Comment est né le projet de La Diagonale de Tchernobyl ?
Bruno Boussagol - C’est une longue histoire ! Qui commence en novembre 1998 avec la lecture du livre de Svetlana Alexievitch, La Supplication1. Cette lecture a eu l’effet d’un « retour du refoulé ». Je suis un metteur en scène de théâtre qui travaille exclusivement la question de la fracture : sociale, psychique, affective, émotionnelle. Aussi, je suis à l’affût du réel dans l’écriture contemporaine.
L’adaptation théâtrale était possible pratiquement sans toucher à l’écriture. C’est Alexandra Alexievitch qui m’a demandé de jouer pour les morts. Ce qui n’est pas une proposition banale pour un metteur en scène ! À l’approche du vingtième anniversaire de l’explosion, j’ai essayé de comprendre ce qu’elle voulait dire et je me suis rapproché du site de Tchernobyl. Je le redoutais et le désirais à la fois. Il y a deux ans, j’ai écrit un premier projet pour 50 artistes : une traversée de Tchernobyl à Barcelone en quatre mois. Un nouveau projet est né, qui commence à Cherbourg, le 15 avril, et finira temporairement au festival d’Aurillac. La Diagonale de Tchernobyl, qui se veut « une occupation de l’espace public comme lieu d’exil », sera disponible jusqu’à fin 2008.
Comment l’explosion de Tchernobyl continue de peser dans les régions qui ont été contaminées ?
B. Boussagol - Il est très difficile de répondre à cette question, tant les effets de la désinformation et du déni sont importants. Nous tentons de participer à l’émergence de la vérité, avec l’organisation du colloque « Diagonale de Tchernobyl : pour vivre dans la vérité ». Nos invités, Michèle André (vice-présidente du Sénat et sénatrice du Puy-de-Dôme), Marie-Christine Blandin (sénatrice du Nord), Galia Ackerman (journaliste et cotraductrice de La Supplication), Michèle Rivasi (fondatrice de la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité - Criirad), Monique Sené (physicienne et présidente du Groupement de scientifiques pour l’information sur l’énergie nucléaire, Gsien), Michel Fernex (professeur de médecine), Thierry Meyer (président de l’association Les enfants de Tchernobyl) feront le point, sans la pression du lobby nucléaire mondial. Mine de rien, c’est un événement qu’une compagnie théâtrale s’empare d’un tel sujet !
Quel lien établissez-vous entre cette solidarité artistique avec les « liquidateurs », qui se sont sacrifiés pour arrêter le processus d’explosion de la centrale, et les luttes antinucléaires actuelles ?
B. Boussagol - Peu d’Européens sont conscients que près de 300 000 jeunes soviétiques ont été sacrifiés. Le film de Vladimir Tcherkoff, Le Sacrifice, est sur ce point explicite et convainquant : sans les liquidateurs, le vieux monde ne serait pas habitable dans les conditions que nous connaissons. À quand sa diffusion sur une chaîne française ? Mais il faut admettre également que la leçon n’a pas vraiment servie. Particulièrement en France, où le débat public alimente et perpétue le mythe soviétique du nucléaire civil libérateur et sans danger. À l’exception d’une minorité de citoyens hyperconscients, qui a la lourde tâche de garantir la crédibilité de l’alternative au tout-nucléaire.
Notre acte artistique se situe dans cette perspective. Nous partirons de la manifestation contre l’EPR, le 15 avril à Cherbourg, et partirons pour Tchernobyl que nous atteindrons dix jours plus tard.
Vous évoquez l’idée de jouer pour les morts - peut-être pour rendre hommage aux « liquidateurs » et aux populations touchées au moment de l’explosion. Mais aujourd’hui, qu’avez-vous envie de dire aux vivants, en particulier en Ukraine et dans le reste de la Russie ?
B. Boussagol - Tous les liquidateurs ne sont pas morts. On estime qu’il y a environ 300 000 jeunes gens (pompiers, soldats et volontaires), nommés liquidateurs, qui ont été fortement exposés dans les premiers mois suivant l’explosion. La polémique fait rage sur le nombre de décès imputables à la contamination. Il est raisonnable de penser que, chaque organisme réagissant différemment, à terme, tous seront morts prématurément. Ces hommes de 40 à 50 ans meurent aujourd’hui du « mal des rayons », dans l’anonymat. Si nous jouons dans le théâtre vide de Pripiat (3000 places), c’est que nous voulons envoyer un message. Il n’y a pas de public. Seulement quelques témoins, et nous - les 30 artistes. Il y a donc une forte responsabilité des journalistes à rendre compte, à être présents.
Nous jouons pour que les survivants sachent que nous pensons à eux, que nous faisons un acte insensé pour la mémoire de ceux qui sont déjà morts. Mais il est essentiel de dire que ces morts ne sont pas vains. Il y a un sens qui se dégage de cette catastrophe. Mais cela ne suffit pas. Huit millions de personnes vivent encore dans des zones durablement contaminées, et il est de la responsabilité de l’Europe de se poser la question de leur survie dans de telles conditions. Sur place, les gens pensent qu’ils ont commencé à vivre l’apocalypse.
Quelle réactions ont suscité vos mises en scène de La Supplication dans le public ?
B. Boussagol - J’étais, il y a quelques jours, à Minsk, en Biélorussie. J’ai assisté à la représentation de ma mise en scène de La Prière de Tchernobyl par le Théâtre de la dramaturgie biélorusse. Des centaines de jeunes gens se sont tus, dès les premières secondes, pour ne sortir du silence que deux heures après. Ils apprennent leur histoire, celle de leurs parents et grands-parents. C’est pareil en France. Sauf qu’ici, je n’ai pratiquement pas d’espace pour jouer ce texte.
Notes
1. La supplication, Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse, (Livre de poche, 5,30 euros) est un témoignage réalisé douze ans après l’explosion. Svetlana Alexievitch, journaliste biélorusse, a rencontré les travailleurs de la centrale : fonctionnaires du parti, médecins, soldats, liquidateurs chargés de tuer chiens et chats contaminés - pour qu’ils racontent comment s’organise le monde après Tchernobyl.
• pour en savoir plus : http://diagonaletchernobyl.free.fr/