L’emprisonnement d’Alexeï Gaskarov et de Maxime Solopov n’est pas seulement l’histoire de deux militants antifascistes accusés d’avoir « dégradé » un bâtiment public. C’est le reflet d’un régime autoritaire qui pour la première fois a du céder face à la pression populaire, et qui fabrique aujourd’hui des coupables en ne reculant devant aucun moyen.
Le contexte : 10 ans de « Poutinisme » et de « capitalisme sauvage »
Pour comprendre la situation dans laquelle évoluent les mouvements sociaux en Russie, il est important de refaire un petit tour d’horizon de l’état du pouvoir et de la société 10 ans après l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, personne n’ayant plus aujourd’hui de doute quant à la présidence formelle de Dimitri Medvedev.
Plus personne ne s’intéresse aux élections parlementaires puisqu’à peine 4 partis y sont représentés. Parmi eux, Russie Unie et Russie Juste, qui détiennent plus de 70% des sièges, se rangent du côté du pouvoir. Les 2 autres, le Parti Communiste et le Parti libéral-démocrate, le critiquent timidement mais finissent toujours par faire preuve de docilité. Grâce à la « verticale du pouvoir », les citoyens n’élisent plus les gouverneurs de leurs provinces (les 83 « sujets » de la fédération) qui sont désignés directement par le Kremlin, tout comme le maire de Moscou, Youri Loujkov, en place depuis 1992. Ce sont ces mêmes « sujets » qui envoient chacun 2 représentants siéger au sénat. Ne parlons même pas des élections présidentielles. De nos jours, la plupart des observateurs attestent l’absence d’une quelconque opposition politique. Pourtant, à petite échelle celle-ci existe bel et bien mais elle est marginalisée et sévèrement réprimée.
Les médias indépendants ont presque tous disparus, et ce malgré la relativité de cette prétendue indépendance. Les ONG présentes dans le pays font l’objet d’une pression quotidienne. Les violences faites aux personnes publiques, journalistes et défenseurs des droits humains sont monnaies courantes, en attestent les meurtres plus médiatisés de la journaliste Anna Politkovskaïa en 2006 et de l’activiste de l’association Mémorial Natalia Estemirova en 2009.
D’un autre côté, l’exploitation capitaliste du travail et des ressources naturelles prend des formes de plus en plus extrêmes, en l’absence d’une quelconque structure syndicale de masse. Les seules organisations syndicales reconnues sont soit des vestiges de l’Union soviétique, dont l’utilité est aujourd’hui plus que douteuse, soit des structures fantoches sous la houlette du patronat. L’écart entre les riches et les pauvres se creuse et on constate également de très fortes inégalités en fonction des régions. La crise n’a bien-sûr pas épargné le pays entré de plain-pied dans l’économie mondialisée avec le processus de restaurationdu capitalisme, et qui tente aujourd’hui de combler son déficit budgétaire en privatisant ce qu’il lui reste de service public : secteur de l’énergie, soins de santés etc. - ces deux derniers services hérités de la période soviétique étaient encore en principe gratuits et accessibles à tous.
À tous les niveaux de l’administration, du simple fonctionnaire d’Etat ou représentant des forces de l’ordre aux plus hautes sphères, on fait état d’incompétence, d’une brutalité extrême, et d’une corruption enracinée. À cela il faut ajouter une propagande patriotique exacerbée qui a justifié les guerres et nourri le développement d’organisations d’extrême droite et de courants néo-nazis ultra violents. La politique « anti-extrémiste » menée en réponse par le pouvoir n’a pour le moment prouvé son efficacité que dans la répression des mouvements contestataires, en particulier des forces progressistes. À cet effet tous les moyens sont bons : harcèlement moral, convocations régulières à des interrogatoires dont on n’est jamais certain de revenir, passage à tabac dans les postes de police, etc.
En dépit de tout cela, de plus en plus de voix s’élèvent. L’insatisfaction monte au sein de la population et la confiance envers le régime de Poutine est en perte de vitesse. Ces derniers mois, on a vu se développer une série de mobilisations telles que les « Jours de la colère », dirigées explicitement contre le pouvoir et sa politique que l’on peut qualifier de criminelle. Ces manifestations qui ont à leur base des citoyens ainsi que des organisations et courants d’opposition rassemblent de plus en plus de mécontents. Les représentants du mouvement pour la forêt de Khimki y participaient depuis sa création.
La bataille de Khimki : une victoire arrachée à la base
Le 26 août dernier le président Medvedev demandait au parlement d’interrompre la construction du tronçon d’autoroute Moscou/Saint-Pétersbourg passant par la forêt de Khimki, dans la banlieue de Moscou, et nécessitant par là la déforestation de celle-ci. Cette reculade du pouvoir n’est pas un événement anondin en Russie, d’autant plus que le gouvernement et les capitalistes avaient fait preuve d’un entêtement et d’une brutalité extraordinaires dans la réalisation d’un projet qui représente plusieurs milliards d’euros d’investissement à court terme et de rentes à long terme. Il ne s’agissait donc pas d’une manœuvre destinée à « récupérer l’affaire » ou à augmenter sa cote de popularité : le gouvernement a bel et bien du céder sous la pression populaire. Pour s’en convaincre, il suffit de revenir sur la chronologie des événements.
En 2007, quelques habitants de Khimki et militants écologistes intrigués par le marquage de certains arbres, avaient découvert l’existence du projet à force de recherches sur internet. Cette petite ville située aux portes de Moscou est traversée quotidiennement par les milliers (pour ne pas dire millions) de navetteurs et camions de marchandises en direction de la capitale. Les embouteillages et la fumée des gaz d’échappement qui les accompagnent paralysent et étouffent les habitants de Khimki. Pour l’administration ceci justifie la construction du tronçon d’autoroute, et la voie qui semble la plus pragmatique passe à travers la forêt de Khimki. Ces même habitants, eux, considèrent la forêt comme leur dernière source d’oxygène ; il n’est donc pas question d’y toucher [1]. D’autant plus que celle-ci a déjà pas mal souffert des affres de l’urbanisation qui caractérise les alentours d’une mégapole telle que Moscou. [2]
La campagne d’information relative au projet de destruction de la forêt de Khimki s’enclencha en 2008. Comme évoqué plus haut, le mouvement ne tarda pas à rejoindre les mobilisations contre le pouvoir, car c’est bien le « système Poutine » qui rend possible la déforestation d’une zone pourtant classée comme réserve naturelle pour les écosystèmes qu’elle renfermei. Ses représentants ont régulièrement pris la parole en public pour dénoncer le projet ainsi que les personnes responsables. La même année, le rédacteur en chef de « La Pravda de Khimki », Mikhaïl Beketov, fervent défenseur de la forêt, fut sauvagement agressé à la sortie de son bureau.
La déforestation commença le 16 juillet dernier. La filiale locale du groupe français VINCI fut alors incapable de présenter les documents l’autorisant aux militants qui s’étaient rendu sur place. Ceux-ci décidèrent donc d’établir un camp de veille pour bloquer les travaux, certaines personnes se sont même jetées sous les roues des pelleteuses. Dans la semaine qui suivit, plusieurs militants furent agressés à Khimki et le camp attaqué par des agents de sécurités fournis par une société privée ainsi que par des hommes masqués appartenant à des groupes de hooligans, très probablement engagés par l’entreprise de construction avec la bénédiction des pouvoirs publics [3]. À chaque fois, la police assista aux évènements en simple spectateur. Interpellés par la violence des faits, la presse locale ainsi que de nombreuses associations et organisations politiques rejoignirent la mobilisation (parmi lesquelles le parti Yabloko, le Front de Gauche, et le Mouvement socialiste Vpered). S’en suivirent une longue série de détentions arbitraires et d’agressions, avec parfois des conséquences très graves pour les victimes ainsi qu’une féroce campagne d’intimidation [4]. À ce stade, l’intervention des média et l’écho dans ce qu’il reste de presse d’opposition avaient donné à la bataille de Khimki une ampleur nationale.
Le 28 juillet la tension monta encore d’un cran quand un groupe d’environ 200 jeunes appartenant au mouvement antifasciste, phénomène en croissance exponentielle sur tout le territoire de la fédération, organisa une manifestation qui termine en « raid » contre la mairie de Khimki. Ils entendaient par là dénoncer les actes illégaux et frauduleux perpétrés par l’administration. Alors que brûlaient les fumigènes, quelques slogans en défense de la forêt de Khimki furent dessinés sur les murs et quelques fenêtres furent cassées. Les manifestants étaient alors largement soutenus par la popularition locale et personne ne fut arrêté. Cette histoire eu le mérite d’attirer l’attention des plus hautes sphères du pouvoir sur les évènements. Dès le lendemain, les activistes antifascistes Alexeï Gaskarov et Maxime Solopov furent arrêté à Moscou, grâce à la bonne vieille méthode de la convocation pour interrogatoire, et sans aucune preuve de leur participation à l’action contre la mairie.
Enfin, le concert organisé le 22 août sur la place Pouchkine par le rockeur Youri Tchevtchouk, artiste au statut de légende en Russie, démontra que la campagne était définitivement sortie des frontières de la région de Moscou et était devenue une question de fond de la politique nationale.
Certains invoqueront l’intervention des membres du groupe U2, des manipulations politiques du maire Loujkov ou encore la crainte d’une « révolution orange » en gestation pour expliquer l’interruption des travaux. Mais si on analyse chaque étape de la mobilisation on constate qu’elles se sont toutes avérées indispensables au résultat final. Une victoire certes locale, partielle et temporaire, mais qui pour la première fois dans l’histoire de la « Russie moderne » montre que le mouvement social et la mise en place de liens de solidarité peuvent créer un événement politique [5].
La libération des otages de Khimki : quels enjeux ?
Ce mouvement social qui en est donc à ses balbutiements ne pourra grandir et acquérir un contenu politique que s’il systématise la création de tels événements qui lui permettront petit à petit de reconstruire une conscience et une culture d’opposition et de classe, d’unifier ses revendications et de peser sur l’agenda politique. Et la revendication la plus immédiate c’est justement la libération de Maxime Solopov et Alexeï Gaskarov, qui sont aujourd’hui en détention préventive depuis 2 mois et risquent jusqu’à 7 ans d’emprisonnement pour une affaire montée contre eux de toute pièce.
Les 2 activistes sont des figures connues de la branche « politique » du mouvement antifasciste en Russie. Ces dernières années ils ont souvent pris des positions publiques, notamment pour la défense pacifiste d’idées antiracistes et anticapitalistes. Ils se portaient régulièrement garants de l’organisation de meeting et autres rassemblements, mesure obligatoire qui vise à limiter les possibilités de mettre sur pied des activités publiques contestataires. Il ont aussi participé à mettre en lumière le lien entre qui existe entre différentes agences gouvernementales, la police, et les groupements d’extrême-droite ultra-violents [6].
Aujourd’hui le gouvernement russe cherche des coupables et des victimes expiatoires pour une action ayant mis à mal la réalisation d’un projet dans lequel il a beaucoup à perdre. En ce sens Maxime Solopov et Alexeï Gaskarov sont les otages du gouvernement russe. Leur arrestation tient au fait de leur activité publique et est donc hautement politique. Par leurs agissements, les autorités ont une nouvelle fois prouvé qu’elles ne reculaient devant rien dans la défense de leurs intérêts. On fait déjà état d’arrestations en masse dans les milieux antifascistes et de fausses déclarations obtenues par la force à l’encontre des deux prévenus [7].
Au vu de tout cela, on comprend que, dans le cadre nationale, la lutte pour la libération des otages de Khimki est le combat de toute une population pour ses droits, notamment celui de respirer de l’air pur ; contre la mise en loterie par la soif du profit capitaliste de biens communs tels que les richesses forestières et contre un appareil répressif qui fait peu de cas de la dignité humaine. Au niveau international, il est donc indispensable que les forces progressistes appuient et soutiennent ce combat démocratique élémentaire, celui du droit à l’expression de sa désapprobation, à l’auto-organisation et à la lutte face à un pouvoir despotique.
Matilde Dugauquier