée, des consignes sont données en cas d’attaque : sifflet sonnant l’alerte et indiquant d’où vient le danger, points de regroupement pour une évacuation rapide des lieux en plusieurs groupes… Je n’étais pas au courant de cet ordre du jour et j’étais allé me coucher tôt pour me lever tôt et pouvoir me laver peu après l’aube afin d’éviter de faire la queue devant la « douche » des hommes. On me répète donc les consignes le lendemain et j’apprends que j’ai droit – au cas où – à une petite escorte personnelle.
Les consignes de sécurité sont présentées.
Le congrès est placé sous la protection de quelques dizaines de combattants postés en hauteur et surveillant les alentours. Le réseau militant dans les villages environnants est en alerte et doit prévenir de tout mouvement suspect. De plus, pas mal de personnes participant à nos activités sont aussi armées. La consigne martelée : pour éviter tout risque d’accident, sur les lieux des réunions toutes les balles doivent rester dans les chargeurs, aucune ne doit être engagée dans le canon.
On retrouve l’armement classique des guérillas mobiles aux Philippines, presque toujours d’origine américaine pour faciliter l’approvisionnement en munitions : la carabine M1, calibre 30 (« l’arme du Che » me rappelle-t-on). Le M16, fusil d’assaut standard des forces US, ou le M14, plus puissant, développé à partir du M1 Garand. Le M203, lance-grenade combiné, ici, avec des M16. Une touche d’exotisme avec un Ultimax, fusil-mitrailleur léger singapourien à la gâchette sensible... Sans parler des armes de poing portées à la ceinture.
En bandoulière, les munitions du lance-grenade M203.
Le congrès se réunit dans une zone où la situation est relativement calme. Pas de conflit ouvert avec un seigneur de la guerre. Du fait des pourparlers de paix engagées avec le gouvernement, l’armée ne doit pas (en principe…) s’attaquer au RPM-M. J’imagine difficilement la NPA concentrant d’importants moyens pour monter une opération si aléatoire et si loin de ses bases… Une attaque est très improbable, mais à Mindanao, rien n’est jamais certain. L’élection d’un nouveau président implique que les procédures de négociations à l’échelle nationale doivent être revalidées. Localement, un maire peut péter ses boulons, voulant faire la « une » des médias. Dans cette région où opèrent tant de groupes armés, un événement totalement étranger au congrès peut provoquer des mouvements de troupes dangereux pour notre sécurité… Pas moyen donc de baisser la garde, mais l’improbable ne se produira pas.
Fragments de vie quotidienne
Comment commence une journée de congrès ? Par la douche, sur le cours d’eau, protégé des regards par des bâches. L’eau est récoltée dans une grande poubelle plastique ; on la ramasse avec un tabo – une sorte de broc muni d’une longue poignée qui permet de s’asperger (très efficace). Puis par le petit déjeuner (à base de riz). Enfin par un rassemblement quotidien devant le drapeau rouge frappé en jaune de la faucille et du marteau traditionnels et de trois étoiles symbolisant les trois peuples de Mindanao [3] ainsi que les trois grandes régions des Philippines avec Luzon au nord, les Visayas au centre et Mindanao (plus quelques autres îles) au sud.
Je crains un moment un peu trop solennel à mon goût, mais cela ressemble plutôt à une réunion de famille. L’unité de la RPA n’a visiblement pas eu le temps de mettre au point la présentation des armes et tout le monde pouffe. On chante l’Internationale et une version révolutionnaire de l’hymne national. Les Philippins aiment chanter et, durant tout le séjour, l’instrument de rigueur est la guitare. Elle accompagne même les chansons présentées par un Lumad : nous n’aurons pas droit aux gongs rituels…
J’oubliais : la toute première question qui se pose au lever est : que chausser ? Si le temps est sec, tout va bien. Mais si la pluie a transformé la terre en boue ? Et si mes chaussures de sport sont encore détrempées d’avoir longuement marché dans un cours d’eau pour accéder au camp ? Pas bon de laisser macérer la peau une journée entière… En tong ? Je vois avec satisfaction un Philippin, le pied levé, sa tong restée collée au sol derrière lui : je ne suis pas le seul à avoir des problèmes de ce côté là !
Sous l’œil du combattant : attention, terrain glissant !
Mais d’autres m’impressionnent : en toutes situations, il gambadent allègrement en tong, je leur demande de me révéler le secret de leur réussite : les muscles ! Les doigts de pied et les mollets sont si musclés qu’ils imposent leur loi aux tong rebelles. J’avais déjà de l’affection pour ces orteils libres, agiles, mobiles, qui n’ont pas été précocement corsetés par des chaussures ; je leur porte maintenant beaucoup de respect. Pour ma part, citadin de toujours, je bricole en attendant le retour du temps sec : pieds nus, sandales…
La cuisine est de bonne taille – elle sert aussi de salle à manger – et beaucoup d’hommes s’y activent. Intéressant. Mais une femme semble maître coq. Peu de légumes, peu de fruits. Du riz à volonté, trois fois par jour (et les bons jours une gâterie au riz l’après-midi !)… Des poissons parfois secs, parfois frais (dans ce cas, plutôt une petite tranche qu’un poisson entier). Une vache est rituellement abattue en notre honneur. Elle n’est pas bien grande, mais cela fait quand même beaucoup à manger. Alors, un temps, nous avons droit à de la vache et du riz matin, midi et soir… Quelques participant.e.s , adeptes de l’agriculture « organique » et des équilibres alimentaires, grommellent. Mais dans l’ensemble, j’ai trouvé la nourriture à mon goût. Merci à l’équipe de cuisine.
Les délégué.e.s sont intégrés à des équipes chargées, à tour de rôle, de la collecte du bois, d’acheminer quand c’est nécessaire l’eau aux toilettes et aux douches, de nettoyer quotidiennement le site… Des hamacs sont suspendus de-ci, de-là (avec parfois, nec plus ultra, une moustiquaire intégrée). Les bancs de la salle de réunion consistent en de simples planches, étroites, sur lesquelles certains arrivent à dormir la nuit. J’envie les Asiatiques si à l’aise assis en tailleur ou sur leurs talons. Aucun dossier sur lequel appuyer mon dos, ni canapé ni gazon où reposer mon corps – il ne me reste que le tapis de sol de la tente, peu engageant. [4]
Qui sue doit laver du linge chaque jour. L’air étant très humide, il prend son temps pour sécher.
Nous sommes en pleine nature. Même s’il ne nous est pas possible de nous promener alentour, les moments de pause, nous pouvons la contempler du creux de notre ravin en sirotant un café. La végétation est ordinaire (il ne s’agit malheureusement pas d’une forêt primaire !), mais il y a de magnifiques papillons et libellules que je ne saurais nommer. Un grand lézard vert descend prudemment le long d’un tronc. Les oiseaux sont pour la plupart communs, comme l’omniprésent bubul goiavier (Pycnonotus goiavier). Mais avec un peu de patience, on a la chance de voir des espèces endémiques [5], propres aux Philippines, comme ce couple de Phapitréron à oreillons blancs (Phapitreron leucotis brevirostris, un colombidé) perchés sur une branche ou ce Rhipidure bleu (Rhipidura superciliaris, un passereau) que l’on ne trouve que dans le sud de l’archipel.
La richesse d’une expérience militante
Les débats s’ouvrent quand il s’agit de systématiser le « cadre de référence » du RPM-M sous la forme d’un schéma mettant en relation principes fondamentaux, organisation et tâches politique. Qui vient en premier : la théorie ou la situation concrète ? Une petite « guerre des diagrammes » enflamme l’assemblée, le temps de trouver une synthèse (ou un compromis ?). Le rapporteur martèle : tous les secteurs d’intervention sont légitimes, on ne les hiérarchise pas, ils doivent se dynamiser les uns les autres…
On sent les jeunes générations animant des associations légales particulièrement à l’aise dans le maniement de l’ordinateur qui projette les images disputées sur un drap faisant office d’écran.
Les jeunes urbains, femmes et hommes, sont volubiles. Ils ont souvent des centaines « d’amis » sur facebook. Les délégué.e.s des zones plus rurales se sont surtout exprimés dans les assemblées préparatoires au congrès. Ils sont plus discrets et il ne leur viendrait pas à l’idée de mettre leur photo sur Internet ! Mélange de mondes militants. L’usage des « réseaux sociaux » informatiques fait problème : fort dangereux pour la sécurité, ils sont aussi redoutablement efficaces pour mobiliser une partie de la jeunesse. Moi qui ne suis ni jeune ni sur facebook, j’espère que ces modes de liaisons aujourd’hui si prisés ne s’avèreront pas plus risqués qu’utiles.
La salle de réunion.
Rapports et discussions montrent que le RPM-M est confronté aux mêmes enjeux que les autres organisations de la gauche : comment, notamment, mobiliser face à un nouveau président, Benigno « Noynoy » Aquino, qui appartient aux élites traditionnelles, mais bénéficie d’un important soutien populaire, d’une légitimité électorale reconnue ? Mais ils montrent aussi à quel point la situation à Mindanao exacerbe les traits les plus problématiques de la vie politique du pays avec, en sus, la question moro.
Mindanao est la région où les grandes familles politiques de tout le pays viennent acheter les voix dont elles ont besoin pour assurer leur succès aux élections nationales ; où les conflits entre clans rivaux sont les plus meurtriers ; où la menace de représailles armées est la plus grande ; où l’état de guerre est permanent ; où la corruption de l’administration atteint des sommets (encore que ce cancer ronge l’archipel du nord au sud) ; où l’imbrication des tensions socio-économiques et intercommunautaires aboutit à des situations particulièrement difficiles à résoudre ; où les personnes déplacées à l’occasion des désastres humanitaires sont les plus nombreuses...
De plus, les bases historiques du RPM-M se situent dans les régions où se côtoient directement les « trois peuples » de l’île, là en particulier où les domaines ancestraux des Lumads se trouvent au sein du territoire Bangsa Moro [6]. Là où il faut nouer des solidarités entre les trois populations, éviter que les clivages politiques n’épousent les frontières ethniques, mener des combats communs contre l’exploitation et défendre à la fois deux droits d’autodétermination : celui des Moros et celui des Lumads.
Les documents du congrès ont été traduits en anglais, tagalog et bisaya, d’où quelques incohérences entre les différentes versions qui ont provoqué la perplexité des délégué.e.s, notamment dans le débat sur les statuts. Les Philippins parlent bien des langues. L’anglais a longtemps été la utilisé pour la politique, l’administration, le droit. Le tagalog, originaire de Manille et du sud de Luzon, est devenu le « philippjn ». Le bisaya est dominant dans le centre et le sud de l’archipel. Outre les dialectes locaux, les tribus lumades ou moros ont leurs propres langues.
Récemment, une jeune lumade s’était excusé auprès de moi de mal parler l’anglais (qui n’en était pas moins fort correct). Je lui demande combien de langues elle connaît, « sept » me répond-elle en toute modestie : le teduray (sa propre langue), trois autres parlers tribaux, le bisaya, le tagalog et l’anglais. Combien de Français en utilisent plus de deux ?
Le parti est engagé dans des pourparlers de paix avec le gouvernement, jugeant dans le contexte présent, ce n’est pas via la lutte armée que le combat révolutionnaire peut se développer aux Philippines. Le RPM-M implique directement les communautés populaires des zones concernées dans ces pourparlers afin qu’elles soient actrices et non pas otages des négociations (une conception très novatrice aux Philippines). Mais l’environnement hyper militarisé propre à la région rend bien aléatoire l’aboutissement de ce processus : comment désarmer quand vous êtes entourés de groupes armés hostiles ? Quels risques prendre pour permettre aux pourparlers d’avancer et pour que les populations en tirent un bénéfice effectif sans attendre des lendemains aléatoires ? La réponse à de telles questions n’a pas été d’emblée unanime, dans la période passée. Le parti apprend de l’expérience.
Pour l’heure, le RPM-M/RPA a adopté une posture militaire purement défensive et débat des modes d’organisation des combattants les mieux adaptés à la situation (milices, forces régulières…).
Le champ électoral fait partie des nouveaux terrains de lutte sur lesquels le RPM-M s’est engagé après sa fondation. Malgré des succès temporaires, c’est cependant en ce domaine qu’il a connu l’un de ses échecs les plus couteux en se heurtant au mur de la corruption et au poids des clans familiaux : pour les trapos (politiciens traditionnels), les élections sont un investissement qui doit être rentable ; ils n’acceptent pas qu’un mouvement progressiste vienne changer les règles de leur jeu. C’est vrai dans tout le pays, mais cela l’est particulièrement à Mindanao. Les délégué.e.s ont donc commencé à réfléchir sur ces premiers échecs pour être mieux préparés à affronter les pièges des institutions philippines. Ici encore, il faut apprendre d’une expérience parfois amère.
Secours aux réfugiés intérieurs et réponses aux catastrophes humanitaires, solidarités croisées intercommunautaires et organisation des communautés populaires, mouvement unitaire antiguerre et luttes sociales, pourparlers de paix, modification de la politique militaire, front électoral… Comme l’ont souligné les messages présentés par les invités étrangers, parce que la situation à Mindanao est particulièrement complexe, l’expérience du RPM-M est particulièrement riche – et il est bien dommage qu’elle soit si peu connue sur le plan international [7].
Une organisation rajeunie
Le bilan organisationnel du RPM-M n’est pas sans points noirs. La rupture avec le député dont il avait soutenu l’élection a notamment eu des répercussions dommageables dans certaines provinces pour son implantation en milieu moro, ainsi que pour la construction de son organisation dans la capitale, Manille-Quezon City.
Mais le congrès montre aussi que le RPM-M a recruté chez les jeunes. L’âge moyen des délégué.e.s est assez bas, le pourcentage de femmes beaucoup plus élevé que dans bien d’autres pays. Il a considérablement diversifié son intervention, y compris en traitant des droits LGBT alors qu’il est en contact avec des communautés souvent conservatrices en la matière. Il s’est projeté dans l’arène mondiale, a adhéré à la Quatrième Internationale et s’est impliqué dans le mouvement altermondialiste, tissant des liens avec un nombre croissant d’organisations en Asie et en Europe.
Le congrès est joyeux. Des techniques d’animation de groupe, héritées des ONG, sont parfois utilisées pour « briser la glace » ou faciliter l’intervention de délégué.e.s – ce que permet la culture philippine ; mais je nous vois mal faire de même en France.
Cela n’empêche pas les débats sérieux, voire pointilleux, quand il s’agit d’amender les documents issus du congrès de fondation, et en particulier les statuts.
L’élection de la nouvelle direction nationale se fait en deux temps : d’abord celle des président, vice-président, secrétaire général et secrétaire général adjoint. Puis celle du comité central. Plusieurs candidatures sont présentées, suivies d’un vote à bulletin secret.
L’élection à bulletin secret de la nouvelle direction.
L’élection de la direction nationale relève un peu de la quadrature du cercle. Il faut représenter les communautés (« majoritaire », moro et lumade), les régions (provinces, villes), les secteurs sociaux, les générations, les sexes… Aucune liste n’est présentée, seules quelques recommandations sont données quant aux équilibres à respecter. Le résultat apparaît un peu aléatoire, mais finalement plutôt satisfaisant. Beaucoup de jeunes et beaucoup de femmes notamment ont été élus.
Le dernier jour, le débat sur les amendements et le dépouillement des votes à bulletin secret a pris beaucoup de temps. La nuit est bien tombée quand le congrès se termine dans la bonne humeur. Il faut préparer les départs et renoncer à la « soirée solidarité » à laquelle nous nous étions préparés. Dommage.
Les départs se font de nuit, par groupes successifs. A nouveau, les pieds dans l’eau d’un cours d’eau. Un véhicule nous attend dans la vallée et une petite escorte armée nous accompagne encore quelques kilomètres. Des guetteurs le long de la route vérifient que la voie et libre et nous saluent de la main quand nous passons. Puis nous nous retrouvons sur les routes ordinaires de Mindanao, c’est-à-dire fréquemment coupées de « check points » : des chicanes gardées par la police ou l’armée (la plupart sont désertées, mais nous forcent à rouler au pas).
Un retour sans histoire, à la suite d’une belle histoire vécue.
Joel Frenchman
Débats durant le congrès.
Chaque matin, on chante l’Internationale.
Cartes des Philippines
L’archipel philippin
Mindanao. En vert, l’actuelle région administrative autonome moro.