SUR LA REPRODUCTION DES CONDITIONS DE LA PRODUCTION
Il nous faut maintenant faire apparaître quelque chose que nous avons, le temps d’un éclair, entrevu dans notre analyse lorsque nous avons parle de la nécessité de renouveler les moyens de production pour que la production soit possible. C’était une indication en passant. Nous allons maintenant la considérer pour elle-même. [1]
Comme le disait Marx, un enfant lui-même sait que, si une formation sociale ne reproduit pas les conditions de la production en même temps qu’elle produit, elle ne survivra pas une année [2]. La condition dernière de la production, c’est donc la reproduction des conditions de la production. Elle peut être « simple » (reproduisant tout juste les conditions, de la production antérieure) ou « élargie » (les étendant). Laissons de côté pour le moment cette dernière distinction.
Qu’est-ce donc que la reproduction des conditions de la production ?
Nous nous engageons ici dans un domaine à la fois très familier (depuis le Livre II du Capital) et singulièrement méconnu. Les évidences tenaces (évidences) idéologiques de type empiriste) du point de vue de la seule production, voire de la simple pratique productive (elle-même abstraite par rapport au procès de production), font tellement corps avec notre « conscience » quotidienne, qu’il est extrêmement difficile, pour ne pas dire presque impossible, de s’élever au point de vue de la reproduction. Pourtant en dehors de point de vue, tout reste abstrait (plus que partiel : déformé) - même au niveau de la production, et, à plus forte raison encore, de la simple pratique.
Essayons d’examiner les choses avec méthode.
Pour simplifier notre exposé, et si nous considérons que toute formation sociale relève d’un mode de production dominant, nous pouvons dire que le procès de production met en œuvre les forces productives existantes dans et sous des rapports de production définis.
Il s’ensuit que, pour exister, toute formation sociale doit, en même temps qu’elle produit, et pour pouvoir produire, reproduire les conditions de sa production. Elle doit donc reproduire :
1) les forces productives ;
2) les rapports de production existants.
REPRODUCTION DES MOYENS DE PRODUCTION.
Tout le monde désormais reconnaît (y compris les économistes bourgeois qui travaillent dans la comptabilité nationale, ou les « théoriciens macro-économistes » modernes), parce que Marx en a imposé la démonstration dans le Livre II du Capital, qu’il n’y a pas de production possible sans que soit assurée la reproduction des conditions matérielles de la production : la reproduction des moyens de production.
Le premier économiste venu qui, en cela, ne distingue pas du premier capitaliste venu, sait qu’il faut prévoir, chaque année, de quoi remplacer ce qui s’épuise ou s’use dans la production : matière première, installations fixes (bâtiments), instruments de production (machines), etc. Nous disons : le premier économiste venu = le premier capitaliste venu, en ce qu’ils expriment tous deux le point de vue de l’entreprise, se contentant de, commenter simplement les termes de la pratique financière comptable de l’entreprise.
Mais nous savons, grâce au génie de Quesnay, qui, le premier, a posé ce problème qui « crève les yeux », et au génie de Marx qui l’a résolu, que ce n’est pas au niveau de l’entreprise que la reproduction des conditions matérielles de la production peut être pensée, car ce n’est pas là qu’elle existe dans ses conditions réelles. Ce qui se passe au niveau de l’entreprise est un effet, qui donne seulement l’idée de la nécessité de la reproduction, mais ne permet absolument pas d’en penser les conditions et les mécanismes.
Il suffit d’un simple instant de réflexion pour s’en convaincre : Monsieur X..., capitaliste, qui produit dans sa filature des tissus de laine, doit « reproduire » sa matière première, ses machines, etc. Or ce n’est pas lui qui les produit pour sa production - mais d’autres capitalistes : un gros éleveur de moutons d’Australie, M. Y..., un gros métallurgiste producteur de machines-outils, M. Z..., etc., etc., lesquels doivent eux aussi, pour produire ces produits qui conditionnent la reproduction des conditions de la production de M. X..., reproduire les conditions de leur propre production, et à l’infini -le tout dans des proportions telles que, sur le marché national quand ce n’est pas sur le marché mondial, la demande en moyens de production (pour la reproduction) puisse être satisfaite par l’offre.
Pour penser ce mécanisme qui débouche sur une sorte de « fil sans fin », il faut suivre la démarche « globale » de Marx, et étudier notamment les rapports de circulation du capital entre le Secteur 1 (production des moyens de production) et le Secteur Il (production des moyens de consommation), et la réalisation de la plus value, dans les Livres II et III du Capital.
Nous n’entrerons pas dans l’analyse de cette question. Il nous suffit d’avoir mentionné l’existence de la nécessité de la reproduction des conditions matérielles de la production.
REPRODUCTION DE LA FORCE DE TRAVAIL
Pourtant, quelque chose n’aura pas manqué de frapper le lecteur. Nous avons parlé de la reproduction des moyens de production, - mais non de la reproduction des forces productives. Nous avons donc passé sous silence la reproduction de ce qui distingue les forces productives des moyens de production, à savoir la reproduction de la force de travail.
Si l’observation de ce qui se passe dans l’entreprise, en particulier l’examen de la pratique financière-comptable des prévisions d’amortissement - investissement pouvait nous donner une idée approchée de l’existence du procès matériel de la reproduction, nous entrons maintenant dans un domaine sur lequel l’observation de ce qui se passe dans l’entreprise est sinon totalement, du moins presque entièrement aveugle, et pour une bonne raison : la reproduction de la force de travail se passe pour l’essentiel hors de l’entreprise.
Comment la reproduction de la force de travail est-elle assurée ?
Elle est assurée en donnant à la force de travail le moyen matériel de se reproduire : par le salaire. Le salaire figure dans la comptabilité de chaque entreprise, mais comme « capital main-d’œuvre » [3], et nullement comme condition de la reproduction matérielle de la force de travail.
Pourtant c’est bien ainsi qu’il « agit », puisque le salaire représente seulement la partie de la valeur produite par la dépense de la force de travail, indispensable à sa reproduction : entendons indispensable à la reconstitution de la force de travail du salarié (de quoi se loger, se vêtir et se nourrir, bref de quoi être en état de se représenter demain -chaque demain que dieu fait - au guichet de l’entreprise) ; ajoutons : indispensable à l’élevage et l’éducation des enfants en qui le prolétaire se reproduit (à x exemplaires : x pouvant être égal à 0, 1, 2, etc.) comme force de travail.
Rappelons que cette quantité de valeur (le salaire), nécessaire à la reproduction de la force de travail, est déterminée non pas par les seuls besoins d’un S.M.I.G. « biologique », mais par les besoins d’un minimum historique (Marx remarquait : il faut de la bière aux ouvriers anglais et du vin aux prolétaires français) donc historiquement variable.
Indiquons aussi que ce minimum est doublement historique, en ce qu’il n’est pas défini par les besoins historiques de la classe ouvrière « reconnus » par la classe capitaliste, mais par les besoins historiques imposes par la lutte de classe prolétarienne (lutte de classe double : contre l’augmentation de la durée du travail, et contre la diminution des salaires).
Pourtant il ne suffit pas d’assurer à la force de travail les conditions matérielles de sa reproduction, pour qu’elle soit reproduite comme force de travail. Nous avons dit que la force de travail disponible devait être « compétente », c’est-à-dire apte à être mise en œuvre dans le système complexe du procès de production. Le développement des forces productives et le type d’unité historiquement constitutif des forces productives à un moment donné produisent ce résultat que la force de travail doit être (diversement) qualifiée et donc reproduite comme telle. Diversement : selon les exigences de la division sociale-technique du travail, à ses différents « postes » et « emplois ».
Or, comment cette reproduction de la qualification (diversifiée) de la force de travail est-elle assurée en régime capitaliste ? À la différence de ce qui se passait dans les formations sociales esclavagistes et servagistes : cette reproduction de la qualification de la force de travail tend (il s’agit d’une loi tendancielle) à être assurée non plus « , sur le tas » (apprentissage dans la production même), mais de plus en plus en dehors de la production : par le système scolaire capitaliste, et par d’autres instances et institutions.
Or, qu’apprend-on à l’École ? On va plus ou moins loin dans les études, mais on apprend de toutes façons à lire, écrire, compter, - donc quelques technique et pas mal d’autres choses encore, y compris des éléments (qui peuvent être rudimentaires ou au contraire approfondis) de « culture scientifique » ou « littéraire » directement utilisables dans les différents postes de la production (une instruction pour les ouvriers, une autre pour les techniciens, une troisième pour les ingénieurs, une dernière pour les cadres supérieurs, etc...) On apprend donc des « savoir-faire ».
Mais à côté, et aussi à l’occasion de ces techniques et ces connaissances, on apprend à l’École les « règles » du bon usage c’est-à-dire de la convenance que doit observer, selon le poste qu’il est « destiné » à y occuper, tout agent de la division du travail : règles de la morale, de la conscience civique et professionnelle, ce qui veut dire, en clair, règles du respect de la division sociale-technique du travail, et en définitive règles de l’ordre établi par la domination de classe. On y apprend aussi à « bien parler le français », à bien « rédiger », c’est-à-dire en fait (pour les futurs capitalistes et leurs serviteurs) à « bien commander » c’est-à-dire (solution idéale) à « bien parler » aux ouvriers, etc.
Pour énoncer ce fait dans une langue plus scientifique, nous dirons que la reproduction de la force de travail exige non seulement une reproduction de sa qualification, mais, en même temps, une reproduction de sa soumission aux règles de l’ordre établi, c’est dire une reproduction de sa soumission à l’idéologie dominante pour les ouvriers et une reproduction de la capacité à bien manier l’idéologie dominante pour les agents de l’exploitation et de la répression, afin qu’ils assurent aussi « par la parole » la domination de la classe dominante.
En d’autres termes, l’École (mais aussi d’autres institutions d’État comme l’Église, ou d’autres appareils comme l’Armée) enseignent des « savoir-faire », mais dans des formes qui assurent l’assujettissement à l’idéologie dominante, ou la maîtrise de sa « pratique ». Tous les agents de la production, de l’exploitation et de la répression, sans parler des « professionnels de l’idéologie » (Marx) doivent être à un titre ou à un autre « pénétrés » de cette idéologie, pour s’acquitter « consciencieusement » de leur tâche - soit d’exploités (les prolétaires), soit d’exploiteurs (les capitalistes), soit d’auxiliaires de l’exploitation (les cadres), soit de grands prêtres de l’idéologie dominante (ses « fonctionnaires »), etc.
La reproduction de la force de travail fait donc apparaître, comme sa condition sine qua non, non seulement la reproduction de sa « qualification », mais aussi la reproduction de son assujettissement à l’idéologie dominante, ou de la « pratique » de cette idéologie, avec cette précision qu’il ne suffit pas de dire : « non seulement mais aussi », car il apparaît que c’est dans les formes et sous les formes de l’assujettissement idéologique qu’est assurée la reproduction de la qualification de la force de travail.
Mais par là, nous reconnaissons la présence efficace d’une nouvelle réalité : l’idéologie.
Ici, nous allons présenter deux remarques.
La première sera pour faire le point de notre analyse de la reproduction.
Nous venons d’étudier rapidement les formes de la reproduction des forces productives, c’est-à-dire des moyens de production d’une part, et de la force de travail d’autre part.
Mais nous n’avons pas encore abordé la question de la reproduction des rapports de production. Or cette question est une question cruciale de la théorie marxiste du mode de production. La passer sous silence est une omission théorique - pis, une faute politique grave.
Nous allons donc en parler. Mais pour nous donner les moyens d’en parler, il nous faut faire une nouvelle fois un grand détour.
La seconde remarque est que, pour faire ce détour, nous sommes obligés de reposer notre vieille question : qu’est-ce qu’une société ?
INFRASTRUCTURE ET SUPERSTRUCTURE
Nous avons eu l’occasion [4] d’insister sur le caractère révolutionnaire de la conception marxiste du « tout social » en ce qui le distingue de la « totalité » hégélienne. Nous avons dit (et cette thèse ne faisait que reprendre des propositions célèbres du matérialisme historique) que Marx conçoit la structure de toute société comme constituée par les « niveaux » ou « instances », articulés par une détermination spécifique : l’infrastructure ou base économique, (« unité » des forces productives et des rapports de production), et la superstructure, qui comporte elle-même deux « niveaux » ou « instances » : le juridico-politique (le droit et l’État) et l’idéologie (les différentes idéologies, religieuses, morale, juridiques, politique, etc.).
Outre son intérêt théorico-pédagogique (qui fait voir la différence qui sépare Marx de Hegel), cette représentation offre l’avantage théorique capital suivant : elle permet d’inscrire dans le dispositif théorique de ses concepts essentiels ce que nous avons appelé leur indice d’efficacité respectif. Qu’entendre par là ?
Chacun peut aisément se convaincre que cette représentation de la structure de toute société comme un édifice comportant une base (infrastructure) sur laquelle s’élèvent les deux « étages » de la superstructure, est une métaphore, très précisément une métaphore spatiale : celle d’une topique [5]. Comme toute métaphore, cette métaphore suggère, fait voir quelque chose. Quoi ? Eh bien, justement ceci : que les étages supérieurs ne pourraient « tenir » (en l’air) tout seuls, s’ils ne reposaient précisément sur leur base.
La métaphore de l’édifice a donc pour objet de représenter avant tout la « détermination en dernière instance » par la base économique. Cette métaphore spatiale a donc pour effet d’affecter la base d’un indice d’efficacité connu sous les termes célèbres : détermination en dernière instance de ce qui se passe dans les « étages » (de la superstructure) par ce qui se passe dans la base économique.
À partir de cet indice d’efficacité « en dernière instance », les « étages » de la superstructure se trouvent évidemment affectés d’indices d’efficacité différents. Quel genre d’indice ?
On peut dire que les étages de la superstructure ne sont pas déterminants en dernière instance, mais qu’ils sont déterminés par l’efficace de base ; que s’ils sont déterminants à leur manière (non encore définie), ils le sont en tant que déterminés par la base.
Leur indice d’efficacité (ou de détermination), comme déterminée par la détermination en dernière instance de la base, est pensé dans la tradition marxiste sous deux formes : 1) il y a une « autonomie relative » de la superstructure par rapport à la base ; 2) il y a « une action en retour » de la superstructure sur la base.
Nous pouvons donc dire que le grand avantage théorique de la topique marxiste, donc de la métaphore spatiale de l’édifice (base et superstructure) est à la fois de faire voir que les questions de détermination (ou d’indice d’efficacité) sont capitales ; de faire voir que c’est la base qui détermine en dernière instance tout l’édifice ; et, par voie de conséquence, d’obliger à poser le problème théorique du type d’efficacité « dérivée » propre à la superstructure, c’est-à-dire d’obliger à penser ce que la tradition marxiste désigne sous les termes conjoints d’autonomie relative de la superstructure, et d’action en retour de la superstructure sur la base.
L’inconvénient majeur de cette représentation de la structure de toute société dans la métaphore spatiale de l’édifice, est évidemment d’être métaphorique : c’est-à-dire de rester descriptive.
Il nous semble désormais souhaitable et possible de représenter les choses autrement. Qu’on nous entende bien : nous ne récusons nullement la métaphore classique, puisqu’elle nous oblige elle-même à la dépasser. Et nous ne la dépassons pas pour la rejeter comme caduque. Nous voudrions simplement tenter de penser ce qu’elle nous donne dans la forme d’une description.
Nous pensons que c’est à partir de la reproduction qu’il est possible et nécessaire de penser ce qui caractérise l’essentiel de l’existence et la nature de la superstructure. Il suffit de se placer au point de vue de la reproduction pour que s’éclairent plusieurs des questions dont la métaphore spatiale de l’édifice indiquait l’existence, sans leur donner de réponse conceptuelle.
Notre thèse fondamentale est qu’il n’est possible de poser ces questions (et donc d’y répondre) que du point de vue de la reproduction.
Nous allons analyser brièvement le Droit, l’État et l’idéologie de ce point de vue. Et nous allons faire apparaître à la fois ce qui se passe du point de vue de la pratique et de la production d’une part, et de reproduction d’autre part.
L’ÉTAT
La tradition marxiste est formelle : l’État est conçu explicitement dès le Manifeste et le 18 Brumaire (et dans tous les textes classiques ultérieurs, avant tout de Marx sur la Commune de Paris, et de Lénine sur l’État et la Révolution) comme appareil répressif. L’État est une « machine » de répression, qui permet aux classes dominantes (au XIXe siècle, à la classe bourgeoise et à la « classe » des grands propriétaires terriens) d’assurer leur domination sur la classe ouvrière pour la soumettre au procès d’extorsion de la plus-value (c’est-à-dire à l’exploitation capitaliste).
L’État, c’est alors avant tout ce que les classiques du marxisme ont appelé l’appareil d’État. On comprend sous ce terme : non seulement l’appareil spécialisé (au sens étroit) dont nous avons reconnu l’existence et la nécessité à partir des exigences. de la pratique juridique, à savoir la police, les tribunaux, les prisons ; mais aussi l’armée, qui (le prolétariat a payé de son sang cette expérience) intervient directement comme force répressive d’appoint en dernière instance quand la police, et ses corps auxiliaires spécialisés, sont « débordés par les événements » ; et au-dessus de cet ensemble le chef de l’État, le gouvernement et l’administration.
Présentée sous cette forme, la « théorie » de l’État marxiste-léniniste touche à l’essentiel, et il n’est pas question un seul instant de ne pas prendre conscience que c’est bien là l’essentiel. L’appareil d’État, qui définit l’État comme force d’exécution et d’intervention répressive, « au service des classes dominantes », dans la lutte de classe menée par la bourgeoisie et ses alliés contre le prolétariat, est bel et bien l’État, et définit bel et bien sa « fonction » fondamentale.
DE LA THÉORIE DESCRIPTIVE
À LA THÉORIE TOUT COURT
Pourtant, là encore, comme nous l’avons fait remarquer à propos de la métaphore de l’édifice (infrastructure et superstructure), cette présentation de la nature de l’État reste en partie descriptive.
Comme nous aurons souvent l’occasion d’employer cet adjectif (descriptif), un mot d’explication est nécessaire, pour lever toute équivoque.
Lorsque nous disons, en parlant de la métaphore de l’édifice, ou en parlant de la « théorie » marxiste de l’État, que ce sont des conceptions ou représentations descriptives de leur objet, nous n’avons pas d’arrière-pensée critique. Nous avons au contraire tout lieu de penser que les grandes découvertes scientifiques ne peuvent éviter de passer par la phase de ce que nous appellerons une « théorie » descriptive. Ce serait la première phase de toute théorie, au moins dans le domaine qui nous occupe (celui de la science des formations sociales). Comme telle, on pourrait - et à notre sens on doit - envisager cette phase comme une phase transitoire, nécessaire au développement de la théorie. Qu’elle soit transitoire, nous l’inscrivons dans notre expression : « théorie descriptive », en faisait apparaître, dans la conjonction des termes que nous employons, l’équivalent d’une sorte de « contradiction ». En effet le terme de théorie « jure » en partie avec l’adjectif « descriptive » qui lui est accolé. Cela veut dire très précisément : 1) que la « théorie descriptive » est bien, sans aucun doute possible, le commencement sans retour de la théorie, mais 2) que la forme « descriptive » dans laquelle se présente la théorie exige, par l’effet même de cette « contradiction », un développement de la théorie qui dépasse la forme de la « description ».
Précisons notre pensée, en revenant à notre objet présent : l’État.
Lorsque nous disons que la « théorie » marxiste de l’État, dont nous disposons, reste en partie « descriptive », cela signifie d’abord et avant tout que cette « théorie » descriptive est, sans aucun doute possible, le commencement même de la théorie marxiste de l’État, et que ce commencement nous donne l’essentiel c’est-à-dire le principe décisif de tout développement ultérieur de la théorie.
Nous dirons en effet que la théorie descriptive de l’État est juste, puisqu’on peut parfaitement faire correspondre à la définition qu’elle donne de son objet l’immense majorité des faits observables dans le domaine qu’elle concerne. Ainsi la définition de l’État comme État de classe, existant dans l’appareil d’État répressif, éclaire d’une manière fulgurante tous les faits observables dans les divers ordres de la répression, quels qu’en soient les domaines : depuis les massacres de juin 48 et de la Commune de Paris, du dimanche sanglant de mai 1905 à Pétrograd, de la Résistance, de Charonne, etc., jusqu’aux simples (et relativement anodines) interventions d’une « censure » qui interdit la Religieuse de Diderot ou une pièce de Gatti sur Franco ; elle éclaire toutes les formes directes ou indirectes de l’exploitation et de l’extermination des masses populaires (les guerres impérialistes) ; elle éclaire cette subtile domination quotidienne où éclate, par exemple dans les formes de la démocratie politique, ce que Lénine a appelé après Marx la dictature de la bourgeoisie.
Cependant la théorie descriptive de l’État représente une phase de la constitution de la théorie qui exige elle-même le « dépassement » de cette phase. Car il est clair que si la définition en question nous donne bien de quoi identifier et reconnaître les faits d’oppression en les rapportant à l’État, conçu comme appareil répressif d’État, cette « mise en rapport » donne lieu à un genre d’évidence très particulier, dont nous aurons l’occasion de dire un mot dans quelques instants : « oui, c’est bien ainsi, c’est bien vrai ! ... » [6]. Et l’accumulation des faits sous la définition de l’État, si elle multiplie son illustration, ne fait pas avancer réellement la définition de I’État, c’est-à-dire sa théorie scientifique. Toute théorie descriptive court ainsi le risque de « bloquer » le développement, pourtant indispensable, de la théorie.
C’est pourquoi nous pensons qu’il est indispensable, pour développer cette théorie descriptive en théorie tout court, c’est-à-dire pour comprendre plus avant les mécanismes de l’État en son fonctionnement, nous pensons qu’il est indispensable d’ajouter quelque chose à la définition classique de l’État comme appareil d’État.
L’ESSENTIEL DE LA THÉORIE MARXISTE
DE L’ÉTAT
Précisons d’abord un point important : l’État (et son existence dans son appareil) n’ont de sens qu’en fonction du pouvoir d’État. Toute la lutte des classes politique tourne autour de l’État. Entendons : autour de la détention, c’est-à-dire de la prise et de la conservation du pouvoir d’État, par une certaine classe, ou par une alliance de classes ou de fractions de classes. Cette première précision nous oblige donc à distinguer le pouvoir d’État (conservation du pouvoir d’État ou prise de pouvoir d’État), objectif de la lutte de classes politique d’une part, et l’appareil d’État d’autre part.
Nous savons que l’appareil d’État peut demeurer en place, comme le prouvent les « révolutions » bourgeoises du XIXe siècle en France (1830, 1848) ou les coups d’État (le Deux décembre, mai 1958) ou les effondrements d’État (chute de l’Empire 1870, chute de la IIIe République en 1940), ou la montée politique de la petite-bourgeoisie (1890-95 en France), etc..., sans que l’appareil d’État en soit affecté ou modifié : il peut rester en place, sous les événements politiques qui affectent la détention du pouvoir d’État.
Même après une révolution sociale comme celle de 1917, une grande partie de l’appareil d’État est restée en place sous la prise du pouvoir d’État par l’alliance du prolétariat et de la paysannerie pauvre : Lénine assez répété.
On peut dire que cette distinction du pouvoir d’État et de l’appareil d’État fait partie de la « théorie marxiste » de l’État, de manière explicite depuis le 18 Brumaire et Les Luttes de classes en France de Marx.
Pour résumer sur ce point la « théorie marxiste de l’État », nous pouvons dire que les classiques du marxisme ont toujours affirmé : 1) l’État c’est l’appareil répressif d’État ; 2) il faut distinguer le pouvoir d’État de l’appareil d’État ; 3) l’objectif de la lutte des classes concerne le pouvoir d’État, et, par voie de conséquence l’utilisation, par les classes (ou alliance de classes, ou de fractions de classe) détentrices du pouvoir d’État, de l’appareil d’État en fonction de leurs objectifs de classe ; et 4) le prolétariat doit s’emparer du pouvoir d’État pour détruire l’appareil d’État bourgeois existant, et, dans une première phase le remplacer par un appareil d’État tout différent, prolétarien, puis dans les phases ultérieures mettre en œuvre un processus radical, celui de la destruction de l’État (fin du pouvoir d’État et de tout appareil d’État).
De ce point de vue par conséquent, ce que nous proposerions d’ajouter à la « théorie marxiste » de l’État, y figure d’ores et déjà en toutes lettres. Mais il nous semble que cette théorie, ainsi complétée, reste encore en partie descriptive, bien qu’elle comporte désormais des éléments complexes et différenciels dont le fonctionnement et le jeu ne peuvent être compris sans le recours à un approfondissement théorique supplémentaire.
LES APPAREILS IDÉOLOGIQUES D’ÉTAT
Ce qu’il faut ajouter à la « théorie marxiste » de l’État, c’est donc autre chose.
Nous devons ici avancer avec prudence dans un terrain où, en fait, les classiques du marxisme nous ont depuis longtemps précédé, mais sans avoir systématisé, sous une forme théorique, les progrès décisifs que leurs expériences et leurs démarches impliquent. Leurs expériences et démarches sont en effet restées avant tout sur le terrain de la pratique politique.
Les classiques du marxisme ont, en fait, c’est-à-dire dans leur pratique politique, traité l’État comme une réalité plus complexe, que la définition qui en est donnée dans la « théorie marxiste de l’État », même complétée comme nous venons de le faire. Ils ont reconnu cette complexité dans leur pratique, mais ils ne l’ont pas exprimée dans une théorie correspondante [7].
Nous voudrions tenter d’esquisser très schématiquement cette théorie correspondante. À cette fin, nous proposons la thèse suivante.
Pour faire progresser la théorie de l’État, il est indispensable de tenir compte, non seulement de la distinction entre pouvoir d’État et appareil d’État, mais aussi d’une autre réalité qui est manifestement du côté de l’appareil (répressif) d’État, mais ne se confond pas avec lui. Nous appellerons cette réalité par son concept : les appareils idéologiques d’État.
Qu’est-ce que les appareils idéologiques d’État (AIE) ?
Ils ne se confondent pas avec l’appareil (répressif) d’État. Rappelons que dans la théorie marxiste, l’Appareil d’État (AE) comprend : le Gouvernement, l’Administration, l’Armée, la Police, les Tribunaux, les Prisons, etc., qui constituent ce que nous appellerons désormais l’Appareil Répressif d’État. Répressif indique que l’Appareil d’État en question « fonctionne à la violence », du moins à la limite (car la répression, par exemple administrative, peut revêtir des formes non physiques).
Nous désignons par Appareils Idéologiques d’État un certain nombre de réalités qui se présentent à l’observateur immédiat sous la forme d’institutions distinctes et spécialisées, Nous en proposons une liste empirique, qui exigera naturellement d’être examinée en détail, mise à l’épreuve, rectifiée et remaniée. Sous toutes les réserves qu’implique cette exigence, nous pouvons, pour le moment, considérer comme Appareils Idéologiques d’État les institutions suivantes (l’ordre dans lequel nous les énumérons n’a pas de signification particulière) :
– l’AIE religieux (le système des différentes Églises) ;
– l’AIE scolaire (le système des différentes « Écoles », publiques et privées) ;
– l’AIE familial [8] ;
– l’AIE juridique [9] ;
– l’AIE politique (le système politique, dont les différents Partis),
– l’AIE syndical ; l’AIE de l’information (presse, radio-télé, etc.) ; l’AIE culturel (Lettres, Beaux-Arts, sports, etc.).
Nous disons : les AIE ne se confondent pas avec l’Appareil (répressif) d’État. En quoi consiste leur différence ?
Dans un premier moment nous pouvons observer que s’il existe un Appareil (répressif) d’État, il existe une pluralité d’Appareils idéologiques d’État. A supposer qu’elle existe, l’unité qui constitue cette pluralité d’AIE en corps n’est pas immédiatement visible.
Dans un second moment, nous pouvons constater qu’alors que l’Appareil (répressif) d’État, unifié, appartient tout entier au domaine public, la plus grande partie des Appareils idéologiques d’État (dans leur apparente dispersion) relève au contraire du domaine prive. Privés sont les Églises, les Partis, les syndicats, les familles, quelques écoles, la plupart des journaux, des entreprises culturelles, etc., etc.
Laissons de côté pour le moment notre première observation. Mais on ne manquera pas de relever la seconde, pour nous demander de quel droit nous pouvons considérer comme Appareils idéologiques d’État des institutions qui, pour la majorité d’entre elles, ne possèdent pas de statut public, mais sont tout simplement des institutions privées. En marxiste conscient, Gramsci avait déjà, d’un mot, prévenu cette objection. La distinction du public et du privé est une distinction intérieure au droit bourgeois, et valable dans les domaines (subordonnés) où le droit bourgeois exerce ses « pouvoirs ». Le domaine de l’État lui échappe car il est « au-delà du Droit » : l’État, qui est l’État de la classe dominante, n’est ni public ni privé, il est au contraire la condition de toute distinction entre public et privé. Disons la même chose en partant cette fois de nos appareils idéologiques d’État. Peu importe si les institutions qui les réalisent sont « publiques » ou « privées ». Ce qui importe c’est leur fonctionnement. Des institutions privées peuvent parfaitement « fonctionner » comme des Appareils idéologiques d’État. Il suffirait d’une analyse un peu poussée de n’importe lequel des AIE pour le montrer.
Mais allons à l’essentiel. Ce qui distingue les AIE de l’Appareil (répressif) d’État, c’est la différence fondamentale suivante : l’Appareil répressif d’État « fonctionne à la violence », alors que les Appareils idéologiques d’État fonctionnent « à l’idéologie ».
Nous pouvons préciser, en rectifiant cette distinction. Nous dirons en effet que tout Appareil d’État, qu’il soit répressif ou idéologique, « fonctionne » à fois à la violence et à l’idéologie, mais avec une différence très. importante, qui interdit de confondre les Appareils idéologiques d’État avec l’Appareil (répressif) d’État.
C’est que pour son compte l’Appareil (répressif) d’État fonctionne de façon massivement prévalente à la répression (y compris physique), tout en fonctionnant secondairement à l’idéologie. (Il n’existe pas d’appareil purement répressif). Exemples : l’Armée et la Police fonctionnent aussi à l’idéologie, à la fois pour assurer leur Propre cohésion et reproduction, et par les « valeurs » qu’elles proposent au dehors.
De la même manière, mais à l’inverse, on doit dire que, pour leur propre compte, les Appareils idéologiques d’État fonctionnent de façon massivement prévalente à l’idéologie, mais tout en fonctionnant secondairement à la répression, fût-elle à la limite, mais à la limite seulement, très atténuée, dissimulée, voire symbolique. (Il n’existe pas d’appareil purement idéologique.) Ainsi l’École et les Églises « dressent » par des méthodes appropriées de sanctions, d’exclusions, de sélection, etc., non seulement leurs officiants, mais aussi leurs ouailles. Ainsi la Famille... Ainsi l’Appareil IE culturel (la censure, pour ne mentionner qu’elle), etc.
Est-il utile de mentionner que cette détermination du double « fonction nement » (de façon prévalente, de façon secondaire) à la répression et à l’idéologie, selon qu’il s’agit de l’Appareil (répressif) d’État ou des Appareils idéologiques d’État, permet de comprendre qu’il se tisse constamment de très subtiles combinaisons explicites ou tacites entre le jeu de l’Appareil (répressif) d’État et le jeu des Appareils idéologiques d’État ? La vie quotidienne nous en offre d’innombrables exemples, qu’il faudra toutefois étudier dans le détail pour dépasser cette simple observation.
Cette remarque nous met pourtant sur la voie de comprendre ce qui constitue l’unité du corps apparemment disparate des AIE. Si les AIE « fonctionnent » de façon massivement prévalente à l’idéologie, ce qui unifie leur diversité, c’est ce fonctionnement même, dans la mesure où l’idéologie à laquelle ils fonctionnent est toujours en fait unifiée, malgré sa diversité et ses. contradictions, sous l’idéologie dominante, qui est celle de « la classe dominante ». Si nous voulons bien considérer que dans le principe la « classe dominante détient le pouvoir d’État (sous une forme franche, ou le plus souvent, par le moyen d’alliances de classes ou de fractions de classes), et dispose donc de l’Appareil (répressif) d’État, nous pourrons admettre que la même classe dominante soit active dans les Appareils idéologiques d’État dans la mesure où c’est, en définitive, au travers de ses contradictions mêmes, l’idéologie dominante qui est réalisée dans les Appareils idéologiques d’État. Bien entendu c’est tout autre chose que d’agir par lois et décrets dans l’Appareil (répressif) d’État, et que « d’agir » par l’intermédiaire de l’idéologie dominante dans les Appareils idéologiques d’État. Il faudra entrer dans le détail de cette différence, - mais elle ne saurait masquer la réalité d’une profonde identité. À notre connaissance, aucune classe ne peut durablement détenir le pouvoir d’État sans exercer en même temps son hégémonie sur et dans les Appareils idéologiques d’État. Je n’en veux qu’un seul exemple et preuve : le souci lancinant de Lénine de révolutionner l’Appareil idéologique d’État scolaire (entre autres) pour permettre au prolétariat soviétique, qui s’était emparé du pouvoir d’État, d’assurer tout simplement l’avenir de la dictature du prolétariat, et le passage au socialisme [10].
Cette dernière remarque nous met en mesure de comprendre que les Appareils idéologiques d’État puissent être non seulement l’enjeu, mais aussi le lieu de la lutte des classes, et souvent de formes acharnées de la lutte des classes. La classe (ou l’alliance de classes) au pouvoir ne fait pas aussi facilement la loi dans les AIE que dans l’appareil (répressif) d’État, non seulement parce que les anciennes classes dominantes peuvent y conserver longtemps de fortes positions, mais aussi parce que la résistance des classes exploitées peut trouver le moyen et l’occasion de s’y exprimer, soit en utilisant les contradictions qui y existent, soit en y conquérant par la lutte des positions de combat [11].
Faisons le point de nos remarques.
Si la thèse que nous avons proposée est fondée, nous sommes conduit à reprendre, tout en la précisant sur un point, la théorie marxiste classique de l’État. Nous dirons qu’il faut distinguer le pouvoir d’État (et sa détention par...) d’une part, et l’Appareil d’État d’autre part. Mais nous ajouterons que l’Appareil d’État comprend deux corps : le corps des institutions qui représentent l’Appareil répressif d’État d’une part, et le corps des institutions qui représentent le corps des Appareils idéologiques d’État d’autre part.
Mais s’il en est ainsi, on ne peut manquer de se poser la question suivante, même en l’état, très sommaire, de nos indications : quelle est exactement la mesure du rôle des Appareils idéologiques d’État ? Quel peut bien être le fondement de leur importance ? En d’autres termes : à quoi correspond la « fonction » de ces Appareils idéologiques d’État, qui ne fonctionnent pas à la répression, mais à l’idéologie ?
SUR LA REPRODUCTION DES RAPPORTS DE PRODUCTION
Nous pouvons alors répondre à notre question centrale, restée pendant de longues pages en suspens : comment est assurée la reproduction des rapports de production ?
Dans le langage de la topique (Infrastructure - Superstructure) nous dirons : elle est, pour une grande part [12], assurée par la superstructure, juridique, politique et idéologique.
Mais puisque nous avons considéré comme indispensable de dépasser ce langage encore descriptif, nous dirons : elle est, pour une grande part [13], assurée par l’exercice du pouvoir d’État dans les Appareils d’État, l’Appareil (répressif) d’État d’une part, et les Appareils idéologiques d’État d’autre part.
On voudra bien tenir compte de ce qui a été dit précédemment, et que nous rassemblons maintenant sous les trois traits suivants :
1. Tous les Appareils d’État fonctionnent à la fois à la répression et à l’idéologie, avec cette différence que l’Appareil (répressif) d’État fonctionne de façon massivement prévalente à la répression, alors que les Appareils Idéologiques d’État fonctionnent de façon massivement prévalente à l’idéologie.
2. Alors que l’Appareil (répressif) d’État constitue un tout organisé dont les différents membres sont centralisés sous une unité de commandement, celle de la politique de lutte des classes appliquée par les représentants politiques des classes dominantes qui détiennent le pouvoir d’État, - les Appareils Idéologiques d’État sont multiples, distincts, « relativement autonomes » et susceptibles d’offrir un champ objectif à des contradictions exprimant, sous des formes tantôt limitées et tantôt extrêmes, les effets des chocs entre la lutte des classes capitaliste et la lutte des classes prolétarienne, ainsi que leurs formes subordonnées.
3. Alors que l’unité de l’Appareil (répressif) d’État est assurée par son organisation centralisée unifiée sous la direction des représentants des classes au pouvoir, exécutant la politique de lutte des classes des classes au pouvoir, - l’unité entre les différents Appareils Idéologiques d’État est assurée, le plus souvent dans des formes contradictoires, par l’idéologie dominante, celle de la classe dominante.
Si on veut bien tenir compte de ces caractéristiques, on peut alors se représenter la reproduction des rapports de production [14] de la manière suivante, selon une sorte de « division du travail ».
Le rôle de l’appareil répressif d’État consiste essentiellement, en tant qu’appareil répressif à assurer par la force (physique ou non) les conditions politiques de la reproduction des rapports de production qui sont en dernier ressort des rapports d’exploitation. Non seulement l’appareil d’État contribue pour une très grande part à se reproduire lui-même (il existe dans l’État capitaliste des dynasties d’hommes politiques, des dynasties militaires, etc.), mais aussi, et surtout, l’appareil d’État assure par la répression (depuis la force physique la plus brutale jusqu’aux simples ordres et interdits administratifs, à la censure ouverte ou tacite, etc.), les conditions politiques de l’exercice des Appareils Idéologiques d’État.
Ce sont eux en effet qui assurent, pour une grande part, la reproduction même des rapports de production, sous le « bouclier » de l’appareil répressif d’État. C’est ici que joue massivement le rôle de l’idéologie dominante, celle de la classe dominante, qui détient le pouvoir d’État. C’est par l’intermédiaire de l’idéologie dominante, qu’est assurée l’« harmonie » (parfois grinçante) entre l’appareil répressif d’État et les Appareils Idéologiques d’État, et entre les différents Appareils Idéologiques d’État.
Nous sommes ainsi conduits à envisager l’hypothèse suivante, en fonction même de la diversité des appareils idéologiques d’État dans leur rôle unique, car commun, de la reproduction des rapports de production.
Nous avons en effet énuméré, dans les formations sociales capitalistes contemporaines, un nombre relativement élevé d’appareils idéologiques d’État : l’appareil scolaire, l’appareil religieux, l’appareil familial, l’appareil politique, l’appareil syndical, l’appareil de l’information, l’appareil « culturel », etc.
Or, dans les formations sociales du mode de production « servagiste » (dit communément féodal), nous constatons que, s’il existe un appareil répressif d’État unique, formellement très semblable, non seulement depuis la Monarchie absolue, mais encore depuis les premiers États antiques connus, à celui que nous connaissons, le nombre des appareils idéologiques d’État est moins élevé et leur individualité différente. Nous constatons par exemple qu’au Moyen Age l’Église (appareil idéologique d’État religieux) cumulait alors nombre de fonctions aujourd’hui dévolues à plusieurs appareils idéologiques d’État distincts, nouveaux rapport au passé que nous évoquons, en particulier des fonctions scolaires et culturelles. À côté de l’Église existait l’Appareil Idéologique d’État familial, qui jouait un rôle considérable, sans commune mesure avec celui qu’il joue dans les formations sociales capitalistes. L’Église et la Famille n’étaient pas, malgré les apparences, les seuls Appareils Idéologiques d’État. Il existait aussi un Appareil Idéologique d’État politique (les États Généraux, le Parlement, les différentes factions et Ligues politiques, ancêtres des partis politiques modernes, et tout le système politique des Communes franches puis des Villes). Il existait aussi un puissant appareil idéologique d’État « pré-syndical », si nous pouvons risquer cette expression forcément anachronique (les puissantes confréries des marchands, des banquiers, et aussi les associations des compagnons, etc.). L’Édition et l’Information elles-mêmes ont connu un incontestable développement, ainsi que les spectacles, d’abord parties intégrantes de l’Église, puis de plus en plus indépendantes d’elle.
Or, dans la période historique pré-capitaliste que nous examinons a très larges traits, il est absolument évident qu’il existait un appareil idéologique d’État dominant, l’Église, qui concentrait en elle non seulement les fonctions religieuses, mais aussi scolaires, et une bonne partie des fonctions d’information et de « culture ». Si toute la lutte idéologique du XVIe au XVIIIe siècle, depuis le premier ébranlement de la Réforme, s’est concentrée dans une lutte anticléricale et antireligieuse, ce n’est pas par hasard, c’est en fonction même de la position dominante de l’appareil idéologique d’État religieux.
La Révolution française a eu avant tout pour objectif et résultat non seulement de faire passer le pouvoir d’État de l’aristocratie féodale à la bourgeoisie capitaliste-commerciale, de briser en partie l’ancien appareil répressif d’État et de le remplacer par un nouveau (ex. l’Armée nationale populaire), -mais aussi de s’attaquer à l’appareil idéologique d’État no 1 : l’Église. D’où la constitution civile du clergé, la confiscation des Biens d’Église, et la création de nouveaux appareils idéologiques d’État pour remplacer l’appareil idéologique d’État religieux dans son rôle dominant.
Naturellement, les choses ne sont pas allées toutes seules : à preuve le Concordat, la Restauration, et la longue lutte de classe entre l’Aristocratie foncière et la bourgeoisie industrielle dans tout le cours du XIXe siècle, pour l’établissement de l’hégémonie bourgeoise sur les fonctions remplies naguère par l’Église : avant tout par l’École. On peut dire que la bourgeoisie s’est appuyée sur le nouvel appareil idéologique d’État politique, démocratique-parlementaire, mis en place dans les premières années de la Révolution, puis restauré après de longues luttes violentes, quelques mois en 1848, et durant des dizaines d’années après la chute du Second Empire, afin de mener la lutte contre l’Église et s’emparer de ses fonctions idéologiques, bref pour assurer non seulement son hégémonie politique, mais aussi son hégémonie idéologique, indispensable à la reproduction des rapports de production capitalistes.
C’est pourquoi, nous nous croyons autorisés à avancer la Thèse suivante, avec tous les risques que cela comporte. Nous pensons que l’appareil idéologique d’État qui a été mis en position dominante dams les formations capitalistes mûres, à l’issue d’une violente lutte de classe politique et idéologique contre l’ancien appareil idéologique d’État dominant, est l’appareil idéologique scolaire.
Cette thèse peut sembler paradoxale, s’il est vrai que pour tout le monde, c’est-à-dire dans la représentation idéologique que la bourgeoisie tenait à se donner à elle-même et aux classes qu’elle exploite, il semble bien que l’appareil idéologique d’État dominant dans les formations sociales capitalistes ne soit pas l’École, mais l’appareil idéologique d’État politique, à savoir le régime de démocratie parlementaire assorti du suffrage universel et des luttes des partis.
Pourtant l’histoire, même récente, montre que la bourgeoisie a pu et peut fort bien s’accommoder d’appareils idéologiques d’État politiques différents de la démocratie parlementaire : l’Empire, no 1 ou no 2, la Monarchie à Charte (Louis XVIII, Charles X), la Monarchie parlementaire (Louis-Philippe), la démocratie présidentielle (de Gaulle) pour ne parler que de la France. En Angleterre, les choses sont encore plus manifestes. La Révolution y a été particulièrement « réussie » du point de vue bourgeois, puisque, à la différence de la France, où la bourgeoisie, du fait d’ailleurs de la sottise de la petite noblesse, a dû accepter de se laisser porter au pouvoir par des « journées révolutionnaires », paysannes et plébéiennes, qui lui ont coûté terriblement cher, la bourgeoisie anglaise a pu « composer »avec l’Aristocratie, et « partager » avec elle la détention du pouvoir d’État et l’usage de l’appareil d’État pendant très longtemps (paix entre tous les hommes de bonne volonté des classes dominantes !). En Allemagne, les choses sont encore plus frappantes, puisque c’est sous un appareil idéologique d’État politique où les Junkers impériaux (symbole Bismark), leur armée et leur police, lui servaient de bouclier, et de personnel dirigeant, que la bourgeoisie impérialiste a fait son entrée fracassante dans l’histoire, avant de « traverser » la république de Weimar et de se confier au nazisme.
Nous croyons donc avoir de fortes raisons de penser que, derrière les jeux de son Appareil Idéologique d’État politique, qui occupait le devant de la scène, ce que la bourgeoisie a mis en place comme son appareil idéologique d’État no 1, donc dominant, c’est l’appareil scolaire, qui a, en fait, remplacé dans ses fonctions l’ancien appareil idéologique d’État dominant, à savoir l’Église. On peut même ajouter : le couple École-Famille a remplacé le couple Église-Famille.
Pourquoi l’appareil scolaire est-il en fait l’appareil idéologique d’État dominant dans les formations sociales capitalistes et comment fonctionne-t-il ?
Qu’il suffise pour le moment de dire :
1. - Tous les appareils idéologiques d’État, quels qu’ils soient, concourent tous au même résultat : la reproduction des rapports de production c’est-à-dire des rapports d’exploitation capitalistes.
2. - Chacun d’entre eux concourt à cet unique résultat de la manière qui lui est propre. L’appareil politique en assujettissant les individus à l’idéologie politique d’État, l’idéologie « démocratique », « indirecte » (parlementaire) ou « directe », (plébiscitaire ou fasciste). L’appareil d’information en gavant par la presse, la radio, la télévision tous les « citoyens » des doses quotidiennes de nationalisme, chauvinisme, libéralisme, moralisme, etc. De même pour l’appareil culturel (le rôle du sport dans le chauvinisme est de premier ordre), etc. L’appareil religieux en rappelant dans les sermons et autres grandes cérémonies de la Naissance, du Mariage et de la Mort que l’homme n’est que cendre, sauf s’il sait aimer ses frères jusqu’à tendre l’autre joue à celui qui gifle la première. L’appareil familial... N’insistons pas.
3. - Ce concert est dominé par une partition unique, troublée à l’occasion par des contradictions (celles des restes des anciennes classes dominantes, celles des prolétaires et de leurs organisations) : la partition de l’Idéologie de la classe actuellement dominante, qui intègre dans sa musique les grands thèmes de l’humanisme des Grands Ancêtres, qui ont fait, avant le Christianisme, le Miracle grec, et après, la Grandeur de Rome, la Ville éternelle, et les thèmes de l’Intérêt particulier et général, etc. Nationalisme, moralisme et économisme.
4. - Pourtant, dans ce concert, un appareil idéologique d’État joue bel et bien le rôle dominant, bien qu’on ne prête guère l’oreille à sa musique : elle est tellement silencieuse ! Il s’agit de l’École.
Elle prend les enfants de toutes les classes sociales dès la Maternelle, et dès la Maternelle, avec les nouvelles comme les anciennes méthodes, elle leur inculque, pendant des années, les années où l’enfant est le plus « vulnérable », coincé entre l’appareil d’État famille et l’appareil d’État école, des « savoir-faire » enrobés dans l’idéologie dominante (le français, le calcul, l’histoire naturelle, les sciences, la littérature), ou tout simplement l’idéologie dominante à l’état pur (morale, instruction civique, philosophie). Quelque part vers la seizième année une énorme masse d’enfants tombe « dans la production » : ce sont les ouvriers ou les petits paysans. Une autre partie de la jeunesse scolarisable continue : et vaille que vaille, fait un bout de chemin pour tomber en route et pourvoir les postes des petits et moyens cadres, employés, petits et moyens fonctionnaires, petits-bourgeois de toute sorte. Une dernière partie parvient aux sommets, soit pour tomber dans le demi-chômage intellectuel, soit pour fournir, outre les « intellectuels du travailleur collectif », les agents de l’exploitation (capitalistes, managers), les agents de la répression (militaires, policiers, politiques, administrateurs, etc.) et les professionnels de l’idéologie (prêtres de toute sorte, dont la majorité sont des « laïques » convaincus).
Chaque masse qui tombe en route est pratiquement pourvue de l’idéologie qui convient au rôle qu’elle doit remplir dans la société de classe : rôle d’exploité (à « conscience professionnelle », « morale », « civique », « nationale » et a-politique hautement « développée ») ; rôle d’agent de l’exploitation (savoir commander et parler aux ouvriers : les « relations humaines »), d’agents de la répression (savoir commander et se faire obéir « sans discuter » ou savoir manier la démagogie de la rhétorique des dirigeants politiques), ou de professionnels de l’idéologie (sachant traiter les consciences avec le respect c’est-à-dire le mépris, le chantage, la démagogie qui conviennent, accommodés aux accents de la Morale, de la Vertu, de la « Transcendance », de la Nation, du rôle de la France dans le Monde, etc.).
Bien sûr, nombre de ces Vertus contrastées (modestie, résignation, soumission d’une part, cynisme, mépris, hauteur, sûreté, grandeur, voire beau-parler et habileté) s’apprennent aussi dans les Familles, à l’Église, à l’Armée, dans les Beaux Livres, dans les films, et même sur les stades. Mais aucun appareil idéologique d’État ne dispose pendant autant d’années de l’audience obligatoire (et, c’est bien la moindre des choses, gratuite...), 5 à 6 jours sur 7 à raison de 8 heures par jour, de la totalité des enfants de la formation sociale capitaliste.
Or c’est par l’apprentissage de quelques savoir-faire enrobés dans l’inculcation massive de l’idéologie de la classe dominante, que sont pour une grande part reproduits les rapports de production d’une formation sociale capitaliste, c’est-à-dire les rapports d’exploités à exploiteurs et. d’exploiteurs à exploités. Les mécanismes qui produisent ce résultat vital pour le régime capitaliste sont naturellement recouverts et dissimulés par une idéologie de l’École universellement régnante, puisque c’est une des formes essentielles de l’idéologie bourgeoise dominante : une idéologie qui représente l’École comme un milieu neutre, dépourvu d’idéologie (puisque... laïque), où des maîtres respectueux de la « conscience » et de la « liberté » des enfants qui leur sont confiés (en toute confiance) par leurs « parents » (lesquels sont eux aussi libres, c’est-à-dire propriétaires de leurs enfants) les font accéder à la liberté, la moralité et la responsabilité d’adultes par leur propre exemple, les connaissances, la littérature et leurs vertus « libératrices ».
J’en demande pardon aux maîtres qui, dans des conditions épouvantables, tentent de retourner contre l’idéologie, contre le système et contre les pratiques dans lesquels ils sont pris, les quelques armes qu’ils peuvent trouver dans l’histoire et le savoir qu’ils « enseignent ». Ce sont des espèces de héros. Mais ils sont rares, et combien (la majorité) n’ont même pas le commencement du soupçon du « travail » que le système (qui les dépasse et écrase) les contraint de faire, pis, mettent tout leur cœur et leur ingéniosité à l’accomplir avec la dernière conscience (les fameuses méthodes nouvelles !). Ils s’en doutent si peu qu’ils contribuent par leur dévouement même à entretenir et nourrir cette représentation idéologique de l’École, qui rend aujourd’hui l’École aussi « naturelle » et indispensable-utile, et même bienfaisante à nos contemporains, que l’Église était « naturelle », indispensable et généreuse à nos ancêtres d’il y a quelques siècles.
De fait, l’Église a été aujourd’hui remplacée par l’École dans son rôle d’Appareil idéologique d’État dominant. Elle est couplée avec la Famille, tout comme autrefois l’Église était couplée avec la Famille. On peut alors affirmer que la crise, d’une profondeur sans précédent, qui ébranle à travers le monde le système scolaire de tant d’États, souvent conjointe à une crise (déjà annoncée dans le Manifeste) qui secoue le système familial, prend un sens politique, si l’on considère que l’École (et le couple École-Famille) constitue l’Appareil idéologique d’État dominant, Appareil jouant un rôle déterminant dans la reproduction des rapports de production d’un mode de production menacé dans son existence par la lutte de classes mondiale.
À PROPOS DE L’IDÉOLOGIE
Lorsque nous avons avancé le concept d’Appareil idéologique d’État, lorsque nous avons dit que les AIE « fonctionnaient à l’idéologie », nous avons invoque une réalité, dont il faut dire quelques mots : l’idéologie.
On sait que l’expression : l’idéologie, a été forgée par Cabanis, Destutt de Tracy et leurs amis, qui lui assignaient pour objet la théorie (génétique) des idées. Lorsque, 50 ans plus tard, Marx reprend le terme, il lui donne, dès ses œuvres de jeunesse, un tout autre sens. L’idéologie est alors le système des idées, des représentations qui domine l’esprit d’un homme ou d’un groupe social. La lutte idéologico-politique menée par Marx dès ses articles de la Gazette rhénane devait rapidement le confronter à cette réalité, et l’obliger à approfondir ses premières intuitions.
Pourtant, nous nous heurtons ici à un paradoxe assez étonnant. Tout semblait porter Marx à formuler une théorie de l’idéologie. De fait L’Idéologie allemande nous offre bien, après les Manuscrits de 44, une théorie explicite de l’idéologie, mais... elle n’est pas marxiste (nous le verrons dans un instant). Quant au Capital, s’il contient bien nombre d’indications pour une théorie des idéologies (la plus visible : l’idéologie des économistes vulgaires), il ne contient pas cette théorie elle-même, qui dépend en grande partie d’une théorie de l’idéologie en général.
Je voudrais prendre le risque d’en proposer une première et très schématique esquisse. Les thèses que je vais avancer ne sont certes pas improvisées, mais elles ne peuvent être soutenues et éprouvées, c’est-à-dire confirmées ou rectifiées, que par des études et analyses approfondies.
L’IDÉOLOGIE N’A PAS D’HISTOIRE
Un mot d’abord pour exposer la raison de principe qui me semble sinon fonder, du moins autoriser le projet d’une théorie de l’idéologie en général, et non une théorie des idéologies particulières, qui expriment toujours, quelle que soit leur forme (religieuse, morale, juridique, politique) des positions de classe.
Il faudra de toute évidence s’engager dans une théorie des idéologies, sous le double rapport qui vient d’être indiqué. On verra alors qu’une théorie des idéologies repose en dernier ressort sur l’histoire des formations sociales, donc des modes de production combines dans les formations sociales, et des luttes de classes qui s’y développent. En ce sens, il est clair qu’il ne peut être question d’une théorie des idéologies en général, puisque les idéologies (définies sous le double rapport indiqué ci-dessus : régional et de classe) ont une histoire, dont la détermination en dernière instance se trouve évidemment située hors des seules idéologies, tout en les concernant.
En revanche, si je puis avancer le projet d’une théorie de l’idéologie en général, et si cette théorie est bien un des éléments dont dépendent les théories des idéologies, cela implique une proposition d’apparence paradoxale, que j’énoncerai dans les termes suivants l’idéologie n’a pas d’histoire.
On le sait, cette formule figure en toutes lettres dans un passage de L’Idéologie allemande. Marx l’énonce a propos de la métaphysique qui, dit-il, n’a pas plus d’histoire que la morale (sous-entendu : et les autres formes de l’idéologie).
Dans L’Idéologie allemande, cette formule figure dans un contexte franchement positiviste. L’idéologie y est conçue comme pure illusion, pur rêve, ’c’est-à-dire néant. Toute sa réalité est hors d’elle-même. L’idéologie est donc pensée comme une construction imaginaire dont le statut est exactement semblable au statut théorique du rêve chez les auteurs antérieurs à Freud. Pour ces auteurs, le rêve était le résultat purement imaginaire, c’est-à-dire nul, de « résidus diurnes », présentés dans une composition et un ordre arbitraires, parfois d’ailleurs « inversés », bref « dans le désordre ». Pour eux, le rêve c’était l’imaginaire vide et nul, « bricolé » arbitrairement, les yeux fermés, avec des résidus de la seule réalité pleine et positive, celle du jour. Tel est exactement le statut de la philosophie et de l’idéologie (puisque la philosophie y est l’idéologie par excellence) dans L’Idéologie allemande.
L’idéologie est alors pour Marx un bricolage imaginaire, un pur rêve, vide et vain, constitué par les « résidus diurnes » de la seule réalité pleine et positive, celle de l’histoire concrète des individus concrets, matériels, produisant matériellement leur existence. C’est à ce titre que, dans L’Idéologie allemande, l’idéologie n’a pas d’histoire, puisque son histoire est en dehors d’elle, là où existe la seule histoire qui existe, celle des individus concrets, etc. Dans L’Idéologie allemande la thèse que l’idéologie n’a pas d’histoire est donc une thèse purement négative puisqu’elle signifie a la fois :
1. - L’idéologie n’est rien en tant que pur rêve (fabriqué par on ne sait quelle puissance : sinon par l’aliénation de la division du travail, mais c’est là aussi une détermination négative).
2. - L’idéologie n’a pas d’histoire, ce qui ne veut pas dire du tout qu’elle n’ait pas d’histoire (au contraire, puisqu’elle n’est que le pâle reflet vide inversé de l’histoire réelle), mais elle n’a pas d’histoire à elle.
Or la thèse que je voudrais défendre, tout en reprenant formellement les termes de L’Idéologie allemande (« l’idéologie n’a pas d’histoire »), est radicalement différente de la thèse positiviste-historiciste de L’Idéologie allemande.
Car, d’une part, je crois pouvoir soutenir que les idéologies ont une histoire à elles (bien qu’elle soit déterminée en dernière instance par la lutte des classes) et, d’autre part, je crois pouvoir soutenir en même temps que l’idéologie en général n’a pas d’histoire, non en un sens négatif (son histoire est en dehors d’elle), mais en un sens absolument positif.
Ce sens est positif, s’il est vrai que le propre l’idéologie est d’être dotée d’une structure et d’un fonctionnement tels qu’ils en font une réalité non-historique, c’est-à-dire omni-historique, au sens où cette structure et ce fonctionnement sont, sous une même forme, immuable, présents dans ce qu’on appelle l’histoire entière, au sens où le Manifeste définit l’histoire comme l’histoire de la lutte des classes, c’est-à-dire l’histoire des sociétés de classes.
Pour fournir ici un repère théorique, je dirais, reprenant notre exemple du rêve, cette fois dans la conception freudienne, que notre proposition : l’idéologie n’a pas d’histoire, peut et doit (et d’une manière qui n’a absolument rien d’arbitraire, mais qui est tout au contraire théoriquement nécessaire, car il y a un lien organique entre les deux propositions) être mise en rapport direct avec la proposition de Freud que l’inconscient est éternel, c’est-à-dire n’a pas d’histoire.
Si éternel veut dire, non pas transcendant à toute histoire (temporelle), mais omniprésent, transhistorique, donc immuable en sa for me dans toute l’étendue de l’histoire, je reprendrai mot pour mot l’expression de Freud et j’écrirai : l’idéologie est éternelle, tout comme l’inconscient. Et j’ajouterai que ce rapprochement me paraît théoriquement justifié par le fait que l’éternité de l’inconscient n’est pas sans rapport avec l’éternité de l’idéologie en général.
Voilà pourquoi je me crois autorisé, au moins présomptivement, à proposer une théorie de l’idéologie en général, au sens ou Freud a présenté une théorie de l’inconscient en général.
Pour simplifier l’expression, on voudra bien, tenant compte de ce qui a été dit des idéologies, convenir d’employer le terme d’idéologie tout court, pour désigner l’idéologie en général, dont je viens de dire qu’elle n’a pas d’histoire, ou, ce qui revient au même, qu’elle est éternelle, c’est-à-dire omniprésente, sous sa forme immuable, dans toute l’histoire (= l’histoire des formations sociales comprenant des classes sociales). Je me limite provisoirement en effet aux « sociétés de classes » et à leur histoire.
L’IDÉOLOGIE EST UNE « REPRÉSENTATION »
DU RAPPORT IMAGINAIRE DES INDIVIDUS
À LEURS CONDITIONS RÉELLES D’EXISTENCE
Pour aborder la thèse centrale sur la structure et le fonctionnement de l’idéologie, je vais d’abord présenter deux thèses, dont l’une est négative, et l’autre positive. La première porte sur l’objet qui est « représenté » sous la forme imaginaire de l’idéologie, la seconde porte sur la matérialité de l’idéologie.
Thèse I : L’idéologie représente le rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles d’existence.
On dit communément de l’idéologie religieuse, de l’idéologie morale, de l’idéologie juridique, de l’idéologie politique, etc., que ce sont autant de « conceptions du monde ». Bien entendu, on admet, à moins de vivre l’une de ces idéologies comme la vérité (par exemple si on « croit » à Dieu, au Devoir, à la Justice, etc.) que l’idéologie dont on parle alors d’un point de vue critique, en l’examinant comme un ethnologue les mythes d’une « société primitive », que ces « conceptions du monde » sont en grande partie imaginaires, c’est-à-dire ne « correspondent pas à la réalité ».
Pourtant tout en admettant qu’elles ne correspondent pas à la réalité, donc qu’elles constituent une illusion, on admet qu’elles font allusion à la réalité, et qu’il suffit de les « interpréter » pour retrouver, sous leur représentation imaginaire du monde, la réalité même de ce monde (idéologie = illusion/allusion).
Il existe différents types d’interprétation, dont les plus connus sont le type mécaniste, courant au XVIIIe siècle (Dieu c’est la représentation imaginaire du Roi réel), et l’interprétation « herméneutique », inaugurée par les premiers Pères de l’Église et reprise par Feuerbach et l’école théologico-philosophique issue de lui, par exemple le théologien Barth, etc. (pour Feuerbach par exemple, Dieu c’est l’essence de l’Homme réel). Je vais à l’essentiel en disant que, sous la condition d’interpréter la transposition (et l’inversion) imaginaire de l’idéologie, on aboutit à la conclusion que dans l’idéologie « les hommes se représentent sous une forme imaginaire leurs conditions d’existence réelles ».
Cette interprétation laisse malheureusement en suspens un petit problème : pourquoi les hommes « ont-ils besoin » de cette transposition imaginaire de leurs conditions réelles d’existence, pour « se représenter » leurs conditions d’existence réelles ?
La première réponse (celle du XVIIIe siècle) propos une solution simple : c’est la faute aux Curés ou aux Despotes. Ils ont « forgé » de Beaux Mensonges pour que, croyant obéir à Dieu, les hommes obéissent en fait aux Curés ou aux Despotes, le plus souvent alliés dans leur imposture, les Curés étant au service des Despotes ou vice versa, selon les positions politiques desdits « théoriciens ». Il y a donc une cause à la transposition imaginaire des conditions d’existence réelle : cette cause, c’est l’existence d’un petit nombre d’hommes cyniques, qui assoient leur domination et leur exploitation du « peuple », sur une représentation faussée du monde qu’ils ont imaginée pour s’asservir les esprits en dominant leur imagination.
La seconde réponse (celle de Feuerbach, reprise mot pour mot par Marx dans ses œuvres de jeunesse) est plus « profonde », c’est-à-dire tout aussi fausse. Elle cherche et trouve, elle aussi, une cause à la transposition et à la déformation imaginaire des conditions d’existence réelles des hommes, bref à l’aliénation dans l’imaginaire de la représentation des conditions d’existence des hommes. Cette cause, ce ne sont plus ni les Curés, ni les Despotes, ni leur propre imagination active, et l’imagination passive de leurs victimes. Cette cause, c’est l’aliénation matérielle qui règne dans les conditions d’existence des hommes eux-mêmes. C’est ainsi que Marx défend dans la Question juive et ailleurs l’idée feuerbachienne que les hommes se font une représentation aliénée (= imaginaire) de leurs conditions d’existence parce que ces conditions d’existence sont elles-mêmes aliénantes (dans les Manuscrits de 44 : parce que ces conditions sont dominées par l’essence de la société aliénée : le « travail aliéné »).
Toutes ces interprétations prennent donc à la lettre la thèse qu’elles supposent, et sur laquelle elles reposent, à savoir que ce qui est reflété dans la représentation imaginaire du monde qu’on trouve dans une idéologie, ce sont les conditions d’existence des hommes donc leur monde réel.
Or je reprends. ici une thèse que j’ai déjà avancée ce n’est pas leurs conditions d’existence réelles, leur monde réel, que les « hommes » « se représentent » dans l’idéologie, mais c’est avant tout leur rapport à ces conditions d’existence qui leur y est représenté. C’est ce rapport qui est au centre de toute représentation idéologique, donc imaginaire du monde réel. C’est dans ce rapport que se trouve contenue la « cause » qui doit rendre compte de la déformation imaginaire de la représentation idéologique du monde réel. Ou plutôt, pour laisser en suspens le langage de la cause, il faut avancer la thèse que c’est la nature imaginaire de ce rapport qui soutient toute la déformation imaginaire qu’on peut observer (si on ne vit pas dans sa vérité) dans toute idéologie.
Pour parler un langage marxiste, s’il est vrai que la représentation des conditions d’existence réelle des individus occupant des postes d’agents de la production, de l’exploitation, de la répression, de l’idéologisation et de la pratique scientifique, relève en dernière instance des rapports de production, et des rapports dérivés des rapports de production, nous pouvons dire ceci : toute idéologie représente, dans sa déformation nécessairement imaginaire, non pas les rapports de production existants (et les autres rapports qui en dérivent), mais avant tout le rapport (imaginaire) des individus aux rapports de production et aux rapports qui en dérivent. Dans l’idéologie est donc représenté non pas le système des rapports réels qui gouvernent l’existence des individus, mais le rapport imaginaire de ces individus aux rapports réels sous lesquels ils vivent.
S’il en est ainsi, la question de la « cause » de la déformation imaginaire des rapports réels dans l’idéologie tombe, et doit être remplacée par une autre question : pourquoi la représentation donnée aux individus de leur rapport (individuel) aux rapports sociaux qui gouvernent leurs conditions d’existence et leur vie collective et individuelle, est-elle nécessairement imaginaire ? Et quelle est la nature de cet imaginaire ? Ainsi posée la question évacue la solution par la « clique » [15] d’un groupe d’individus (Curés ou Despotes) auteurs de la grande mystification idéologique, ainsi que la solution par le caractère aliéné du monde réel. Nous allons voir pourquoi dans la suite de notre exposition. Pour l’instant, nous n’allons pas plus loin.
Thèse II : L’idéologie a une existence matérielle.
Nous avons déjà effleuré cette thèse en disant que les « idées » ou « représentations », etc., dont semble composée l’idéologie, n’avaient pas d’existence idéale, idéelle, spirituelle, mais matérielle. Nous avons même suggéré que l’existence idéale, idéelle, spirituelle des « idées » relevait exclusivement d’une idéologie de l’« idée » et de l’idéologie, et, ajoutons-le, d’une idéologie de ce qui paraît « fonder » cette conception depuis l’apparition des sciences, a savoir ce que les praticiens, des sciences se représentent, dans leur idéologie spontanée, comme des « idées », vraies ou fausses. Bien entendu, présentée sous la forme d’une affirmation, cette thèse n’est pas démontrée. Nous demandons simplement qu’on lui accorde, disons au nom du matérialisme, un préjugé simplement favorable. De longs développements seraient nécessaires à sa démonstration.
Cette thèse présomptive de l’existence non spirituelle niais matérielle des « idées » ou autres « représentations », nous est en effet nécessaire pour avancer dans notre analyse de la nature de l’idéologie. Ou plutôt elle nous est simplement utile pour mieux faire apparaître ce que toute analyse un peu sérieuse d’une idéologie quelconque montre immédiatement, empiriquement, à tout observateur tant soit peu critique.
Nous avons dit, parlant des appareils idéologiques d’État et de leurs pratiques, qu’ils étaient chacun la réalisation d’une idéologie (l’unité de ces différentes idéologies régionales - religieuse, morale, juridique, politique, esthétique, etc., étant assurée par leur subsomption sous l’idéologie dominante). Nous reprenons cette thèse : une idéologie existe toujours dans un appareil, et sa pratique, ou ses pratiques. Cette existence est matérielle.
Bien entendu, l’existence matérielle de l’idéologie dans un appareil et ses pratiques ne possède pas la même modalité que l’existence matérielle d’un pave ou d’un fusil. Mais, quitte à nous faire traiter de néo-aristotélicien, (signalons que Marx portait une très haute estime à Aristote), nous dirons que « la matière se dit en plusieurs sens » ou plutôt qu’elle existe sous différentes modalités, toutes enracinées en dernière instance dans la matière « physique ».
Cela dit, prenons au plus court, et voyons ce qui se passe dans les « individus » qui vivent dans l’idéologie, c’est-à-dire dans une représentation du monde déterminée (religieuse, morale, etc.), dont la déformation imaginaire dépend de leur rapport imaginaire à leurs conditions d’existence, c’est-à-dire, en dernière instance, aux rapports de production et de classe (idéologie = rapport imaginaire à des rapports réels). Nous dirons que ce rapport imaginaire est doté lui-même d’une existence matérielle.
Or nous constatons ceci.
Un individu croit en Dieu, ou au Devoir, ou à la Justice, etc. Cette croyance relève (pour tout le monde, c’est-à-dire pour tous ceux qui vivent dans une représentation idéologique de l’idéologie, qui réduit l’idéologie à des idées dotées par définition d’existence spirituelle) des idées dudit individu, donc de lui, comme sujet ayant une conscience, dans laquelle sont contenues les idées de sa croyance. Moyennant quoi, c’est-à-dire moyennant le dispositif « conceptuel » parfaitement idéologique ainsi mis en place (un sujet doté d’une conscience où il forme librement ou reconnaît librement des idées auxquelles il croit), le comportement (matériel) dudit sujet en découle naturellement.
L’individu en question se conduit de telle ou telle manière, adopte tel ou tel comportement pratique, et, qui plus est, participe à certaines pratiques réglées, qui sont celles de l’appareil idéologique dont « dépendent » les idées qu’il a librement choisies en toute conscience, en tant que sujet. S’il croit à Dieu, il va à l’Église pour assister à la Messe, s’agenouille, prie, se confesse, fait pénitence (jadis elle était matérielle au sens courant du terme), et naturellement se repent, et continue, etc. S’il croit au Devoir, il aura les comportements correspondants, inscrits dans des pratiques rituelles, « conformes aux bonnes mœurs ». S’il croit à la Justice, il se soumettra sans discuter aux règles du Droit, et pourra inertie protester quand elles sont violées, signer des pétitions, prendre part à une manifestation, etc.
Dans tout ce schéma nous constatons donc que la représentation idéologique de l’idéologie est elle-même contrainte de reconnaître que tout « sujet », doté d’une « conscience », et croyant aux « idées » que sa « conscience » lui inspire et accepte librement, doit « agir selon ses idées », doit donc inscrire dans les actes de sa pratique matérielle ses propres idées de sujet libre. S’il ne le fait pas, « ce n’est pas bien ».
En vérité s’il ne fait pas ce qu’il devrait faire en fonction de ce qu’il croit, c’est qu’il fait autre chose, ce qui, toujours en fonction du même schéma idéaliste, laisse entendre qu’il a en tête d’autres idées que celles qu’il proclame, et qu’il agit selon ces autres idées, en homme soit « inconséquent » (« nul n’est méchant volontairement ») ou cynique, ou pervers.
Dans tous les cas l’idéologie de l’idéologie reconnaît donc, malgré sa déformation imaginaire, que les « idées » d’un sujet humain existent dans ses actes, ou doivent exister dans ses actes, et si ce n’est pas le cas, elle lui prête d’autres idées correspondant aux actes (même pervers) qu’il accomplit. Cette idéologie parle des actes : nous parlerons d’actes insérés dans des pratiques. Et nous remarquerons que ces pratiques sont réglées par des rituels dans lesquels ces pratiques s’inscrivent, au sein de l’existence matérielle d’un appareil idéologique, fût-ce d’une toute petite partie de cet appareil : une petite messe dans une petite église, un enterrement, un petit match dans une société sportive, une journée de classe dans une école, une réunion ou un meeting d’un parti politique, etc.
Nous devons d’ailleurs à la « dialectique » défensive de Pascal la merveilleuse formule qui va nous permettre de renverser l’ordre du schéma notionnel de l’idéologie. Pascal dit à peu près : « Mettez-vous a genoux, remuez les lèvres de la prière, et vous croirez. » Il renverse donc scandaleusement l’ordre des choses, apportant, comme le Christ, non la paix mais la division, et de surcroît ce qui est fort peu chrétien (car malheur à celui par qui le scandale vient au monde !) le scandale même. Bienheureux scandale qui lui fait, par défi janséniste, tenir un langage qui désigne la réalité en personne.
On nous permettra de laisser Pascal à ses arguments de lutte idéologique au sein de l’appareil idéologique d’État religieux de son temps. Et on voudra bien nous permettre de tenir un langage plus directement marxiste, s’il se peut, car nous avançons dans des domaines encore mal explorés.
Nous dirons donc, à ne considérer qu’un sujet (tel individu), que l’existence des idées de sa croyance est matérielle, en ce que ses idées sont ses actes matériels insérés dans des pratiques matérielles, réglées par des rituels matériels eux-mêmes définis par l’appareil idéologique matériel dont relèvent les idées de ce sujet. Naturellement, les quatre adjectifs « matériels » inscrits dans notre proposition doivent être affectés de modalités différentes : la matérialité d’un déplacement pour aller à la messe, d’un agenouillement, d’un geste de signe de croix ou de mea culpa, d’une phrase, d’une prière, d’une contrition, d’une pénitence, d’un regard, d’une poignée de main, d’un discours verbal externe ou d’un discours verbal « interne » (la conscience), n’étant pas une seule et même matérialité. Nous laissons en suspens la théorie de la différence des modalités de la matérialité.
Reste que, dans cette présentation des choses renversée, nous n’avons pas affaire du tout à un « renversement » puisque nous constatons que certaines notions ont purement et simplement disparu de notre nouvelle présentation, alors que d’autres au contraire y subsistent, et que de nouveaux termes y apparaissent.
A disparu le terme idées.
Subsistent les termes sujet, conscience, croyance, actes.
Apparaissent : les termes pratiques, rituels, appareil idéologique.
Ce n’est donc pas un renversement (sauf dans le sens où l’on dit qu’un gouvernement ou un verre sont renversés), mais un remaniement (d’un type non ministériel) assez étrange, puisque nous obtenons le résultat suivant.
Les idées ont disparu en tant que telles (en tant que dotées d’une existence idéale, spirituelle), dans la mesure même où il est apparu que leur existence était ’inscrite dans les actes des pratiques réglées par les rituels définis en dernière instance par un appareil idéologique. Il apparaît donc que le sujet agit en tant qu’il est agi par le système suivant (énoncé dans son ordre de détermination réelle) : idéologie existant dans un appareil idéologique matériel, prescrivant des pratiques matérielles réglées par un rituel matériel, lesquelles pratiques existent dans les actes matériels d’un sujet agissant en toute conscience selon sa croyance.
Mais cette même présentation fait apparaître que nous avons conservé les notions suivantes : sujet, conscience, croyance, actes. De cette séquence, nous extrayons aussitôt le terme central, décisif, dont tout dépend : la notion du sujet.
Et nous énonçons aussitôt deux thèses conjointes
1. - Il n’est de pratique que par et sous une idéologie ;
2. - Il n’est d’idéologie que par le sujet et pour des sujets.
Nous pouvons maintenant en venir à notre thèse centrale.
L’IDÉOLOGIE INTERPELLE LES INDIVIDUS
EN SUJETS
Cette thèse revient tout simplement à expliciter notre dernière proposition : il n’y a d’idéologie que par le sujet et que pour des sujets. Entendons : il n’y a d’idéologie que pour des sujets concrets, et cette destination de l’idéologie n’est possible que par le sujet : entendons par la catégorie de sujet et son fonctionnement.
Nous voulons dire par là que, même si elle n’apparaît sous cette dénomination (le sujet) qu’avec l’avènement de l’idéologie bourgeoise, avant tout avec l’avènement de l’idéologie juridique [16], la catégorie de sujet (qui peut fonctionner sous d’autres dénominations : par exemple chez Platon, l’âme, Dieu, etc.) est la catégorie constitutive de toute idéologie, quelle qu’en soit la détermination (régionale ou de classe), et quelle qu’en soit la date historique, - puisque l’idéologie n’a pas d’histoire.
Nous disons : la catégorie de sujet est constitutive de toute idéologie, mais en même temps et aussitôt nous ajoutons que la catégorie de sujet n’est constitutive de toute idéologie, qu’en tant que toute idéologie a pour fonction (qui la définit) de « constituer » des individus concrets en sujets. C’est dans ce jeu de double constitution qu’existe le fonctionnement de toute idéologie, l’idéologie n’étant rien que son fonctionnement dans les formes matérielles de l’existence de ce fonctionnement.
Pour voir clair dans ce qui suit, il faut être averti que aussi bien celui qui écrit ces lignes, que le lecteur qui les lit, sont eux-mêmes des sujets, donc des sujets idéologiques (proposition tautologique), c’est-à-dire que l’auteur comme le lecteur de ces lignes vivent « spontanément » ou « naturellement » dans l’idéologie, au sens où nous avons dit que « l’homme est par nature un animal idéologique ».
Que l’auteur, en tant qu’il écrit -les lignes d’un discours qui prétend à être scientifique, soit complètement absent, comme « sujet », de « son » discours scientifique (car tout discours scientifique est par définition un discours sans sujet, il n’y a de « Sujet de la science » que dans une idéologie de la science), est une autre question, que nous laisserons de côté pour le moment.
Comme le disait admirablement Saint Paul, c’est dans le « Logos », entendons dans l’idéologie, que nous avons « l’être, le mouvement et la vie ». Il s’ensuit que, pour vous comme pour moi, la catégorie de sujet est une « évidence » première (les évidences sont toujours premières) : il est clair que vous et moi sommes des sujets (libres, moraux, etc.). Comme toutes les évidences, y compris celles qui font qu’un mot « désigne une chose » ou « possède une signification » (donc y compris les évidences de la « transparence » du langage), cette « évidence » que vous et moi sommes des sujets - et que ça ne fait pas problème - est un effet idéologique, l’effet idéologique élémentaire [17]. C’est en effet le propre de l’idéologie que d’imposer (sans en avoir l’air, puisque ce sont des « évidences ») les évidences comme évidences, que nous ne pouvons pas ne pas reconnaître, et devant lesquelles nous avons l’inévitable et naturelle réaction de nous exclamer (à haute voix, ou dans le « silence de la conscience ») : « c’est évident ! C’est bien ça ! C’est bien vrai ! »
Dans cette réaction s’exerce la fonction de reconnaissance idéologique qui est une des deux fonctions de l’idéologie comme telle (son envers étant la fonction de méconnaissance).
Pour prendre un exemple hautement « concret », nous avons tous des amis qui, lorsqu’ils frappent à notre porte, et que nous posons, à travers la porte fermée, la question : « qui est là ? », répondent (car « c’est évident ») « c’est moi ! ». De fait, nous reconnaissons que « c’est elle » ou « c’est lui ». Nous ouvrons la porte, et « c’est vrai que c’est bien elle qui était là ». Pour prendre un autre exemple, quand nous reconnaissons dans la rue quelqu’un de notre (re) connaissance, nous lui marquons que nous l’avons reconnu (et que nous avons reconnu qu’il nous a reconnu) en lui disant « bonjour cher ami ! » et en lui serrant la main (pratique rituelle matérielle de la reconnaissance idéologique de la vie quotidienne, en France au moins : ailleurs, d’autres rituels).
Par cette remarque préalable et ses illustrations concrètes, je veux seulement faire remarquer que vous et moi sommes toujours déjà des sujets, et, comme tels, pratiquons sans interruption les rituels de la reconnaissance idéologique, qui nous garantissent que nous sommes bel et bien des sujets concrets, individuels, inconfondables et (naturellement) irremplaçables. L’écriture à laquelle je procède actuellement et la lecture à laquelle vous vous livrez actuellement [18] sont, elles aussi, sous ce rapport, des rituels de la reconnaissance idéologique, y compris l’« évidence » avec laquelle peut s’imposer à vous la « vérité » de mes réflexions ou leur « erreur ».
Mais reconnaître que nous sommes des sujets, et que nous fonctionnons dans les rituels pratiques de la vie quotidienne la plus élémentaire (la poignée de main, le fait de vous appeler par votre nom, le fait de savoir, même si je l’ignore, que vous « avez » un nom propre, qui vous fait reconnaître comme sujet unique, etc.) - cette reconnaissance nous donne seulement la « conscience » de notre pratique incessante (éternelle) de la reconnaissance idéologique, - sa conscience c’est-à-dire sa reconnaissance, - mais elle ne nous donne nullement la connaissance (scientifique) du mécanisme de cette reconnaissance. Or c’est à cette connaissance qu’il faut en venir, si on veut, tout en parlant dans l’idéologie et du sein de l’idéologie, esquisser un discours qui tente de rompre avec l’idéologie pour risquer d’être le commencement d’un discours scientifique (sans sujet) sur l’idéologie.
Donc, pour représenter pourquoi la catégorie de sujet est constitutive de l’idéologie, qui n’existe qu’en constituant les sujets concrets en sujets, je vais employer un mode d’exposition particulier : assez « concret » pour qu’il soit reconnu, mais assez abstrait pour qu’il soit pensable et pensé, donnant lieu à une connaissance.
Je dirais dans une première formule : toute idéologie interpelle les individus concrets en sujets concrets, par le fonctionnement de la catégorie de sujet.
Voilà une proposition qui implique que nous distinguions, pour le moment, les individus concrets d’une part, et les sujets concrets d’autre part, bien qu’il n’y ait, à ce niveau, de sujet concret que supporté par un individu concret.
Nous suggérons alors que l’idéologie « agit » ou « fonctionne » de telle sorte qu’elle « recrute » des sujets parmi les individus (elle les recrute tous), ou « transforme » les individus en sujets (elle les transforme tous) par cette opération très précise que nous appelons l’interpellation, qu’on peut se représenter sur le type même de la plus banale interpellation policière (ou non) de tous les jours : « hé, vous, là-bas ! » [19].
Si nous supposons que la scène théorique imaginée se passe dans la rue, l’individu interpellé se retourne. Par cette simple, conversion physique de 180 degrés, il devient sujet. Pourquoi ? Parce qu’il a reconnu que l’interpellation s’adressait « bien » à lui, et que « c’était bien lui qui était interpellé » (et pas un autre). L’expérience montre que les télécommunications pratiques de l’interpellation sont telles, que l’interpellation ne rate pratiquement jamais son homme : appel verbal, ou coup de sifflet, l’interpellé reconnaît toujours que c’était bien lui qu’on interpellait. C’est tout de même un phénomène étrange, et qui ne s’explique pas seulement, malgré le grand nombre de ceux qui « ont quelque chose à se reprocher », par le « sentiment de culpabilité ».
Naturellement, pour la commodité et la clarté de l’exposition de notre petit théâtre théorique, nous avons dû présenter les choses sous la forme d’une séquence, avec un avant et un après, donc sous la forme d’une succession temporelle. Il y a des individus qui se promènent. Quelque part (en général dans leur dos) retentit l’interpellation : « Hé vous. là-bas ! ». Un individu (à 90% c’est toujours celui qui est visé) se retourne, croyant-soupçonnant-sachant qu’il s’agit de lui, donc reconnaissant que « c’est bien lui » qui est visé par l’interpellation. Mais dans la réalité les choses se passent sans aucune succession. C’est une seule et même chose que l’existence de l’idéologie et l’interpellation des individus en sujets.
Nous pouvons ajouter : ce qui semble se passer ainsi en dehors de l’idéologie (très précisément dans la rue) se passe en réalité dans l’idéologie. Ce qui se passe en réalité dans l’idéologie semble donc se passer en dehors d’elle. C’est pourquoi ceux qui sont dans l’idéologie se croient par définition en dehors de l’idéologie : c’est un des effets de l’idéologie que la dénégation pratique du caractère idéologique de l’idéologie, par l’idéologie : l’idéologie ne dit jamais « je suis idéologique ». Il faut être hors de l’idéologie, c’est-à-dire dans la connaissance scientifique, pour pouvoir dire : je suis dans l’idéologie (cas tout à fait exceptionnel) ou (cas général) : j’étais dans l’idéologie. On sait fort bien que l’accusation d’être dans l’idéologie ne vaut que pour les autres, jamais pour soi (à moins d’être vraiment spinoziste ou marxiste, ce qui, sur ce point, est exactement la même position). Ce qui revient à dire que l’idéologie n’a pas de dehors (pour elle), mais en même temps qu’elle n’est que dehors (pour la science, et la réalité).
Cela, Spinoza l’avait parfaitement expliqué deux cents ans avant Marx, qui l’a pratiqué, mais sans l’expliquer en détail. Mais laissons ce point, pourtant lourd de conséquences non seulement théoriques, mais directement politiques, puisque par exemple toute la théorie de la critique et de l’autocritique, règle d’or de la pratique de la lutte des classes marxiste-léniniste, en dépend.
Donc l’idéologie interpelle les individus en sujets. Comme l’idéologie est éternelle, nous devons maintenant supprimer la forme de la temporalité dans laquelle nous avons représenté le fonctionnement de l’idéologie et dire : l’idéologie a toujours-déjà interpellé les individus en sujets, ce qui revient à préciser que les individus sont toujours-déjà interpellés par l’idéologie en sujets, ce qui nous conduit nécessairement à une dernière proposition : les individus sont toujours-déjà des sujets. Donc les individus sont « abstraits » par rapport aux sujets qu’ils sont toujours-déjà. Cette proposition peut paraître un paradoxe.
Qu’un individu soit toujours-déjà sujet, avant même de naître, c’est pourtant la simple réalité, accessible à chacun et nullement un paradoxe. Que les individus soient toujours « abstraits » par rapport aux sujets qu’ils sont toujours-déjà, Freud l’a montré, en remarquant simplement de quel rituel idéologique était entourée l’attente d’une « naissance », cet « heureux événement ». Chacun sait combien, et comment un enfant à naître est attendu. Ce qui revient à dire très prosaïquement, si nous convenons de laisser de côté les « sentiments », c’est-à-dire les formes de l’idéologie familiale, paternelle/maternelle/ conjugale/fraternelle, dans lesquelles l’enfant à naître est attendu : il est acquis d’avance qu’il portera le Nom de son Père, aura donc une identité, et sera irremplaçable. Avant de naître, l’enfant est donc toujours-déjà sujet, assigné à l’être dans et par la configuration idéologique familiale spécifique dans laquelle il est « attendu » après avoir été conçu. Inutile de dire que cette configuration idéologique familiale est, dans son unicité, fortement structurée, et que c’est dans cette structure implacable plus ou moins « pathologique » (à supposer que ce terme ait un sens assignable), que l’ancien futur-sujet doit « trouver » « sa » place, c’est-à-dire « devenir » le sujet sexuel (garçon ou fille) qu’il est déjà par avance. On comprend que cette contrainte et cette préassignation idéologiques, et tous les rituels de l’élevage puis de l’éducation familiaux, ont quelque rapport avec ce que Freud a étudié dans les formes des « étapes » pré-génitales et génitales de la sexualité, donc dans la « prise » de ce que Freud a repéré, par ses effets, comme étant l’inconscient. Mais laissons aussi ce point.
Faisons un pas de plus. Ce qui va maintenant retenir notre attention c’est la façon dont les « acteurs » de cette mise en scène de l’interpellation et leurs rôles respectifs sont réfléchis dans la structure même de toute idéologie.
UN EXEMPLE :
L’IDÉOLOGIE RELIGIEUSE CHRÉTIENNE
Comme la structure formelle de toute idéologie est toujours la même, nous nous contenterons d’analyser un seul exemple, accessible à tous, celui de l’idéologie religieuse, en précisant que la même démonstration peut être reproduite à propos de l’idéologie morale, juridique, politique, esthétique, etc.
Considérons donc l’idéologie religieuse chrétienne. Nous allons employer une figure de rhétorique et la « faire parler », c’est-à-dire ramasser dans un discours fictif ce qu’elle « dit » non seulement dans ses deux Testaments, ses théologiens, ses Sermons, mais aussi ses pratiques, ses rituels, ses cérémonies et ses sacrements. L’idéologie religieuse chrétienne dit à peu près ceci.
Elle dit : Je m’adresse à toi, individu humain appelé Pierre (tout individu est appelé par son nom, au sens passif, ce n’est jamais lui qui se donne son Nom), pour te dire que Dieu existe et que tu lui dois des comptes. Elle ajoute : c’est Dieu qui s’adresse à toi par ma voix (I’Écriture ayant recueilli la Parole de Dieu, la Tradition l’ayant transmise, l’Infaillibilité Pontificale la fixant à jamais sur ses points « délicats »). Elle dit : voici qui tu es : tu es Pierre ! Voici quelle est ton origine, tu as été créé par Dieu de toute éternité, bien que tu sois né en 1920 après Jésus-Christ ! Voici quelle est ta place dans le monde ! Voici ce que tu dois faire ! Moyennant quoi, si tu observes la « loi d’amour », tu seras sauvé, toi Pierre, et feras partie du Corps glorieux du Christ ! etc., etc.
Or c’est là un discours tout à fait connu et banal, mais en même temps tout à fait surprenant.
Surprenant, car si nous considérons que l’idéologie religieuse s’adresse bien aux individus [20] pour les « transformer en sujets », en interpellant l’individu Pierre pour en faire un sujet, libre d’obéir ou de désobéir à l’appel, c’est-à-dire aux ordres de Dieu ; si elle les appelle par leur Nom, reconnaissant ainsi qu’ils sont toujours-déjà interpellés en sujets ayant une identité personnelle (au point que le Christ de Pascal dit : « C’est pour toi que j’ai versé telle goutte de mon sang ») ; si elle les interpelle de telle sorte que le sujet répond « oui, c’est bien moi ! » ; si elle obtient d’eux la reconnaissance qu’ils occupent bien la place qu’elle leur désigne comme la leur dans le monde, une résidence fixe : « c’est bien vrai, je suis ici, ouvrier, patron, soldat ! » dans cette vallée de larmes ; si elle obtient d’eux la reconnaissance d’une destination (la vie ou la damnation éternelles) selon le respect ou le mépris avec lesquels ils traiteront les « commandements de Dieu », la Loi devenue Amour ; - si tout cela se passe bien ainsi (dans les pratiques des rituels bien connus du baptême, de la confirmation, de la communion, de la confession et de l’extrême-onction, etc.), nous devons remarquer que toute cette « procédure », mettant en scène des sujets religieux chrétiens, est dominée par un phénomène étrange : c’est qu’il n’existe une telle multitude de sujets religieux possibles que sous la condition absolue qu’il y ait un Autre Sujet Unique, Absolu, à savoir Dieu.
Convenons de désigner ce nouveau et singulier Sujet par l’écriture Sujet avec une majuscule pour le distinguer des sujets ordinaires, sans majuscule.
Il apparaît alors que l’interpellation des individus en sujets suppose l’« existence » d’un Autre Sujet, Unique et central, au Nom duquel l’idéologie religieuse interpelle tous les individus en sujets. Tout cela est écrit en clair [21] dans ce qui s’appelle justement l’Écriture. « En ce temps-là, le Seigneur-Dieu (Yaweh) parla à Moïse dans la nuée. Et le Seigneur appela Moïse : “Moïse” ”C’est (bien) moi !, dit Moïse, je suis Moïse ton serviteur, parle et je t’écouterai”. Et le Seigneur parla à Moïse, et il lui dit : « Je suis Celui qui Suis ».
Dieu se définit donc lui-même comme le Sujet par excellence, celui qui est par soi et pour soi (« Je suis Celui qui suis »), et celui qui interpelle son sujet, l’individu qui lui est assujetti par son interpellation même, à savoir l’individu dénommé Moïse. Et Moïse, interpellé-appelé par son Nom, ayant reconnu que c’était « bien » lui qui était appelé par Dieu, reconnaît qu’il est sujet, sujet de Dieu, sujet assujetti à Dieu, sujet par le Sujet et assujetti au Sujet. La preuve : il lui obéit, et fait obéir son peuple aux ordres de Dieu.
Dieu est donc le Sujet, et Moïse, et les innombrables sujets du peuple de Dieu, ses interlocuteurs-interpellés : ses miroirs, ses reflets. Les hommes n’ont-ils pas été créés à l’image de Dieu ? Comme toute la réflexion théologique le prouve, alors qu’Il « pourrait » parfaitement s’en passer..., Dieu a besoin des hommes, le Sujet a besoin des sujets, tout comme les hommes ont besoin de Dieu, les sujets ont besoin du Sujet. Mieux : Dieu a besoin des hommes, le grand Sujet des sujets, jusque dans l’affreuse inversion de son image en eux (quand les sujets se vautrent dans la débauche, c’est-à-dire le péché).
Mieux : Dieu se dédouble lui-même, et envoie son Fils sur la terre, comme simple sujet « abandonné » de lui (la longue plainte du Jardin des Oliviers finissant sur la Croix), sujet mais Sujet, homme mais Dieu, pour accomplir ce par quoi la Rédemption finale se prépare, la Résurrection du Christ. Dieu a donc besoin de « se faire » lui-même homme, le Sujet a besoin de devenir sujet, comme pour bien montrer empiriquement, visible aux yeux, tangible aux mains (voir Saint Thomas) des sujets que, s’ils sont sujets, assujettis au Sujet, c’est uniquement pour rentrer finalement au jour du Jugement Dernier dans le sein du Seigneur, comme le Christ, c’est-à-dire dans le Sujet. [22]
LES APPAREILS IDÉOLOGIQUES D’ÉTAT
Déchiffrons en langage théorique cette admirable nécessité du dédoublement du Sujet en sujets et du Sujet lui-même en sujet-Sujet.
Nous constatons que la structure de toute idéologie, interpellant les individus en sujets au nom d’un Sujet Unique et Absolu est spéculaire, c’est-à-dire en miroir, et doublement spéculaire : ce redoublement spéculaire est constitutif de l’idéologie et assure son fonctionnement. Ce qui signifie que toute idéologie est centrée, que le Sujet Absolu occupe la place unique du Centre, et interpelle autour de lui l’infinité des individus en sujets, dans une double relation spéculaire telle qu’elle assujettit les sujets au Sujet, tout en leur donnant, dans le Sujet où tout sujet peut contempler sa propre image (présente et future) la garantie que c’est bien d’eux et bien de Lui qu’il s’agit, et que, tout se passant en Famille (la Sainte Famille : la Famille est par essence sainte), « Dieu y reconnaîtra les siens », c’est-à-dire ceux qui auront reconnu Dieu et se seront reconnus en lui, ceux-là seront sauvés.
Résumons ce que nous avons acquis sur l’idéologie en général.
La structure spéculaire redoublée de l’idéologie assure à la fois :
1) l’interpellation des « individus » en sujets,
2) leur assujettissement au Sujet,
3) la reconnaissance mutuelle entre les sujets et le Sujet, et entre les sujets eux-mêmes, et finalement la reconnaissance du sujet par lui-même [23],
4) la garantie absolue que tout est bien ainsi, et qu’à la condition que les sujets reconnaissent ce qu’ils sont et se conduisent en conséquence, tout ira bien : “Ainsi soit-il”.
Résultat : pris dans ce quadruple système d’interpellation en sujets, d’assujettissement au Sujet, de reconnaissance universelle et de garantie absolue, les sujets « marchent », ils « marchent tout seuls » dans l’immense majorité des cas, à l’exception des « mauvais sujets » qui provoquent à l’occasion l’intervention de tel ou tel détachement de l’appareil (répressif) d’État. Mais l’immense majorité des (bons) sujets marchent bien « tout seuls », c’est-à-dire à l’idéologie (dont les formes concrètes sont réalisées dans les Appareils idéologiques d’État). Ils s’insèrent dans les pratiques, gouvernées par les rituels des AIE. Ils « reconnaissent » l’état des choses existant (das Bestehende), que « c’est bien vrai qu’il en est ainsi et pas autrement », qu’il faut obéir à Dieu, a sa conscience, au cure, à de Gaulle, au patron, à l’ingénieur, qu’il faut « aimer son prochain comme soi-même », etc. Leur conduite concrète, matérielle, n’est que l’inscription dans la vie de l’admirable mot de leur prière : « Ainsi soit-il ! »
Oui, les sujets « marchent tout seuls ». Tout le mystère de cet effet tient dans les deux premiers moments du quadruple système dont on vient de parler, ou si l’on préfère dans l’ambiguïté du terme de sujet. Dans l’acception courante du terme, sujet signifie en effet 1) une subjectivité libre : un centre d’initiatives, auteur et responsable de ses actes ; 2) un être assujetti, soumis à une autorité supérieure, donc dénué de toute liberté, sauf d’accepter librement sa soumission. Cette dernière notation nous donne le sens de cette ambiguïté, laquelle ne réfléchit que l’effet qui la produit : l’individu est interpellé en sujet (libre) pour qu’il se soumette librement aux ordres du Sujet, donc pour qu’il accepte (librement) son assujettissement, donc qu’il “accomplisse tout seul » les gestes et actes de son assujettissement. Il n’est de sujets que par et pour leur assujettissement. C’est pourquoi ils « marchent tout seuls ».
« Ainsi soit-il ! »... Ce mot, qui enregistre l’effet à obtenir, prouve qu’il n’en est pas « naturellement » ainsi (« naturellement » : en dehors de cette prière, c’est-à-dire en dehors de l’intervention idéologique). Ce mot prouve qu’il faut qu’il en soit ainsi, pour que les choses soient ce qu’elles doivent être, lâchons le mot : pour que la reproduction des rapports de production soit, jusque dans les procès de production et de circulation, assurée, chaque jour, dans la « conscience », c’est-à-dire dans le comportement des individus-sujets, occupant les postes que la division sociale-technique du travail leur assigne dans la production, l’exploitation, la répression, l’idéologisation, la pratique scientifique, etc. De quoi est-il en effet réellement question dans ce mécanisme de la reconnaissance spéculaire du Sujet et des individus interpellés en sujets, et de la garantie donnée par le Sujet aux sujets s’ils acceptent librement leur assujettissement aux « ordres » du Sujet ? La réalité dont il est question dans ce mécanisme, celle qui est nécessairement méconnue dans les formes mêmes de la reconnaissance (idéologie = reconnaissance/méconnaissance) est bien en effet, en dernier. ressort, la reproduction des rapports de production et des rapports qui en dérivent.
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Janvier-avril 1969.
P.-S. - Si ces quelques thèses schématiques permettent d’éclairer certains aspects du fonctionnement de la Superstructure et de son mode d’intervention dans l’Infrastructure, elles sont évidemment abstraites et laissent nécessairement en suspens d’importants problèmes, dont il faut dire un mot :
1) Le problème du procès d’ensemble de la réalisation de la reproduction des rapports de production.
Les AIE contribuent, comme élément de ce procès, a cette reproduction. Mais le point de vue de leur simple contribution reste abstrait.
C’est seulement au sein même des procès de production et de circulation que cette reproduction est réalisée. Elle est réalisée par le mécanisme de ces procès, où est « achevée » la formation des travailleurs, où leur sont assignés des postes, etc. C’est dans le mécanisme interne de ces procès que vient s’exercer l’effet de différentes idéologies (avant tout l’idéologie juridico-morale).
Mais ce point de vue reste encore abstrait. Car dans une société de classe les rapports de production sont des rapports d’exploitation, donc des. rapports entre classes antagonistes. La reproduction des rapports de production, objectif ultime de la classe dominante, ne peut donc être une simple opération technique formant et distribuant les individus aux différents postes de la « division technique » du travail. En vérité il n’y a pas, sauf dans l’idéologie de la classe dominante, de « division technique » du travail : toute division « technique », toute organisation « technique » du travail est la forme et le masque d’une division et d’une organisation sociales (= de classe) du travail. La reproduction des rapports de production ne peut alors être qu’une entreprise de classe. Elle se réalise au travers d’une lutte de classe qui oppose la classe dominante à la classe exploitée.
Le procès d’ensemble de la réalisation de la reproduction des rapports de production reste donc abstrait tant, qu’on ne se place pas du point de vue de cette lutte de classe. Se placer au point de vue de la reproduction, c’est donc, en dernière instance, se placer au point de vue de la lutte des classes.
2) Le problème de la nature de classe des idéologies existant dans une formation sociale.
Le “mécanisme” de l’idéologie en général est une chose. On a vu qu’il se réduisait à quelques principes tenant en quelques mots (aussi « pauvres » que ceux qui définissent selon Marx la production en général, ou chez Freud l’inconscient en général). S’il a quelque vérité, ce mécanisme est abstrait au regard de toute formation idéologique réelle.
On a avancé l’idée que les idéologies étaient réalisées dans des institutions, dans leurs rituels et leurs pratiques, les AIE. On a vu qu’à ce titre elles concouraient à cette forme de la lutte des classes, vitale pour la classe dominante, qu’est la reproduction des rapports de production. Mais ce point de vue lui-même, aussi réel soit-il, reste abstrait.
En effet, l’État et ses Appareils n’ont de sens que du point de vue de la lutte des classes, comme appareil de lutte des classes assurant l’oppression de classe, et garantissant les conditions de l’exploitation et de sa reproduction. Mais il n’y a pas de lutte des classes sans classes antagonistes. Qui dit lutte de classe de la classe dominante dit résistance, révolte et lutte de classe de la classe dominée.
C’est pourquoi les AIE ne sont pas la réalisation de l’idéologie en général, ni même la réalisation sans conflits de l’idéologie de la classe dominante. L’idéologie de la classe dominante ne devient pas dominante par la grâce du ciel, ni même par la vertu de la simple prise du pouvoir d’État. C’est par la mise en place des AIE, où cette idéologie est réalisée et se réalise, qu’elle devient dominante. Or cette mise en place ne se fait pas toute seule, elle est au contraire l’enjeu d’une très dure lutte de classe ininterrompue : d’abord contre les anciennes classes dominantes et leurs positions dans les anciennes et les nouvelles AIE, ensuite contre la classe exploitée.
Mais ce point de vue de la lutte de classe dans les AIE reste encore abstrait. En effet, la lutte des classes dans les AIE est bien un aspect de la lutte des classes, parfois important et symptomatique : par exemple la lutte anti religieuse au XVIIIe siècle, par exemple la “crise” de l’AIE scolaire dans tous les pays capitalistes aujourd’hui. Mais la lutte de classe dans les AIE n’est qu’un aspect d’une lutte des classes qui déborde les AIE. L’idéologie qu’une classe au pouvoir rend dominante dans ses AIE, se « réalise » bien dans ces AIE, mais elle les déborde, car elle vient d’ailleurs. De même l’idéologie qu’une classe dominée réussit à défendre dans et contre tels AIE les déborde, car elle vient d’ailleurs.
C’est seulement du point de vue des classes, c’est-à-dire de la lutte des classes, qu’on peut rendre compte des idéologies existant dans une formation sociale. Non seulement c’est à partir de là qu’on peut rendre compte de la réalisation de l’idéologie dominante dans les A14 et des formes de lutte de classe dont les AIE sont le siège et l’enjeu. Mais c’est aussi et surtout à partir de là qu’on peut comprendre d’où proviennent les idéologies qui se réalisent dans les AIE et s’y affrontent. Car, s’il est vrai que les AIE représentent la forme dans laquelle l’idéologie de la classe dominante doit nécessairement se réaliser, et la forme à laquelle l’idéologie de la classe dominée doit nécessairement se mesurer et s’affronter, les idéologies ne « naissent » pas dans les AIE, mais des classes sociales prises dans la lutte des classes : de leurs conditions d’existence, de leurs pratiques, de leurs expériences de lutte, etc.
Avril 1970.