La messe semble dite. L’interdiction de la burqa dans l’espace public a été validée par le Conseil constitutionnel. Celui-ci a bien dit que la Constitution était respectée. Mais il a introduit une réserve qui piège le gouvernement et ouvre la voie à une possible invalidation par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).
Le Conseil constitutionnel a en effet décidé que l’interdiction générale de la burqa ne s’appliquait pas dans les lieux de culte ouverts au public. D’abord, cela signifie que des porteuses de burqa, interdites de promenade dans les rues de Paris, pourront, par exemple, aller déambuler sous les voûtes de Notre-Dame. Tant que l’Eglise catholique n’en a pas décidé autrement, les policiers et les gendarmes devront respecter leur habit. Les mosquées, les temples, les synagogues, mais surtout les églises, plus nombreuses et plus spacieuses sur notre territoire, pourront devenir pour des porteuses de burqa des refuges, des lieux de détente, voire de rassemblement.
Surtout, cette exception à la règle générale d’interdiction ouvre la voie à des actions contentieuses. Si, sur le chemin de son domicile à Notre-Dame de Paris, une porteuse de burqa est interpellée, que se passera-t-il ? La pénalité maximale de 150 euros prévue par la loi pourra-t-elle s’appliquer si simplement ? Sommée d’obtempérer, cette femme pourra invoquer le droit à la liberté religieuse que le législateur a volontairement refusé d’associer à cette loi, ce que le Conseil constitutionnel a, au contraire, choisi de faire.
Le rapporteur de la loi à l’Assemblée nationale avait tenu à préciser que le fondement de l’interdiction de la dissimulation du visage « réside dans l’ordre public sociétal ou immatériel et non dans le principe de laïcité », que la loi ne vise aucune croyance en particulier ; il savait en effet que la Cour européenne, pour juger de la conformité d’une loi à la Convention européenne des droits de l’homme, prenait en considération le fait que la loi en question soit « une loi prima facie neutre à l’égard de l’exercice de la liberté de culte ».
Mais qu’est-ce qu’un vêtement que l’on interdit sur la voie publique mais que l’on autorise dans des lieux de culte sinon un vêtement auquel on reconnaît une dimension religieuse ? Imaginons un instant qu’une organisation ait appelé les Français à se vêtir d’une cagoule rouge, noire ou blanche et que, face à la popularité du phénomène, le Parlement ait décidé d’interdire la dissimulation du visage. Le Conseil constitutionnel aurait-il alors imposé une exception à cette interdiction dans des lieux de culte ouverts au public ? Bien sûr que non. Les interdictions de se promener nu ou de pratiquer l’inceste, autres codes sociaux auxquels on aura comparé l’interdiction de dissimuler son visage, ne souffrent là encore d’aucune exception.
La réserve émise par le Conseil constitutionnel agit donc comme un révélateur. Elle dévoile l’objet réel - religieux - de la loi. Du coup, sa laborieuse construction se trouve ébranlée. Pour procéder à cette interdiction générale, le législateur a en effet défini l’espace public comme « constitué des voies publiques ainsi que des lieux ouverts au public ou affectés à un service public ». Il a ainsi confondu les hôpitaux, écoles, mairies ou ministères avec la rue, espaces différents, auxquels jusqu’alors notre laïcité et la Cour européenne des droits de l’homme appliquaient des règles distinctes.
Ainsi dans un arrêt de février - Arslan et autres contre Turquie -, la Cour a eu à connaître de l’arrestation et de la mise en détention provisoire d’un groupe de personnes qui portaient dans la rue une tenue « composée d’un turban, d’un »salvar« (saroual) et d’une tunique, tous de couleur noire, et étaient munis d’un bâton, cette tenue rappelant selon eux celle des principaux prophètes, notamment le prophète Mohammed ».
Pour déclarer cette arrestation injustifiée, la Cour a constaté que ces tenues étaient portées « par de simples citoyens et non par des représentants de l’Etat dans l’exercice d’une fonction publique », dans « des lieux publics ouverts à tous comme les voies ou places publiques », et non « dans des établissements publics, dans lesquels le respect de la neutralité à l’égard de croyances peut primer sur le libre exercice du droit de manifester sa religion ». Ainsi, les restrictions que la Cour admet en ce qui concerne les établissements publics ou les fonctionnaires ne trouvent donc pas à s’appliquer dans la rue.
Composé majoritairement d’anciens responsables politiques, le Conseil constitutionnel n’a pas osé affronter l’opinion publique et raisonner en droit. Il a donc rendu une décision confuse et contradictoire, qui sonne comme une ouverture à une contestation au plan européen.
Entendons-nous bien, la burqa constitue à mes yeux une prison mobile dont il faut réduire et limiter au maximum le port. Mais cette limitation pour être inattaquable devait respecter certains principes. Ainsi, je ne crois pas que le combat contre le port de ce vêtement puisse justifier qu’une femme, qui croit que son Dieu lui commande de s’en vêtir, soit empêchée de sortir dans la rue pour s’acheter de quoi se nourrir ou aller voir un médecin. Cette liberté d’aller et venir pour des raisons vitales n’a d’ailleurs pas été prise en compte par le Conseil constitutionnel et pourra l’être par la CEDH.
En 2004, le Parlement avait voté une loi d’interdiction des signes religieux ostensibles dans les établissements scolaires. Soutenue par les responsables d’établissements et les enseignants, cette loi validée à plusieurs reprises par la CEDH, visait à protéger des jeunes filles, le plus souvent mineures, de toute pression visant à porter le voile quand elles ne le portaient pas. Elle était limitée aux écoles publiques, offrant ainsi aux jeunes filles désireuses de porter le voile une alternative, le plus souvent dans l’enseignement privé sous contrat.
L’interdiction opérée est de différente nature. La loi sur la burqa vise des adultes, qui ne font pression sur personne, dans l’espace le plus libre celui de la rue. Sa radicalité n’offre aux croyantes aucune alternative. Inapplicable par des policiers qui ne veulent pas l’appliquer, elle risque maintenant l’invalidation par la Cour européenne des droits de l’homme.
Patrick Weil, directeur de recherche au CNRS. Il a été également membre, en 2003, de la commission indépendante sur l’application du principe de laïcité dans la République, dite « commission Stasi ».