La nouvelle phase de la crise a remis l’Etat au centre de la question sociale. D’une part, il
porte le poids de la dette et la responsabilité des attaques contre les acquis sociaux. Mais,
d’autre part, il se voit interpeller pour représenter le contrepouvoir face aux banques, lorsque
le mouvement social revendique la création d’un pôle public bancaire par exemple. C’est de
lui que l’on doit exiger les moyens de faire face aux effets sociaux et écologiques de la crise.
Dans un entretien avec Günter Grass, où ce dernier affirmait que « seul l’État peut garantir la
justice sociale et économique entre les citoyens », Pierre Bourdieu acquiesçait en répondant
qu’effectivement cela pouvait sembler paradoxal quand on est critique de l’Etat bourgeois de
« réclamer plus d’Etat » [1].
Agir sur ou par l’Etat interroge sur « l’outil Etat » tel que nous le lèguent des dizaines
d’années de politiques libérales. L’Etat libéral s’est attaché dans la dernière période à détruire
systématiquement ses moyens d’action sur le réel. Les entreprises publiques ont été
privatisées. Les postes de fonctionnaires, qui assuraient le contrôle des règles communes, ont
été réduits. « Lorsque l’espace public est ainsi vidé de sa substance, quels peuvent être le
contenu et le sens de cette citoyenneté ? » interrogeait Daniel Bensaïd en 1997 [2]. L’Etat s’est
déchargé de ses missions sur les niveaux intermédiaires que représentent les Régions, les
Départements, les Communes. Il n’est jusqu’à l’Europe qui intervient sur les politiques
publiques, tout en maintenant une distance irréconciliable avec des choix démocratiques.
L’action politique est donc revue et corrigée par ces nouveaux éléments. Elle pourrait, en
effet, face à ce démembrement de l’Etat, s’orienter vers des chemins de contournement de la
difficulté politique, en se référant à une image simplifiée des mobilisations et des mécanismes
de prise de conscience à travers une rhétorique de la grève générale – un abandon politique en
quelque sorte. Il importe pourtant, face à la crise, d’assurer des points d’appui intermédiaires,
ces éléments de la « guerre de tranchée » qu’il faut mener contre le capitalisme, dans le cadre
de la « structure compacte des démocraties moderne » [3]. Un « programme mobilisateur de
rupture avec la capitalisme et le productivisme » [4] se doit d’intégrer ces dimensions de
résistance.
Comment mettre en avant de nouvelles mobilisations, face à un Etat si fuyant, pour s’opposer
à la crise économique actuelle ? Quelle stratégie politique, au sens le plus large du terme,
réactiver, qui ne simplifie ni la relation à un Etat mouvant, ni les chemins difficiles de la
mobilisation ? Comment lier politique et social, en donnant toute sa portée politique à la
résistance sociale face à la crise ? A partir de l’analyse des effets de la crise, deux grands
champs de résistance sont considérés - le service public et les mouvements écologiques -,
pour mieux comprendre aujourd’hui cette articulation entre résistances, mobilisations sociales
et politiques.
Effets destructeurs de la crise et premières résistances
L’analyse de la crise économique exige de prendre en compte ses effets sur les capacités de
résistance, tant cette faiblesse est consubstantielle à cette crise. C’est en effet l’absence
d’obstacles qui a permis un tel déplacement dans le partage de la valeur ajoutée depuis 20 ans,
au détriment du monde du travail, conduisant à la crise financière de 2008. Cette période avait
amené son lot de chômage et de précarité. En 2008, il y a déjà trois millions de chômeurs,
trois millions de précaires. 40 % des salariés du privé travaillent dans des entreprises de moins
de 50 salariés. Le syndicalisme est sur la défensive dans la majeure partie des secteurs où il
est présent. La nouvelle étape de la crise après septembre 2008 conjugue ses effets néfastes
avec cette situation déjà catastrophique. La défense de l’emploi, placée au centre de la
question sociale lors de nombreux conflits locaux, n’a pas réussi à se prolonger autour d’une
bataille commune qui aurait pu s’appuyer sur la nécessité d‘une loi contre les licenciements [5].
Un million de chômeurs supplémentaires s’annonce durant 2009, sans provoquer un tollé. Les
centaines de milliers de précaires, variables d’ajustement traditionnels, sont licenciés durant
les premiers mois de cette crise.
Prennent aussi aujourd’hui effet les mesures décidées pendant la période précédente dans la
« gestion » libérale des chômeurs qui les ramène ainsi trop souvent à un « stock » et un
« flux ». La fusion au sein de Pôle Emploi des ASSEDIC et de l’ANPE annonce la
transformation du rôle de ces organismes : à l’accompagnement vers l’emploi, tel que
l’envisagent les ex-agents de l’ANPE, ou à la prise en charge des salariés licenciés, telle que
la pratiquaient les salariés de l’ASSEDIC, se substitue une mission unique de contrôle, au prix
d’une grande souffrance des salariés [6]. La loi sur les « Droits et devoirs des demandeurs
d’emploi » d‘août 2008, qui annonce ce changement de paradigme, précède de seulement
quelques semaines la crise de septembre. Le nouveau Pôle Emploi sera incapable de répondre
à l’afflux de chômeurs de 2008-2009. Les Caisses d’allocations familiales, censées gérer le
nouveau Revenu de Solidarité Active (RSA), seront elles aussi submergées durant 2009.
Contrôlé parce que responsable de son chômage, le chômeur, comme les populations les plus
démunies, est aussi de plus en plus menacé d’invisibilité. C’est à cette double peine du
contrôle et de l’invisibilité qu’invite à résister l’appel à la « Grève des chômeurs », venu de
Bretagne et dans le prolongement des actions de décembre 2009 (80 villes avaient été
concernées).
La disparition du tissu associatif, qui s’appuyait notamment sur les municipalités,
départements, régions de gauche (mais pas seulement), va s’accélérer par l’arrêt des
subventions [7]. L’isolement social prolonge d’autant plus la perte de liens dans les entreprises.
La résistance à la crise doit donc s’envisager dans ce contexte : la population est isolée et
fragmentée, les échecs successifs ont émoussé la combativité, les luttes se font sur un plan
défensif et ont du mal à avancer des propositions alternatives. La crise a des effets de
délitement sur les liens sociaux et les collectifs de travail, et de vie, comme sur les capacités
de résistance. Celles-ci sont pourtant d’une importance primordiale non seulement pour en
limiter les effets, mais l’évolution même de la crise est liée aux marges de manœuvre des
politiques libérales et donc des résistances qu’elles rencontrent.
Pourtant, et ce malgré les crises successives que nous vivons, les richesses continuent
d’augmenter et devraient donc pousser la masse des salariés à en revendiquer un meilleur
partage, que ce soit par des augmentations de salaires ou par une diminution de leur temps de
travail, des conditions de travail plus décentes, physiquement et psychologiquement (voir le
cas des suicides au travail). Mais plus encore que ces trente dernières années, le poids du
chômage aujourd’hui, avec près de 5 millions personnes précaires ou sans emploi, et le
chantage qui l’accompagne, reste un des freins majeurs au regard de la capacité des
organisations syndicales à proposer de véritables mots d’ordre pour une meilleure répartition
des richesses.
Est-ce à dire que la classe ouvrière française (voire mondiale) aurait subi une telle défaite que
personne ne serait en mesure de réagir ? Au contraire, nous considérons que de nombreuses
institutions, ces « institutions du salariat » [8] qui ont cristallisé les rapports de force liés aux
luttes sociales antérieures, structurent la solidarité et forment le socle d’une capacité de
résistance à la crise. Nous en développerons ici quelques aspects non exhaustifs.
Le service public, ligne de résistance
Dans ce contexte, les tensions autour du service public s’articulent autour de plusieurs enjeux
déterminants pour la suite. Il représente d’une part le secteur sur lequel se concentrent depuis
les années 1980, avec Thatcher en Angleterre et Reagan aux Etats-Unis, les attaques les plus
dures contre les acquis sociaux et les capacités de résistance. Ces attaques visent
simultanément à supprimer le service public dans ce qu’il a d’antinomique avec le système
capitaliste, c’est-à-dire sa vocation à « rendre service » suivant les besoins de tout un chacun
et non suivant ses moyens, et à casser des secteurs militants importants pour les rapports de
force globaux (les cheminots en Angleterre, les aiguilleurs du ciel aux Etats-Unis, ou les
enseignants en France ces dernières années).
Par ailleurs dans cette nouvelle phase de crise structurelle, le capitalisme a pour cible
principale l’ensemble des services considérés comme utiles à « l’intérêt général », que l’on
nomme communément depuis quelques années « le bien commun », comme le défend la
Marche Mondiale des Femmes en 2010 [9].
Ces notions ne sont pas anodines et il est nécessaire de comprendre leurs origines car elles
éclairent notre présent. Leur genèse est lointaine, il faut remonter au XVIIe siècle, où « le roi
est garant de l’unité contradictoire de cet ensemble disparate de provinces qu’est le royaume.
En le servant, on sert aussi autre chose que sa personne : le ‘bien commun’ » [10]. La
conception de l’Etat est donc antérieure à la Révolution, car le sentiment d’appartenance à un
royaume nécessitait une administration et des infrastructures (la première étant le réseau
routier). Il n’est donc pas encore question « d’intérêt général », notion totalement incompatible
avec la royauté, mais de « bien commun », lequel se résume dans cette période chrétienne à
des devoirs de charité et d’assistance du Roi à l’égard de ses sujets.
C’est à partir de la Révolution française et du principe d’égalité des individus que la notion
« d’intérêt général » prend forme et se développe pour aboutir à celle que nous connaissons
aujourd’hui. Mais à présent, l’Histoire s’arrête et semble opérer un virage à 180°. Sous prétexte
de réduction des dépenses publiques, le libéralisme d’Etat s’attaque à l’ensemble des services
publics qui se sont construits, pour n’en garder que la partie régalienne : la justice, les impôts,
la police, l’armée (même si pour la Justice, des attaques sont également à l’œuvre mais
davantage pour des raisons de contrôle politique qu’économiques). « L’intérêt général » laisse
alors petit à petit la place aux intérêts particuliers, principalement à ceux de la finance. En
parallèle l’égalité des droits des individus recule pour en arriver à une individualisation des
besoins et donc des moyens. C’est le retour du « bien commun », non pas dans le sens
développé par le mouvement altermondialiste - en particulier en lien avec la crise écologique
et la gestion de ressources épuisables, que ce soit en énergie fossile ou en eau potable -, mais
au contraire dans celui d’une féodalité ressuscitée à travers l’Etat que l’on peut qualifier de
monarchique, avec les devoirs de charité, d’assistance, d’un roi à l’égard de ses sujets !
La dimension démocratique prend une importance particulière. L’asphyxie des collectivités
territoriales par la crise, la suppression de la taxe professionnelle et le non versement par l’Etat
des sommes dues au titre du transfert des compétences, remettent en cause le service public de
proximité. La réorganisation des services publics, répondant à la nécessité de s’adapter en
permanence à des besoins sociaux en évolution, ne saurait justifier cette gigantesque remise
en cause du fonctionnement des services de l’Etat à travers la RGPP (Révision générale des
politiques publiques). Le management par la terreur, de plus en plus répandu dans les services
publics, empêche toute velléité de résistance. La souffrance au travail sans précédent ainsi
générée pour les agents, prend tout son sens : comment assumer les missions « généreuses » du
service public quand on est stressé et harcelé ?
« Le marché » n’a pas vocation à répondre à « l’intérêt général ». En prévision de ces zones
blanches qui apparaissent avec la désertification du monde rural, l’Etat accélère les réformes
(dans le sens de la mise au rebut), dans les domaines de la structuration politique territoriale,
ou dans les différents secteurs publics à travers les regroupements, la mutualisation des
moyens, la régionalisation et son cortège de cartes scolaire, médicale, etc.
Pour les zones intermédiaires délaissées par le privé, le « bien commun » s’en chargera
« charitablement » et aboutira à un système de santé, d’éducation, de transport, de
communication... à deux vitesses (voir davantage). De ces attaques ressort la volonté du
capitalisme de tirer du profit de la partie rentable du service public, et de laisser le reste à la
charge de la collectivité. Alors que partout le « pouvoir d’achat » se réduit, il lui faut
accaparer l’ensemble des services pourtant prioritaires dans le budget des ménages.
Existe aussi la volonté de casser toute velléité de résistance dans des secteurs du monde du
travail encore mobilisés (la majorité des syndiqués travaillent dans le secteur public, alors que
près de la moitié des salariés du privé n’a jamais rencontré de délégué syndical). Cela passe
par la division du personnel avec l’embauche de contrats précaires (la moitié des embauches à
la Poste aujourd’hui), l’opposition des salariés entre eux (la bataille idéologique sur les
régimes spéciaux), puis les réformes des retraites de 1993, 2003 et 2010 au nom de l’équité !
Affaiblir ces salariés facilite parallèlement la remise en cause du service public.
Les attaques contre le service public représentent une remise en cause de l’intérêt général et
donc des valeurs d’égalité (même accès quel que soit le lieu ou l’individu) et de solidarité
(avec la péréquation financière) : valeurs antinomiques avec le système capitaliste et sa crise
majeure que nous vivons aujourd’hui, porteuses de la perspective de dépassement de ce même
capitalisme. Dans les mouvements de défense du service public, sont abordés la question de la
répartition des richesses, la notion et l’efficience de ce que l’on peut appeler le bien commun
dans un sens universel, la manière dont une société décide d’aborder et de résoudre la question
des besoins essentiels pour vivre et le rapport entre l’être humain et son environnement. Cette
approche relie un certain nombre de valeurs qui la fondent aux notions qui les accompagnent
: l’accessibilité, l’égalité de traitement, la continuité et l’adaptabilité. C’est un véritable choix
de société.
Défendre le service public revient donc également à vouloir le protéger du marché (par le
monopole), le développer, c’est-à-dire rendre plus efficaces ceux qui existent déjà, mais
également en créer de nouveaux, parce que cela devient nécessaire, et également parce que
cela est rendu possible par l’augmentation des richesses produites. Par exemple, comment
lutter pour l’égalité entre les hommes et les femmes si on n’aborde pas la question d’un service
public de la petite enfance ? Comment lutter contre la pollution et gérer l’équilibre des
ressources si n’est pas abordée la question d’un service public de l’énergie, de l’eau ou des
transports... et ce, évidemment, bien au delà de nos frontières ? Cette défense est également
indissociable de la question des agents en charge de ces services sur lesquels repose, dans
l’histoire sociale de la France, une responsabilité particulière à cet égard, et donc du statut
spécifique de leur métier. La défense des services publics et les luttes des salariés de ce
secteur sont indissociables.
A l’instar des mouvements comme celui de Guéret en mars 2005 pour la défense et le
développement du service public, celui de Saint-Affrique pour les hôpitaux et maternités de
proximité, et dernièrement des campagnes nationales contre les franchises médicales, la
privatisation de la Poste avec la votation citoyenne, ou les Etats généraux du service public, le
trépied usager/salarié/politique pousse à faire converger des revendications sectorielles vers
un ensemble plus vaste que tous reprennent comme étant un véritable choix de société.
L’ensemble des acteurs et des services s’organise pour répondre à la fois aux problématiques
sociales et écologiques, et imaginer de les porter au niveau européen.
L’enjeu social écologique
C’est à une même réflexion sur l’importance de cette jonction entre mouvement syndical et
mouvement social et leur prolongement politique, que nous mènent plusieurs épisodes récents
autour des enjeux écologiques.
La grève lancée par les salariés des centres de raffinerie français de Total, puis étendue aux
autres centres français, a bloqué durant quelques jours le raffinage français. Le succès de cette
grève a même ouvert la question d’une éventuelle pénurie d’essence en France (le syndrome
de mai 68 n’est pas loin). Sous la pression des directions syndicales, et face à des promesses
de sauvegarde du site des Flandres, la grève s’est réduite au seul centre du Nord. Ce qui
intéresse ici notre propos relève d’une démarche inédite : la déclaration conjointe des
organisations écologistes, syndicales et politiques intitulée : « Total Raffinerie des Flandres de
Dunkerque : avec les grévistes, nous voulons des réponses écologiques et socialement
acceptables ». Cette déclaration met en avant la nécessaire reconversion d’une activité dans
un contexte de surproduction française, mais en refusant de l’opposer à la question sociale.
« Nous demandons au gouvernement de prendre les mesures pour qu’immédiatement Total
relance l’activité de la Raffinerie des Flandres, garantisse son existence et les emplois pour les
5 prochaines années. Nous demandons que ce délai soit mis à profit pour étudier un projet de
reconversion écologiquement soutenable, en associant les salarié-e-s et leurs organisations
syndicales, les élu-e-s locaux et régionaux,... ». [11]
A l’occasion d’un autre évènement un rapprochement identique s’est opéré. Le Débat public
sur le projet de réacteur nucléaire de type EPR à Penly s’est ouvert le 29 mars 2010 par une
réunion publique à Dieppe, où des salariés des sous-traitants et précaires du nucléaire ont créé
l’évènement en parlant des conditions de travail dans les centrales. Ce sont Philippe Billard, le
porte-parole de l’Association Santé / Sous-traitance, et Daniel Luengo, se qualifiant lui-même
d’invisible, qui sont venus témoigner. Philippe Billard fait l’objet de mesures de rétorsion de
la part de son employeur ENDEL (groupe GDF-SUEZ) en raison de son engagement
syndical. En qualité d’élu du personnel, il a multiplié les procédures d’alerte pour dénoncer
l’exposition aux rayonnements des salariés sous-traitants. Il a refusé le travail « nomade » de
site en site, et ENDEL l’a alors forcé à quitter son poste. EDF l’a déclaré « indésirable » en
centrale. Au cours des réunions du Débat public, une réelle solidarité s’est créée entre ces
salariés et le collectif « Stop EPR ni à Penly ni ailleurs ». Chacun a compris que c’est la même
course au profit qui porte atteinte à la santé des travailleurs, à la sûreté des centrales et à
l’environnement des habitants. La mobilisation autour du procès de Philippe Billard qu’il
intente aux Prud’hommes est l’occasion, en juin 2010, d’une série de déclaration de solidarité,
dont celle du réseau Sortir du Nucléaire qui défend en lui un « lanceur d’alerte » [12].
Les mouvements écologistes commencent à avoir une vision intégrée des conditions de vie
des hommes dans leur environnement et à découvrir qu’elles sont liées au fonctionnement du
capitalisme. Ils en viennent à remettre en cause le système. Les mouvements sociaux issus de
Copenhague ont pour mot d’ordre de ralliement : « Changeons le système, pas le climat ! ».
De cette radicalité émerge aussi une demande vis-à-vis des réponses politiques. Néanmoins,
ces solidarités dans les luttes ne peuvent trouver de débouché politique si syndicats et
mouvements écologistes ne mènent pas une réflexion commune sur les notions de
marchandisation de l’énergie, de service public et de bien commun. Or, pour l’instant, en
France, c’est dans l’action que se créent les liens, et manquent encore des plateformes larges
pour un échange politique sur ces questions.
Conclusion
La retraite, au centre de la situation sociale actuelle, la Sécurité sociale, comme les services
publics et les associations, représentent ces parcelles de la société qui donnent envie et
capacité de résistance au monde du travail et à l’ensemble de la population. Elles créent et
recréent sans cesse un espace de liberté face au libéralisme, en prônant une rétribution
« statutaire » détachée de l’évaluation capitaliste du travail. Le libéralisme ne s’y trompe pas,
comme le démontre la volonté d’inscrire les associations dans le système marchand [13].
C’est finalement à une redécouverte des mécanismes de mobilisation que nous incite cette
réflexion. Au vu des expériences relatées ici, la crise n’a-t-elle pas eu pour effet de
décloisonner des pratiques auparavant divisées ? Les mouvements sociaux doivent s’appuyer
sur les salariés, prolongement de la société au sein des espaces de travail. Ce sont eux qui se
mobilisent au premier plan pour la défense du service public. Le mouvement syndical doit se
concevoir de plus en plus comme un mouvement social, avec ses caractéristiques : sortir de
l’entreprise, se concevoir comme un réseau, engager le débat avec d’autres éléments
constitutifs de la « société civile », remettre en cause toute la société à partir d’une dimension,
proposer un autre modèle de société. L’ensemble de ses luttes porte en effet en elle une
volonté de lien et de cohérence dans un système global.
L’exemple du mouvement social en Guadeloupe fédéré par le collectif LKP, Liyannaj Kont
Pwofitasyon est révélateur de ce potentiel. Le LKP, collectif d’organisations syndicales,
associatives, politiques et culturelles, s’est choisi comme porte-parole un syndicaliste. Il a
rassemblé sur une plateforme de revendications autour de dix grands thèmes : niveau de vie,
éducation, formation professionnelle, emploi, droits syndicaux et libertés syndicales, services
publics, production, aménagement du territoire et infrastructures, KILTI (culture), et arrêt du
profit. Le mouvement de grève générale et de manifestations en Guadeloupe a duré plus de
deux mois (entre décembre 2008 et février 2009) et a été globalement victorieux puisque
l’Etat s’est engagé par accord sur un minimum de revendications. Cela grâce à cette
plateforme large qui a soudé l’ensemble des Guadeloupéens. Les travailleurs ont pu vivre sans
salaire, grâce au soutien de la population. Comment imaginer aujourd’hui une grève générale
sans cette solidarité et sans ces revendications larges ?
Enfin, si la cohérence globale des résistances tend à se développer pour aboutir au constat que
« de multiples batailles ont le même ennemi », le système capitaliste, et quelles que soient
l’imagination et la créativité que porteront les nouveaux modes de luttes, se posera alors
pleinement la question du débouché politique. Une alternative anticapitaliste s’appuie autant
sur des propositions politiques (par exemple au moment d’élections, comme dans la séquence
qui vient de se terminer), que sur des propositions sur le terrain social. Un front politique doit
s’appuyer sur les luttes, les mouvements de fond qui traversent la société et la remettent en
cause. Un front social, qui se reconstruit en permanence autour de propositions unitaires
comme dans le cas de la défense de la retraite à 60 ans, doit trouver un prolongement dans des
propositions politiques unitaires. Les recompositions politiques se font autant (et quelquefois
davantage) dans le cadre de mobilisations que dans le cadre électoral. Retrouver le lien avec
le mouvement social et politique, c’est mettre en avant un programme qui correspond à la
réalité des luttes.
C’est donc bien à une réévaluation de l’action politique que nous sommes invités. Thomas
Coutrot met en évidence dans la « société civile » un nouvel acteur apte à prendre l’offensive
pour une nouvelle société [14], s’impose donc la revalorisation d’une démarche liant intervention
sociale et élaboration politique, interventions communes et propositions politiques
convergentes. Après deux grandes campagnes unitaires de la gauche radicale autour de
propositions communes (campagne de la Poste, puis campagne, encore en cours, pour la
défense des retraites), il est temps d’avancer ensemble. Là se trouve le creuset de la
recomposition d’une gauche radicale, autour de ces propositions et mobilisations
anticapitalistes. Les résistances à la crise sont orphelines d’une proposition politique liant
dans un front commun ces domaines sociaux et politiques.
Louis-Marie Barnier, Irène Juin, Christian NGuyen