L’analyse d’un mouvement de l’importance de celui-ci est indispensable, pour mesurer en quoi il s’agit de la poursuite de la situation antérieure, en quoi les éléments nouveaux modifient la situation de la classe des salariés, le rapport de force avec la bourgeoisie. Prendre le recul nécessaire à un tel travail n’est pas facile lorsqu’on est toujours dans la mobilisation, dans le mouvement lui-même, car à la date ou ces lignes sont écrites, la seule chose qu’on peut affirmer, c’est que si les grèves sont arrêtées, la mobilisation n’est pas terminée.
Cette contribution vise donc seulement à donner des éléments d’appréciation utiles, sachant qu’une analyse plus complète impose un travail collectif, des échanges, un recul plus grand : ce qui se passe dans la conscience de millions de salariés n’est pas homogène, évolue. Il est donc normal que les échanges soient multiformes, à l’image de la réalité. Mais pour un parti comme le notre, pour donner une efficacité à notre intervention, il est indispensable d’avoir un point de vue qui permet des décisions aussi pertinentes que possible.
Quels moyens pour apprécier la situation ?
Un des moyens politiques est de décrypter les décisions, les comportements et les déclarations des responsables d’organisations ayant une implantation importante dans la classe des salariés, qui leur donne une vision s’appuyant sur les réactions, les volontés, des salariés eux-mêmes.
Par exemple, lorsqu’on entend le secrétaire général de la CFDT, qui souhaitait arrêter les appels à la mobilisation après le vote de la loi, déclarer qu’il continue car les militants le demandent, il n’est pas déraisonnable d’en conclure qu’une bonne partie de la base de la CFDT, en tout cas suffisamment importante pour ne pas être négligée par Chérèque, est bien décidée à continuer et que Chérèque risque trop gros s’il appelle à l’arrêt.
De la même manière, le comportement du Medef dans toute cette période est particulièrement calme et discret, comme s’il voulait se faire oublier, et ne pas en rajouter.
Mais ces raisonnements par déduction de ce que font et disent les autres, s’ils sont utiles, sont obligatoirement imparfaits.
Ce qui est le plus efficace, le plus fin est le retour des militants du NPA, la mesure du changement d’état d’esprit des collègues de boulot, des syndicalistes avec qui on milite, des voisins, des amis, de la famille, des salariés sur les marchés, dans les manifestations… bref toutes ces modifications qui sont les révélateurs d’une évolution plus large dans la conscience de la classe des salariés.
Mais l’implantation du NPA n’est pas assez importante pour nous donner une appréciation directe complète des processus profonds d’évolution politique de la classe des salariés.
Pour mesurer nos limites, il est nécessaire de donner quelques éléments sur la réalité de la classe des salariés aujourd’hui.
Quelques rappels :
Les grandes données sont les suivantes : 40 millions de plus de 15 ans, avec une population « active » selon la définition du BIT (actifs et chômeurs) de 28 millions de personnes, soit 26 millions d’actifs et 2 millions de chômeurs. Ce chiffre des chômeurs ne comptabilise que les sans emploi ayant la qualification de chômeurs. De notre point de vue, ce chiffre avoisine plutôt les 4 millions ( RMIstes, préretraités obligés, etc ), sans compter les sous-emplois, les temps partiels imposés, etc. …
Sur les 26 millions d’actifs, il y a :
– 2,4 millions de non salariés (employeurs, artisans, …) dont 0,4 millions paysans
– 23,6 millions de salariés dont
- emplois dans le privé : 17 millions de salariés, dont
-
- 7 millions dans l’industrie, (dont 1,5 dans la construction),
-
- 10 millions dans le tertiaire (dont 1,5 dans les transports, et 0,5 intérimaires)
- Fonctionnaires au sens large : 7 millions d’agents dont
-
- fonction publique hospitalière : 1 million
-
- fonction publique territoriale : 2 millions, dont
-** 1 million dans les communes
- fonction publique territoriale : 2 millions, dont
-
- Fonction publique état : 3 millions
-** 1,7 millions d’agents titulaires et non titulaires, dont 1,06 millions d’agents dans les ministères de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur et de la Recherche,
-** 0,415 militaires et civils du ministère de la Défense
-** 0,331 millions d’agents d’établissements publics administratifs ayant un statut de droit public,
-** 0,480 millions composés des salariés de La Poste, des caisses nationales de sécurité sociale, des établissements publics industriels et commerciaux, des groupements nationaux d’intérêt public et de l’enseignement privé sous contrat..
- Fonction publique état : 3 millions
Les statistiques sont trompeuses, car l’externalisation de fonctions tertiaires précédemment assurées au sein des entreprises industrielles diminue la part relative de l’industrie. Cependant, même si les statistiques l’exagèrent, l’évolution générale est indiscutable :
Répartition de l’emploi par secteur d’activité
Répartition de l’emploi par niveau de diplôme
[Ces deux tableaux ne sont pas reproduits ici et seront peut-être ajouté ultérieurement]
Source : insee, recensement de la population
Ces emplois sont organisés en lieux de travail un peu unifiés, les établissements :
Il y a 6122 établissements de plus de 200 salariés, (2102 dans l’industrie) dont
- 1512 établissements entre 500 et 2000 salariés, (616 dans l’industrie)
- 131 établissements de plus de 2000 salariés, (62 dans l’industrie)
La moitié des salariés du privé travaillent dans des établissements de moins de 50 salariés, et un quart dans des établissements de 50 à 200, le dernier quart dans ceux de plus de 200 salariés.
On mesure avec ces données nos limites pour apprécier des mouvements profonds dans les secteurs de la classe salarié dont nous sommes absents.
Nous sommes présents dans les organisations syndicales les plus combattives, nous militons dans les villes avec les militants les plus actifs avec lesquels on se retrouve sur les piquets, dans les blocages.
Mais notre implantation dans les lieux de travail, là ou s’organisent des structurations collectives à la base, où se fait un travail de fond parmi les salariés, là où se décide la grève, est limitée, surtout dans les entreprises privées.
Les bilans, les appréciations des camarades de ces secteurs sont très importants, irremplaçables.
Mais elles ne représentent qu’une partie de la réalité, et pour l’analyse du mouvement global, il est indispensable de prendre du recul. Evitons de généraliser à partir de l’enthousiasme de camarades qui ont été dans un niveau de mobilisation très élevé, dans un secteur très combattif, ou de l’insatisfaction de camarades militant dans un secteur, une entreprise où il n’a pas été possible d’enclencher une réelle mobilisation.
Manifestations : du jamais vu
Le recours à la manifestation existe depuis qu’existe le mouvement ouvrier moderne à partir du début du 19° siècle, mais il a pris depuis la fin des années 1970 une importance croissante comme mode d’expression politique et social.
En 1988, un français sur deux était prêt à manifester, en 1995 deux sur trois, et en 2002, trois sur quatre, ce qui range la manifestation au même rang que la grève pour les moyens d’action. Les jeunes sont les plus nombreux à l’approuver. Les manifestations de masse, interprofessionnelles, sont devenues une des formes d’expression des mobilisations de la classe des salariés, pour influer sur l’opinion, influencer le pouvoir politique. C’est une des grandes évolutions de ces dernières décennies. [1]
Rapide rappel sur 1968 : on sortait d’une période ouverte en 1958 durant laquelle beaucoup de manifestations étaient interdites (le 1er mai 68, c’est la première manifestation du 1er mai autorisée depuis 1958).
Durant la mobilisation étudiante et la grève générale, il y a eu deux journées de très grosses manifestations :
– le lundi 13 mai (après la nuit des barricades et avant la grève générale), 1million/450 000 (450 manifestations),
– le 29 mai à l’appel de la CGT « pour un gouvernement populaire » : à Paris env 500 000.
Le reste du temps, il y a eu de multiples manifestations, à Paris de dizaines de milliers de manifestants ; une de 100 000 le 24 mai et le meeting de Charletty le de 50 000.
Du coté de la réaction, grosses manifestations le 30 mai et les jours suivants (Paris 1 million / 300 000)
1984 Défenseurs école privée
24 juin Manifestation à Paris 2 millions / 850 à 550 000 selon la police.
Retrait de la Loi Savary.
1986 Lycéens étudiants contre loi Devaquet 23 Nov-8 Décembre
Dimanche 23 nov Manifestation à Paris au moins 200 000…
Jeudi 27 nov, Manifestations, Unef ID : 500.000 manifestants à Paris et 1 million en France.
Jeudi 4 déc, Manifestation à Paris : 1 million / 200 000 personnes selon la police
Dans la nuit du 5 au 6 décembre, assassinat de Malik Oussekine.
Le 6, manifestations silencieuses : 400 000 personnes à Paris, un million dans toute la France.
Le 8 déc, suite à ces manifestations et aussi aux tentatives d’unir le mouvement étudiant et lycéen au mouvement social (voir notamment du côté des cheminots, qui seront en grève du 18 décembre 1986 au 15 janvier 1987 pour le retrait d’un projet grille de salaires), le Premier ministre, Jacques Chirac annonce le retrait du projet de loi
1994 Défense école laïque
Dimanche 16 janvier :1 million / 260 000 selon police
1995 Contre le plan Juppé sur retraites et sécurité sociale 24 nov / 19 déc
Avant, le 10 octobre, journée action fonctionnaires très suivie (55%) avec manifestations
15 novembre, présentation plan Juppé
Vendredi 24 novembre : 1 million / 500 000 (début grèves cheminots, ratp…)
Mardi 28 novembre : 500 000 ???
Mardi 5 décembre : 1 million / 700 000
Mardi 12 décembre 1995 :270 manifestations : 2,25 millions / 1 million
Le 15 décembre, retrait de certains points de la réforme sur les retraites
Samedi 16 décembre :
Mardi 19 décembre :
2002 Anti-le Pen
1er mai 2002 : 1,3 millions (organisateurs) avant le second tour pour les présidentielles.
2003 Contre le plan Raffarin sur réforme des retraites
Mardi 13 mai 2003 : 2 millions / 1 million
Dimanche 25 mai 2003 : manifestation paris 800 000/ 350 000
Mardi 3 juin 2003 : 1,5 millions / 455 000
Mardi 10 juin : ??
2005 Pour l’emploi et le pouvoir d’achat
4 octobre 2005 : 143 manifestations : 1,5 millions / 500 000 selon la police
2005 Pour les salaires et les 35 heures.
10 mars 2005 - 1 million / 500 000 selon la police
2006 CPE 7 mars / 10 avril
7 février 2006 - 218 000 / 400 000
7 mars 2006 - 1 million / 400 000
Jeudi 16 Mars - 800 000 / 450 000
Samedi 18 Mars 2006 -160 cortèges - 1,5 million / 500 000
Mardi 28 mars 2006 - 3 millions / 1 055 000
Mardi 4 avril - ??? beaucoup de blocages
Retrait CPE 10 avril
2008 retraites
22 mai 2008 : 700 000/ 300 000
2009, emploi, salaires, etc …
29 janvier 2009 - 2,5 millions / 1,08 millions
19 mars 2009 - 254 manifestations : 3,2 millions /1,2 millions
2010 Retraites 7 septembre / ? novembre
Jeudi 24 juin 2010 : 2 millions / 800 000
Mardi 7 septembre 2010 - 2,7 millions /1,12 million
Jeudi 23 septembre 2010 - 3 millions / 997 000
Samedi 2 octobre 2010 - 3 millions / 899 000
Mardi 12 octobre 2010 - 3,5 millions / 1,23
Samedi 16 octobre 2010 - 3 millions / 825 000
Mardi 19 octobre 2010 – 3,5 millions/ 1,1
Jeudi 28 octobre 2010 – 2 millions / 560 000
Samedi 6 novembre 2010 – 1,2 millions / 375 000
On participe aux manifestations, mais on n’est pas toujours en grève : les manifestants peuvent être en grève, reconductible, pour une journée, en débrayage la demi journée ou même seulement les heures nécessaire à la manifestation qu’ils quittent rapidement pour retourner au travail, mais aussi il peuvent être en RTT, en repos….
Pour un nombre important de salariés, ce qui est important et accessible, c’est la participation aux manifestations : il est vrai que plusieurs victoires de ces dernières années sont dues pour une part à la puissance des manifestations : souvenons-nous de la phrase du premier ministre Juppé affirmant que s’il y avait 2 millions de manifestants dans la rue « mon gouvernement n’y résisterait pas », et du Jupéthon que cela a entrainé.
Le bilan est clair : il n’y a jamais eu de manière répétée, 8 manifestations sur deux mois, autant de manifestants dans les rues :
– les chiffres les plus élevés de 1995, du CPE, de 2009, sont atteints et/ou dépassés au moins 3 fois ;
– il y a 5 ou 6 journées de manifestations durant ces deux mois lors desquelles les chiffres atteignent les niveaux les plus élevés de ces 30 dernières années (environ 1 million pour la police et 3 millions pour les organisateurs) ;
– 15% / 5% de la population active a participé à ces manifestations ( estimation évidemment : on doit retirer les jeunes lycéens, les retraités, mais ajouter ceux qui n’ont participé qu’à une ou deux manifestations …), avec un soutien permanent de 70% de la population ;
– les manifestants étaient de plus en plus jeunes, indépendamment des lycéens, les trentenaires étaient dans les dernières manifestations en très grand nombre, comme si une nouvelle génération se mettait en mouvement.
Les manifestations sont les lieux de l’unité la plus large du mouvement, ou le mouvement montre sa force : tout le monde y est, syndicats même les plus droitiers, et tous les partis de la gauche institutionnelle et évidemment les partis anticapitalistes ou d’extrême gauche.
Chacun exprime son point de vue, distribue des tracts, scande ses slogans.
Les débats sur les chiffres occultent en partie les dynamiques politiques à l’œuvre dans ces manifestations. C’est un lieu dans lequel les secteurs en grève, les plus combatifs et impliqués sentent un soutien de masse, c’est aussi un lieu de politisation.
Grèves : la mobilisation la plus importante depuis 1995
La grève, comme moyen de lutte qui bloque les entreprises, l’économie, qui permet une action collective des salariés enfin débarrassés de l’exploitation quotidienne est un moyen irremplaçable d’action et de politisation, qui devient directement politique dès qu’elle se généralise.
Nous nous sommes battus avec détermination pour que les grèves qui se sont multipliées se transforment en une grève générale. Indiscutablement, nous n’avons pas atteint cet objectif.
Il me semble que la façon dont Ernest Mandel parle de la grève générale permet de cadrer ce que nous cherchons en combattant pour ce mode de combat :
« Où se sépare une grève générale d’une grève simplement large ?
Quelques unes des principales caractéristiques sont :
a) qu’elle est largement interprofessionnelle non seulement dans la participation mais aussi dans les buts.
b) qu’elle déborde très largement du secteur privé incluant des éléments décisifs de tous les travailleurs des services publics, de sorte qu’elle paralyse non seulement les usines mais aussi toute une série d’institutions de l’État : chemin de fer, gaz, électricité, eau, etc.
c) et que l’atmosphère, c’est insaisissable mais c’est peut-être le facteur le plus important, qui est créée dans le pays est une atmosphère d’affrontement global entre les classes, c’est-à-dire que ce n’est pas un affrontement entre un secteur du patronat et un secteur de la classe ouvrière, mais que toutes les classes de la société ont l’impression que c’est un affrontement entre la bourgeoisie dans son ensemble et la classe ouvrière dans son ensemble, même si la participation des travailleurs à cette grève n’est pas à l00% ou à 90%.
…… Une grève générale est objectivement politique, du fait qu’elle implique un affrontement avec la bourgeoisie dans son ensemble et avec l’État bourgeois, mais il n’est pas nécessaire qu’elle en ait conscience dès le départ « Il y a un grand exemple historique en Europe, peut-être le plus grand jusqu’à mai 68, qui le confirme, qui est l’exemple de juin 36 où aucune revendication politique n’était avancée, où les ouvriers occupaient les usines et avançaient, apparemment seulement, des revendications de type économique (réduction des heures de travail, congés payés, etc., à la limite »contrôle ouvrier"), mais où Trotski lui-même et tous ceux qui, avec un peu d’honnêteté, ont examiné ce mouvement, se rendaient bien compte du fait que ces travailleurs réclamaient infiniment plus dans le fond que ce qu’ils étaient capables d’articuler. Et ce serait une très grave erreur de juger la nature d’une grève d’après la capacité d’expression consciente de ceux qui la portent à un moment déterminé.
Croire qu’une grève n’est seulement générale que si elle avance des revendications politiques, cela revient à dire « une grève n’est seulement générale que si ceux qui la dirigent et en expriment les revendications sont conscients de tout ce qu’elle implique ». Cela restreint d’une manière très dangereuse l’application du concept de grève générale. La conclusion qui s’en dégage c’est que l’avant-garde révolutionnaire s’efforce dès le début du mouvement d’en exprimer la nature politique, les objectifs qui dépassent les objectifs économiques ou propres à tel secteur et que son effort de politisation doit être courant. »
La grève était nettement interprofessionnelle, puisqu’elle a impliqué de manière durable en dehors des journées d’actions, les raffineries, les ports, la SNCF, la santé, des centaines d’entreprises privées (à différents niveaux d’implication), les territoriaux, …. Avec des revendications globalisantes.. mais elle n’a jamais bloqué l’économie du pays, même si les salariés en lutte à divers niveaux avaient conscience de l’affrontement avec le gouvernement et les patrons dans leur ensemble : la reprise massive de mots d’ordre dans les manifestations dépassant la question des retraites le montre : « tout est à nous .. », « nous n’en voulons plus de cette société-là.. »…
Quelle est l’ampleur réelle des grèves des semaines passées, au regard de la situation de ces dernières années.
De quels indicateurs disposons- nous ?
Le ministère du travail utilise depuis très longtemps les JINT (journées individuelles non travaillées). A la fin des années 70 le chiffre indiquait plus de 3 millions par an et « a chuté, par paliers successifs, avant d’osciller, à partir du milieu des années 1990, dans une fourchette comprise entre 250 000 et 500 000 JINT » [2].
Ces chiffres sont critiquables, (même si l’évolution générale est difficilement contestable, il est plus que probable qu’elle n’a pas cette ampleur ?) :
– ils ne prennent pas en compte les autres formes de lutte, débrayages, manifestations
– depuis 2003 ils ne concernent que le secteur privé (edf-gdf, SNCF, la poste à l’écart)
– le recensement incomplet, notamment dans les PME pour les grèves de courte durée : les chiffres doivent être à peu près doublés
Noter : Ce sont les conflits localisés, il n’y a pas prise en compte des périodes de conflits nationaux comme 1995, 2003 ou 2006.
[Tableau non reproduit piour l’heure ici.]
Une enquête plus complète de la Dares (service statistique du ministère du travail), l’enquête réponse [3] donne d’autres indications. Elle différencie le débrayage, la grève de moins de 2 jours, celle de plus de 2 jours, la grève perlée, la grève du zèle, le refus d’heures supplémentaires, manifestations et « autres formes de conflits ». Elle indique que 21% des établissements on été touchés par l’une des ces formes entre 1996et 1998, et 30% entre 2002 et 2004.
Elle met en évidence qu’il n’y a pas disparition de la conflictualité en même temps que la diminution de la « forme classique et la plus visible ». « Non que ces formes de conflictualité ainsi repérées soient nouvelles, mais elles occupent désormais une place dominante dans le répertoire d’action au niveau des établissements ». [4]
Les trois grands secteurs dans lesquels le nombre de conflits reste important sont dans le secteur marchand l’industrie (42% des établissements), les transports (36%) et les fonctions publique (enseignants, la poste et les impôts).
L’organisation capitaliste de l’industrie et du tertiaire (distribution et commerce) en flux tendus, qui met les stocks sur les routes, ainsi que la structure de l’espace urbain, qui oblige des millions de salariés à des déplacements quotidiens éreintants, font des moyens de transport et donc des carburants une question essentielle, le talon d’Achille du système. Tous les secteurs qui ont la capacité de bloquer les transports ont celle de bloquer le fonctionnement normal de la société. Et ils ne s’en privent pas : c’est dans le secteur des transports que les grèves ont été les plus importantes ces dernières années. Ce n’est pas un hasard si le gouvernement a peaufiné après 1995, entre 2003 et 2007 des lois pour limiter les possibilité du droit de grève dans les transports publics, et des lois pour réquisitionner les salariés de droit privé pour des raisons de sécurité, d’ordre public, ici pour la livraison des services d’urgence, là pour la livraison des aéroports, et qu’ils ont essayé cette fois-ci de faire redémarrer purement et simplement une raffinerie, tentative bloquée par les tribunaux. Ils ont bien compris, nos adversaires leur faiblesse, et font tout pour y remédier.
Concernant les évolutions de fond, le développement relatif de modes de conflits de « basse intensité » en dehors de ces secteurs « bloquants » pour l’ensemble de l’économie, il est utile d’y réfléchir, d’en comprendre les raisons, de voir les dynamiques à l’œuvre.
Le chômage est évidemment une raison fondamentale de cette évolution : les grèves diminuent quand le chômage augmente (les courbes sont exactement inversées).
L’affaiblissement du mouvement ouvrier organisé autour d’un projet global de changement de société joue un rôle essentiel du point de vue de la conscience, car l’unification des militants les plus combatifs autour de perspectives communes structure l’action de la classe des salariés. L’appartenance à une classe se fait aussi par un projet politique de cette classe, ce qui manque aujourd’hui cruellement.
Mais il y a aussi des raisons liées à la structuration actuelle du capitalisme.
La totalité des grandes entreprises, des grands établissements appartiennent à des groupes internationaux. Le bras de fer des salariés d’une entreprise contre leur employeur, qui a été une forme importante des grèves et des luttes depuis la naissance de l’industrie est difficilement réalisable pour les salariés d’un trust international. Même si certaines usines ont la capacité de bloquer le fonctionnement d’un groupe par une grève bouchon, il est rare que cette grève ait les moyens de faire plier économiquement un groupe international, qui a une assise financière, des productions réparties dans diverses usines dans le monde entier, des moyens pour réagir. Arriver à faire grève tous ensemble au plan national n’est pas facile, mais au plan international, c’est encore plus difficile. Dans cette organisation économique, les patrons ont une longueur d’avance. Il est vrai qu’en retour cela favorise la prise de conscience que l’ennemi n’est pas son patron, mais les patrons et le système, même si on ne trouve pas les moyens de combat adaptés.
Il reste évidemment des entreprises de plus petite taille (dizaines, centaines de salariés, milliers rarement) qui appartiennent à des capitalistes « individuels », mais ces sociétés sont la plupart de temps sous traitantes des trusts, à des conditions économiques drastiques. Ils peuvent s’en débarrasser très facilement, les remplacer par d’autres. Elles sont très fragiles, très flexibles, et les luttes y sont très difficiles pour ces raisons. La grève un peu dure dans ces sociétés se traduit assez rapidement par leur fermeture pure et simple.
Tout cela peut expliquer pourquoi les dernières grèves dures et longues dans l’industrie se sont déroulées contre les fermetures, les licenciements : les salariés n’ont rien à perdre, tout à gagner !
Ailleurs, se développe une autre forme de conflits, qui cherche l’efficacité… qui ne l’a pas trouvé, mais qui montre que l’action de la classe des salariés continue en profondeur contre l’exploitation et le système.
Nous ne disposerons de données chiffrées que dans plusieurs mois.
Aujourd’hui, il n’est possible de faire que des estimations …. et des comparaisons.
Evidemment on n’est pas du tout dans la même situation que lors de la grève générale de mais-juin 1968.
Rappelons qu’elle avait été précédée en 1967 d’une lutte contre les ordonnances retirant le pouvoir syndical sur la sécurité sociale (grève et manifestations le 17 mai), et de multiples conflits localisés durs (Rhodiaceta, chantiers St Nazaire, Berliet, mines de Lorraine…) : 4,5 millions de JINT (journées individuelles non travaillées) en 1967. Des grèves dures se sont également succédées entre janvier et avril 1968 (Caen, Redon, métallurgie, banques, air-inter, compagnies de navigation et manifestations locales avec dimension régionale dans de nombreux endroits : Pays de Loire, Nord pas de calais, Bretagne, ..le Mans Mulhouse).
Les estimations sont de 7 à 9 000 000 de grévistes, (le chiffre de 10 millions est peut être exagéré : il y a 15 millions de salariés à cette époque).
Dans les statistiques, il y a 150 millions de JINT. Plus de 4 millions de salariés sont en grève trois semaines, plus de 2 millions en grève un mois : c’est un mouvement clef dans l’histoire lutte de classes qui n’a rien à voir avec ce qui vient de se passer. Lorsque des millions de salariés se dégagent de l’exploitation quotidienne, discutent, agissent, l’ensemble des rapports de classe est bouleversé : les salariés prennent conscience de leur force, de leur place dans la société, et peuvent alors penser un changement social complet, une révolution. Pour qu’elle se produise, il faut d’autres évolutions, mais elle devient un des possibles, très concrètement.
Il est intéressant d’avoir des éléments de comparaison avec un autre mouvement de masse gréviste plus comparable, l’hiver 1995. Toujours selon la Dares, le nombre de JINT lors de cet hiver 1995 a été de 6 millions, dont près de 4 millions de jours de grève dans la fonction publique et plus de 2 millions dans les secteurs privé et semi-public.
Il semble raisonnable d’affirmer que ce niveau a été dépassé au cours des deux mois de lutte pour les retraites.
La simple addition des manifestants, au moins pour ceux qui sont en grève pour ces journées perçues comme temps forts, plus des secteurs en grève reconductible, même si elle n’était pas totale à l’exception des raffineries, de certains ports et de certains secteurs des territoriaux, nous amènera au moins à ce chiffre de 6 millions de grévistes.
Lors de journées d’action, tous les secteurs étaient en grève, plus ou moins importante selon les journées et les établissements.
La grève reconductible a concerné, notamment à partir du 12 octobre, plusieurs dizaines d’hôpitaux, certaines centrales de production électrique, toutes les raffineries et les terminaux gaziers, certains terminaux pétroliers, certains ports, des entreprises privées (pour des raisons diverses, retraites, emploi, etc…selon des modalités diverses, parfois totale, parfois sous forme de débrayages reconductibles), certains secteurs des territoriaux (Marseille, Paris), centres de tri, facteurs, certains secteurs de la fonction publique…. c’est-à-dire qu’elle a été d’emblée interprofessionnelle.
Mais globalement la grève n’a pas pris de caractère de masse, même là ou les syndicats, les militants ont appelé à la reconduction. Le débat sur la grève générale nécessaire pour imposer le retrait était présent sous diverses formes, y compris dans des secteurs ou les militants anticapitalistes ne sont pas présents. Mais elle n’a pas eu lieu !
Quelle est la part de l’idée que ce n’est pas la mère des batailles « il faut se garder des forces » ; celle de l’impuissance « on ne gagnera pas contre ce gouvernement même s’il faut montrer qu’on n’est pas d’accord » ; celle de la mesure du niveau de l’affrontement sur cette question, bien autre que pour le CPE par exemple, et qu’il fallait vider le gouvernement, créer une crise politique pour faire capoter la réforme « on va pas se lancer dans un mouvement sans un minimum de garanties d’obtenir quelque chose de significatif » ; celle d’autre raisons à élucider. Le débat permettra d’en apprécier les raisons, dans une situation où les sondages estimaient à 70% le soutien au mouvement.
Les directions syndicales, y compris celles de la CFDT, ont été amenées à aller beaucoup plus loin qu’elles le souhaitaient après la journée du 24 juin, confrontées à pression de leurs militants pour continuer, à accumuler les journées d’action pour répondre à cette pression. Mais à aucun moment elles n’ont centré la mobilisation pour la grève jusqu’au retrait du projet de loi.
Qui s’est battu pour la grève générale ?
Nous avons été en phase dans la bataille politique pour la grève générale jusqu’au retrait avec Solidaires, les courants combatifs de la CGT et de la FSU. Ponctuellement certains syndicats des autres centrales s’y sont également impliqués, ici les transports CFDT, etc…
.
A cette occasion, les courants lutte de classe dans la CGT ont clairement jeté leurs forces dans la reconduction de la grève. Ces courants se sont exprimés dans toutes les réunions CGT durant l’été, ont été présents dans les initiatives de généralisation, de blocages. Les décisions de la CGT chimie étaient clairement orientées vers l’affrontement avec Sarkozy et le gouvernement, ce n’est pas un hasard si la seule grève générale a été dans les raffineries, avec un soutien très discret de la confédération.
Solidaires a aussi mis ses forces, limitées en dehors de quelques secteurs, dans la bataille pour la grève générale.
On a aussi rencontré ici et là quelques autres secteurs syndicaux de la FSU, voir de la CFDT (routiers par exemple…).
Nous avons travaillé également avec une frange radicale des salariés, dans la grève dans les entreprises, dans les piquets bloquants… et alternative libertaire, les alternatifs, parfois la fase, etc ….
Ce qui est tout à fait important, c’est qu’à la différence de 1995 ou 2003, mobilisations dans lesquelles la bataille pour la grève générale était organisée par des secteurs en lutte rejoints par les syndicalistes lutte de classe, dans ces deux derniers mois, cette bataille politique pour la grève générale, la lutte déterminée jusqu’à la victoire indépendamment des échéances électorales, a été menée par des dizaines de milliers de salariés, de syndicalistes d’emblée de manière interprofessionnelle et intergénérationnelle (la part de trentenaires dans cette frange militante était très significative). C’est une avancée considérable dans la perspective de construction d’une alternative anticapitaliste, un parti anticapitaliste.
Le PS et les partis du front de gauche, PCF et PG, en tant que partis (car on a pu retrouver de leurs militants dans certaines échéances des militants pour la grève générale),
– ont défendu la division classique des tâches entre partis politiques et syndicats (aux syndicats les grèves et aux partis les élections et les institutions), et ont soutenu les directions syndicales ;
– se sont pas battus dès septembre pour le retrait de la réforme, ce qui impliquait un affrontement social d’ampleur, la grève générale, ni bien sûr pour la démission du gouvernement sur la base d’une grève, d’un mouvement social : ils ont donné comme issue politique à la grève des échéances institutionnelles, le vote en 2012, la dissolution de l’assemblée nationale, puis le référendum.
Le PS, s’il était présent en tant que parti dans les journées d’action, a combattu les grévistes en reconductible lorsqu’il est aux commandes (Marseille, Paris), en utilisant des procédés condamnés par les grévistes. Il a refusé d’avancer le mot d’ordre de retrait, et a voté la prolongation des années de cotisation au beau milieu de la mobilisation, contre les aspirations des millions de salariés en lutte, tout en défendant les 60 ans, alors que la retraite à 60 ans n’existe plus dès lors qu’on augmente le nombre d’années de cotisations pour avoir une retraite entière. Bref, si le PS n’est pas apparu contre la mobilisation, sa position de fond était celle de Sarkozy, sans les provocations sur les 60 et 65 ans …il n’est qu’à voir les réformes mises en place dans les pays ou les partis socialistes sont aux commandes. Cette attitude n’a pas été condamnée à une échelle de masse, est-ce par absence de lucidité, ou parce que les plus manifestants (et pas seulement les plus conscients) n’attendent plus rien du PS ?
Le PCF a refusé la bataille pour le retrait de la loi : il a d’abord défendu sa réforme, son projet de loi et s’est placé sur le terrain de la négociation d’une autre réforme, pas le retrait de celle-ci, avec ce que cela voulait dire du point de vue des luttes : le refus d’un affrontement global avec le gouvernement. C’est la même orientation que l’intersyndicale, le PCF n’a jamais avancé la nécessité de reconduire la grève, de construire la grève générale, et ne s’est pas impliqué dans les actions plus dures, les blocages, etc ….
Le PG a eu une orientation du même type, dans les réponses institutionnelles, avec refus bataille pour retrait loi et grève générale jusqu’au retrait dès septembre arguant que c’est uniquement de la responsabilité des syndicats de décider de cela.
Les réactions à la réquisition des grévistes des raffineries ont été significatives de leur attitude dans la grève.
Lorsque le NPA, constatant que cette attaque ne recevait pas une réponse à la hauteur du côté des confédérations a proposé une déclaration commune des partis et organisations de gauche pour défendre le droit de grève, le PS n’a pas répondu, le PC et EE-Les Verts ont refusé parce que les signataires étaient insuffisants (il n’y avait pas le PS !). Suite à ces refus, le PG, la Fase et les communistes unitaires se sont retirés. Il n’y a donc pas eu de déclaration commune pour la défense du droit de grève, alors que les grévistes de Grandpuits avaient à ce moment un besoin urgent d’un soutien unitaire sans faille. Il fallait soutenir de toutes nos forces ceux qui étaient en train de bloquer par leur grève le pays … ceux qui l’ont refusé ont exprimé quel était leur attitude par rapport à la grève générale !
Des milliers d’opérations de blocages
La faiblesse de l’organisation capitaliste de la production, c’est la circulation de toutes les marchandises dans des délais extrêmes : le moindre blocage de la circulation a des effets économiques importants (cf ci-dessus).
Depuis plusieurs années, un des modes d’action utilisés sont les opérations de blocage, de routes, d’aéroports, de zones industrielles, de plates formes de distribution, sous formes de barrages filtrants ou bloquants.
Ces actions regroupent des militants combatifs, qui veulent que les grèves coûtent cher aux patrons et au gouvernement.
Ces blocages regroupent à la fois des grévistes pour lesquels c’est une forme d’action qui encourage à continuer, et des salariés qui ne sont pas grève dans leur établissement mais qui veulent à tout prix participer au mouvement.
Il est impossible de dénombrer les opérations de blocages qui se sont succédées pendant près de trois semaines dans tout le pays, des milliers sans aucun doute, une ampleur qui semble inégalée. On a beaucoup parlé des dépôts de carburants, mais il y a eu d’autres actions tout aussi efficaces et spectaculaires.
Ces actions étaient organisées par l’intersyndicale du coin, par des syndicats, par des AG intersyndicales, etc…
Elles ont toujours été des points de rencontre interprofessionnelle et intergénérationnelle extrêmement importants. Quand des salariés, des jeunes de secteurs et de syndicats différents passent des heures ensemble, ils discutent, ils agissent, ils participent du même combat : ces blocages sont un des creusets de l’unité interprofessionnelle des combatifs d’une zone, d’une agglomération. Des milliers, dizaines de milliers de salariés, de jeunes y ont participé, pour essayer d’arriver à bloquer l’économie, pour coûter cher aux patrons et au gouvernement, pour arriver aux effets de la grève générale sans elle, voire même en en faisant l’économie.
C’est parmi tous ces salariés qu’on retrouvait les activistes pour la grève générale, la grève reconductible, tous ces anticapitalistes décidés à changer les choses sans attendre sagement les échéances électorales.
Mais les blocages, même les plus réussis, ne peuvent remplacer la grève elle-même.
D’une part ils sont obligatoirement partiels : il faut des dizaines, des centaines de milliers de personnes pour effectivement bloquer l’économie sans que la police, la répression de l’état ne puisse être efficace : il faut donc que tous ces bloqueurs soient eux-mêmes en grève. Si on prend l’exemple des dépôts de carburants, la grève des salariés de l’ensemble de la filière de fabrication et de distribution du carburant (raffineurs, salariés des dépôts, routiers, et vendeurs) est imparable. Les meilleurs bocages, les plus déterminés, ne peuvent tenir contre l’appareil répressif sans un soutien de masse… aussi important que la grève générale, ou que la grève de toute la filière.
D’autre part ils ne peuvent remplacer la grève collective de millions de salariés, avec tout ce que cela veut dire de prise de conscience, tout ce que cela construit dans l’action collective dans tous les milieux, toutes les entreprises, tout ce que cela veut dire pour une autre organisation de la société, basée sur l’organisation collective des salariés eux-mêmes.
Bref, si les blocages ont été très importants pour la tenue du mouvement de ces derniers mois, la solution pour gagner ne peut être de les généraliser en « économisant » la réalisation de la grève de tous les salariés.
Des dizaines de structures interprofessionnelles
La direction nationale du mouvement est restée aux mains de l’intersyndicale nationale.
Mais localement, de nombreuses structures syndicales se sont émancipées de l’orientation nationale, et ont milité pour la reconduction, la généralisation.
Cette activité interprofessionnelle combattive a pris des formes différentes selon les villes, l’orientation des syndicats et le poids politique des réformistes et des combatifs :
– parfois des intersyndicales locales (Le havre par exemple) ;
– parfois des AG interprofessionnelles organisées par certains syndicats, le plus souvent CGT et SUD ;
– parfois des AG interprofessionnelles avec seulement des syndicats combatifs, sans appui des structures interprofessionnelles ;
– parfois des syndicalistes combatifs.
Ces structures ont été le plus souvent à l’origine des blocages, des opérations de soutien aux grévistes, et toutes autres actions spectaculaires, qui rythment et structurent les secteurs les plus en avant, en entraînant les autres.
C’est la première fois depuis 1968 que des structures de ce type (30, 40 ? ? ?) se mettent en place et ont un effet réel sur le cours de la mobilisation.
La première coordination de Tours de ces structures, si elle est très très loin d’être une direction alternative aux directions confédérales, est un point d’appui considérable pour la suite.
Dans l’histoire des luttes des trente dernières années, seules des coordinations sectorielles et parfois catégorielles (santé, cheminots) ont vu le jour pour diriger la lutte dans leur secteur.
Il y a eu en 1995, 2003 et 2006 des expériences d’AG interprofessionnelles ici et là, mais rien d’équivalent à ce qui vient de se passer.
Outre l’aspect tout à fait positif que représente cette expérience localement, il faut noter de plus leur maturité politique. Conscientes de leurs limites, elles ne se sont pas réduites à être des donneurs de leçon, mais ont cherché les moyens à leur disposition pour faire avancer la généralisation, la combativité des secteurs en avant.
Les expériences qui ont été faites ici se retrouveront plus tard, sous des formes qu’il est illusoire de prévoir. Mais ces rencontres, cette activité ont soulevé des espoirs tellement importants chez les militants les plus combatifs, qu’il est impossible que tout cela ne s’exprime pas dans les échéances qui sont devant nous.
Les raisons profondes de la mobilisation ouvrent des perspectives anticapitalistes
Bien évidemment tout le monde était mobilisé pour défendre les retraites.
Mais ce qui fait la puissance de la vague de mobilisation, depuis juin 2010 est beaucoup plus profond que le refus légitime de travailler plus longtemps pour gagner moins.
En fait on l’a vu dans les grèves, les manifestations, les blocages : c’est le refus de la situation actuelle de la classe des salariés. Chômage, licenciement, conditions de travail et cadences de plus en plus dures, salaires de misère, galère des petits boulots… tout cela devant durer jusqu’à ce qu’on n’en puisse plus : c’est insupportable, et on n’en veut plus de cet arrogant Sarkozy, on n’en veut plus de cette société-là, on n’en veut plus de cette répartition des richesses !
Il est frappant de constater que des mots d’ordre comme « tout est à nous », « on n’en veut plus ce cette société-là » étaient repris par les manifestants, par des cortèges syndicaux même ou nous ne sommes pas présents, souvent plus encore que ceux sur les retraites.
Bien sûr la politisation de millions de salariés ne se fait pas de manière homogène, et on trouvera toujours des nuances, des avis différents, voire même des contradictions.
Pourtant la durée du mouvement, son ancrage profond dans la classe des salariés, sa popularité, montre qu’il y a là une lame de fond qui dépasse largement la question de la réforme des retraites.
Les effets conjugués :
– de la crise du capitalisme et de la façon dont les banques ont été sauvées alors que la misère s’étend,
– de la politique des gouvernements de gauche, « socialistes » qui ressemble comme deux gouttes d’eau à celle des gouvernements de droite,
– de l’attitude de Sarkozy, qui cherche à laminer le plus vite possible les acquis du mouvement ouvrier français, quitte à repousser les plus réformistes vers la lutte,
conduisent des millions de salariés à penser que la seule façon de faire cesser tout cela est de se battre, d’imposer par la rue ce qu’on veut. Ces millions de salariés sont plutôt jeunes, et pour une part significative d’entre eux, il s’agit de leur première bagarre en tant que salariés. Une génération se construit par plusieurs engagements qui dessinent un nouveau contexte politique. Mais il n’est pas déraisonnable de penser que l’intransigeance de sarkozy aura permis à des millions de salariés de se battre ensemble, de faire l’expérience de la lutte, et des limites de la stratégie syndicale.
La discussion sur l’efficacité des journées d’action et des manifestations à répétition, sera au centre des débats, des préoccupations de centaines de milliers, voire de millions de salariés.
Il ne s’agit pas de dire que les anticapitalistes qui veulent révolutionner la société sont majoritaires et qu’ils sont seuls à apporter des réponses politiques.
Il ne s’agit pas de dire que la majorité des salariés veulent construire une autre société débarrassée du capitalisme et de l’oppression.
Mais une telle mobilisation est un facteur de politisation de millions de salariés, et surtout des dizaines de milliers qui se sont battus pour la reconduction, pour la grève générale.
Le NPA s’est construit pour être le parti de ces salariés, mais quand il s’est créé, l’absence de luttes nationales d’importance a placé le débat sur le terrain électoral. Les élections ne sont pas conçues pour l’expression démocratique des besoins des exploités et des opprimés, elles ne sont jamais le terrain d’action le plus favorable des anticapitalistes.
Aujourd’hui cette vague de mobilisation, l’action de millions de salariés, l’activité de dizaines de milliers pour l’affrontement ouvrent de nouvelles perspectives.
A la fois elles illustrent plus clairement la politique des diverses organisations à la gauche du PS : qui a fait quoi dans le mouvement ? Si on ne peut se mettre d’accord avec le PCF et le PG pour généraliser les luttes dans une telle situation, comment peut-on penser qu’on va se mettre d’accord pour gouverner un pays, être dans une même majorité ?
A la fois nous avons milité pour la grève générale, pour virer Sarko, avec des dizaines de milliers de salariés, de jeunes, avec quelques organisations politiques. Il y a besoin d’une organisation pour les représenter. Il n’y a aucune raison que tous ceux-là ne se retrouvent pas dans un même parti anticapitaliste, un parti dans lequel ce qui est prioritaire, ce sont les luttes, c’est l’action directe, et pas les élections.
Enfin est-ce que le vote de la loi est une défaite ?
Indiscutablement l’objectif du retrait de la loi et de l’abandon de cette réforme n’est pas atteint. Il y a là un échec.
Mais la sensation de la défaite est plus politique, d’autant qu’aucun secteur ne sort du mouvement épuisé politiquement et financièrement (cf les enseignants en 2003).
D’une part la défaite du camp des salariés, c’est aussi la victoire de l’autre camp… il n’est pas évident à ce jour que Sarkozy ait atteint son objectif politique d’être incontournable dans la droite grâce à sa victoire sur les retraites.
D’autre part, si les raisons principales de la lame de fond qui s’est levée sont beaucoup plus globales, intègrent l’ensemble des conditions de vie et de travail de la classe des salariés, si l’expérience de la lutte de ces mois amène à réfléchir aux moyens de lutte à mettre en œuvre pour gagner contre les patrons, le gouvernement…il est possible que cette période ne soit pas vécue comme une défaite, et ceux qui se sont beaucoup investis dans le mouvement ont envie de discuter politique.
Il est encore trop tôt pour répondre de manière tranchée sur ces aspects, beaucoup de choses peuvent encore se jouer. C’est l’enjeu des luttes sociales et du débat politique des semaines et mois à venir, tant sur la stratégie pour gagner, que la discussion politique sur la transformation nécessaire de la société !
Rouen, le 14 novembre 2010
Patrick