Le tsunami ne s’est pas contenté de séparer femmes et maris, enfants et parents. Il a détruit toute la communauté. Les gens ne comprennent pas pourquoi ce désastre et pourquoi les catastrophes se produisent toujours sur les côtes. Quand il y a une guerre, on sait à qui s’en prendre. Mais là, on a personne contre qui se retourner. On ne peut s’en prendre à la mer !
Pour ces gens qui ont toujours vécu auprès de la mer, avec elle, la relation a changé. La mort est venue de cet océan nourricier dont dépendent vitalement les populations littorales. Aujourd’hui, des pêcheurs qui sont restés sur place sont très profondément choqués. Ils vont près du rivage et passent la journée entière à regarder la mer. Ils sont calmes mais ne cessent de l’observer et si vous passez à côté d’eux ils ne se laissent pas distraire.
Toutes ces régions ont été détruites économiquement, socialement, psychologiquement. Il va falloir reconstruire. Il va falloir faire preuve de beaucoup de courage et d’espérance pour que ces femmes, ces enfants, ces pères, ces mères retrouvent une vie sociale normale. Un tel choc collectif ne se soigne pas comme une maladie. D’autant que la majorité des victimes sont pauvres.
Les Dalits exclus une fois de plus
Dans ce contexte tragique, les Dalits ont été une fois de plus exclus. Ils n’ont pas eu le droit d’être relogés au même titre que les autres, d’être accueillis sous les tentes avec les autres victimes. Ils n’ont reçu comme nourriture que ce qui était considéré comme mauvais pour les pêcheurs après que ces derniers aient été servis. Par ailleurs, ils ont été parfois contraints d’aller dans d’autres endroits et forcés à enterrer les morts, sans gants, sans masque et sans aucune protection.
Dans les villages de pêcheurs, les Dalits ne sont habituellement pas autorisés à pêcher mais, après que les bateaux ont été halés sur le sable, ils participent aux travaux de collecte du poisson, de ramassage et de séchage des filets. Dans de nombreux endroits affectés par le tsunami, les corps des Dalits victimes des vagues n’ont été retirés des décombres que par des secouristes venant d’ailleurs. Les membres des communautés de pêcheurs ne voulaient pas aider à se débarrasser de ces cadavres.
Conséquences de cette attitude, les victimes dalits ont souvent rejoint leurs proches dans les villages voisins plutôt que de rester dans les camps où elles sont l’objet de discrimination. Même dans ce contexte, le système des castes en Inde est ancré dans les mentalités et difficile à faire évoluer. Par exemple, le rétablissement de l’eau potable, des routes, des services de santé et de communication est en cours dans les villages de pêcheurs mais les quartiers habités par les Dalits sont laissés de côté.
Les pêcheurs ont aussi connu d’affreuses situations. Ils ont été également victimes du système hiérarchique des castes. Selon le journal Outlook du 7 mars 2005, les pêcheurs survivants du village de Kallar à Nagapattinam - où il y a eu 103 morts - souhaitaient être relogés dans un terrain vague. Mais un temple hindou tenu par des castes supérieures se trouve sur cet espace. Les gens de cette caste n’ont pas voulu que les pêcheurs viennent s’y installer parce que, selon un jeune pêcheur, ils disent que « nous sentons mauvais ! ».
Par ailleurs, on a vu se confirmer la présence des fondamentalistes qui sont arrivés sur les lieux du drame pour tirer parti de la situation. Les fondamentalistes hindous ont pris en charge exclusivement les corps des hindous mais pas ceux des musulmans ni des chrétiens. « Chacun enterre ses propres morts, disaient-ils Mais si vous croyez en nous, demain on vous promet le ciel »,.
En revanche, à Nagoor Dharga, qui est un lieu très connu de pèlerinage musulman, quand les Dalits et les pêcheurs ont été touchés par le tsunami, les musulmans se sont mis d’accord pour enterrer tous les morts dans la mosquée, qu’ils soient hindous, chrétiens ou musulmans. Par contre, quand l’armée s’est mise à enterrer les morts, nous avons constaté que beaucoup de corps n’avaient plus de doigts, de nez ou d’oreilles parce qu’il y avait des bijoux à récupérer. Et quand 3000 roupies étaient versées pour enterrer un mort, 2000 allaient dans la poche des soldats de l’armée !
Des populations évincées de force
Le gouvernement central essaie, de façon flagrante, de promouvoir l’écotourisme en exploitant cyniquement la situation crée par le tsunami et en manipulant la disposition établissant une zone de régulation littorale (LRZ). Il autorise le secteur multinational à construire des buildings le long des côtes. Ceci après avoir évincé et relogé de force les populations habitant traditionnellement le long du littoral, prétextant qu’il les protège ainsi de futurs tsunamis.
En fait, cette zone de régulation reconnaît les droits traditionnels des pêcheurs : « La construction ou la reconstruction d’unités d’habitation dans une zone comprise entre 200 à 500 mètres de la laisse de haute mer est autorisée, pourvu qu’elle soit dans la limite des droits traditionnels et des usages habituels propres aux villages de pêcheurs ». Mais, contrevenant à cette disposition, l’administrateur spécial et le Département de l’administration fiscale du gouvernement du Tamil Nadu, dans une lettre datée du 19 janvier 2005 (trois semaines après le tsunami) et adressée aux collecteurs d’impôts de treize districts côtiers de ce Etat, leur a ordonné d’évacuer autoritairement même ceux qui habitaient à 500 mètres de distance du rivage. Et de saisir les terres et les constructions ainsi libérées.
Le gouvernement du Tamil Nadu a ainsi délocalisé les habitants du bidonville de Dideer Nagar qui est proche de Marina Beach à Chennai (Madras). Près de 1500 familles ont été évacuées. Celles qui étaient propriétaires de leur maison ont été relogées à 20 kilomètres de Dedeer Nagar. Quant à celles qui vivaient dans des maisons louées, elles n’ont pas eu droit à des habitations de secours et continuent à vivre soit dans des maisons délabrées soit à ciel ouvert dans le même bidonville.
Reconstruire l’espoir
Notre association AREDS agit auprès des « oubliés » du tsunami, en particulier les Dalits : 2000 familles habitants des villages reculés du Tamil Nadu dans les régions côtières de Nagapattinam, Thiruvarur et Kanyakumari. Tout est à reconstruire, économiquement, socialement et psychologiquement. Tout, y compris l’espoir.
Nous collectons des fonds et des produits, nous donnons des conseils. Mais, il faut insister là-dessus, ce n’est pas notre association qui reconstruit, ce sont des collectifs d’habitants et la population concernée qui sont à l’œuvre. Nous ne nous substituons pas à eux. En effet, la reconstruction de maisons pose le problème du contrôle de la propriété. Comme on l’a vu, l’industrie de la pêche et celle du tourisme veulent profiter de l’occasion pour renforcer leur contrôle sur les territoires dévastés. A l’opposé, nous impulsons une démarche collective qui permet aux communautés de reprendre le contrôle de leur propre avenir et de transformer le système économique et le statut des femmes dans la société.
Grâce à l’aide initiale venant d’amis occidentaux, AREDS a pu commencer la réhabilitation d’une centaine de familles dans les districts de Nagapattinam, Cuddalore et Tuticorin. Il a tout d’abord fallu fournir des moyens pour vivre, tels que des filets de pêche et des charrettes pour transporter des produits d’un lieu à l’autre. Diverses activités économiques de petite taille ont été identifiées pour les familles dalits (un kiosque à thé, un atelier de couture, un petit restaurant « tiffin », un service de vente de légumes, une minoterie, un atelier de réparation et de location de vélos, un magasin de location d’ustensiles de cuisine). Des films documentaires sur le déplacement et l’expulsion des populations sont aussi réalisés pour faciliter les actions de solidarité. En outre, une formation accompagne systématiquement la mise en place de ces activités.
Les femmes et le suivi psychologique
Il y a des cas particulièrement dramatiques, par exemple celui des femmes enceintes ou des jeunes épouses avec des premiers bébés dont le mari est mort et pour lesquelles se pose la question non seulement de leur prise en charge matérielle mais celui de leur statut de mères qui se retrouvent subitement seules. Comment cette situation familiale va-t-elle être reçue par la communauté. Car il faut savoir que dans la société indienne, dominée par les hommes, la propriété est entre les mains de ces derniers. Si l’homme meurt, la femme perd le contrôle de sa propriété et ne peut pas revenir dans sa propre famille, trop pauvre pour l’accueillir.
C’est pourquoi notre association propose que les bateaux provenant de l’aide deviennent la propriété de collectifs de femmes qui les loueront ensuite aux pêcheurs. Si bien que, d’une situation individuelle, ces femmes passent à une situation collective dans le contexte économique. Et d’une situation d’exclues - mères qui ne pouvaient travailler - elles se trouvent impliquées dans une activité. Elles n’avaient rien, elles ont quelque chose. Elles étaient seules, elles se trouvent dans un groupe qui a un pouvoir collectif. Le statut des femmes comme celui de la communauté entière s’en voit transformé.
Nous essayons de faire en sorte que toutes et tous se retrouvent égaux en favorisant, par exemple, le dialogue entre Dalits et pêcheurs dans la reconstruction de l’avenir. Les rapports entre travailleurs se modifient, en même temps qu’ils affirment leur autonomie face aux pouvoirs. Dans ses modalités et ses objectifs, la reconstruction ne doit pas être imposée d’en haut mais collectivement menée. Si ce type d’action est aujourd’hui possible, c’est que depuis des années, nos associations, des mouvements sociaux et politiques militants, luttent contre le fatalisme.
La conscience que les Dalits ont d’eux-mêmes s’est, par exemple, profondément transformée. Le fruit de ce travail s’est fait sentir immédiatement après la catastrophe du tsunami. Les premiers secours ont été apportés par des femmes membres d’associations populaires qui sont venues vivre sur place. Une aide de pauvre à pauvre dont les médias, en Inde, ne parlent jamais.
De leur côté, les membres du Women Mapovi-TN, un mouvement de femmes qui lutte contre la pauvreté et qui est lié à AREDS, font du suivi psychologique et aident les victimes à reprendre confiance en elles-mêmes en recourant au théâtre populaire. La reconstruction matérielle est la plus simple, bien qu’elle ne doive pas reproduire ou accentuer les inégalités. En revanche, la reconstruction psychologique des communautés détruites est la plus difficile. Mais l’auto-organisation collective, le renforcement des solidarités populaires aident à refonder l’espoir.
L. A. Samy (Lourthusamy Arokiasamy)