Rémy Ourdan – Que savez-vous des discussions entre le gouvernement de Kaboul et la rébellion des talibans ?
Matt Waldman – Nous savons que, depuis la chute du régime taliban en 2001, il y a eu des contacts entre le gouvernement afghan et les talibans. Le fait qu’il y ait des discussions n’est donc pas nouveau, même si l’objectif n’a jamais été la résolution du conflit. Les discussions portaient sur des échanges de prisonniers, ou avaient pour unique objectif de savoir ce que l’autre camp avait en tête.
Nous savons ensuite qu’il y a eu des rencontres entre des personnalités du gouvernement afghan et des talibans fin 2009, début 2010. L’ISI (Inter- Services Intelligence, les services de renseignements de l’armée pakistanaise) a bloqué ces discussions en arrêtant une vingtaine de dirigeants talibans au Pakistan. Ceux qui ont été arrêtés étaient ceux qui étaient mêlés aux discussions.
Nous savons aussi que les contacts ont repris depuis quelques mois : en mars avec le Hezb-e-Islami (dirigé par Gulbuddin Hekmatyar), qui est une composante marginale de l’insurrection ; en juin avec le réseau Haqqani (dirigé par Jalaluddin Haqqani et son fils Sirajuddin), le mouvement le plus extrême de l’insurrection, lié à la fois à Al-Qaida et à l’ISI ; et enfin très récemment avec le mouvement taliban, c’est-à-dire des représentants de la choura de Quetta (conseil désigné par la population et dirigé par le mollah Mohammad Omar, chef suprême des talibans).
Voilà ce que nous savons. Mais nous ne connaissons pas le contenu des récentes discussions. Rien ne permet de décrire ces contacts comme étant des négociations. Ce sont des discussions préliminaires. Il faut rester prudent...
Quelle est la position américaine sur le fait de négocier avec les talibans ?
Il y a des opinions diverses au sein de l’administration américaine. La première option est une reddition de talibans qui rejoindraient le camp gouvernemental. La seconde option est de parvenir à un accord entre le gouvernement et les talibans, qui permettrait un départ des troupes étrangères sans que cela paraisse être une défaite occidentale. La troisième option consiste à obtenir un accord politique à long terme, avec de vraies négociations de paix. La quatrième option consiste à d’abord restaurer la confiance, puis à construire une véritable réconciliation au sein d’une société afghane si fracturée.
L’opinion publique américaine soutient la première option.
Cette option est-elle réaliste ?
Non. La première option ne réussira pas. D’abord, parce que les talibans sont disciplinés, et que les commandants auxquels j’ai parlé sont persuadés de mener une guerre juste. Ils combattent pour une cause en laquelle ils croient. Ils veulent le retrait des forces étrangères d’Afghanistan, chasser les dignitaires corrompus du gouvernement, et appliquer la charia. Pour eux, la charia, c’est à la fois la séparation des hommes et des femmes dans l’espace public, des punitions très sévères pour les récalcitrants, mais aussi un exercice plus honnête du pouvoir. C’est la loi et l’ordre. Ils sont très déterminés.
Si les talibans étaient faibles, peut-être négocieraient-ils. Mais ce n’est pas le cas.
Aucune avancée ne peut donc être attendue de ces discussions entre le gouvernement et les talibans ?
Il est vrai que nous sommes dans une nouvelle phase. Il y a des indications qui montrent l’intérêt des différents camps à discuter. Mais cet intérêt ne veut pas dire qu’ils ont l’intention de faire la paix. Je ne crois pas qu’en ce moment il existe une intention de parvenir à un accord politique. Il y a pour l’instant une invitation lancée à des talibans de rejoindre le camp gouvernemental, et je ne crois pas qu’ils vont accepter cette invitation.
Les talibans sont en position de force, avec de plus en plus de succès sur le terrain. Ils tuent de plus en plus de soldats étrangers. Ils consolident leurs positions dans leurs bastions du Sud et du Sud-Est, et ils progressent près de Kaboul, et maintenant dans le Nord et l’Ouest. Ils ne manquent pas de combattants : ils n’étaient que quelques milliers en 2006, et sont maintenant environ 35 000 à 40 000, c’est impressionnant. Et ils ont toujours leurs sanctuaires au Pakistan. De plus, les talibans savent que les pays occidentaux songent à retirer leurs troupes.
Pour toutes ces raisons, il est très improbable que des talibans changent de camp juste parce qu’on le leur propose.
Si toutefois la choura de Quetta, organe de commandement des talibans, s’intéressait à un accord politique, a-t-elle les moyens de mettre fin à l’insurrection ?
Le degré de contrôle de la choura de Quetta sur le mouvement n’est pas clair. C’est le commandement suprême, avec le mollah Omar à sa tête. Tous les insurgés le considèrent comme leur leader. Mais on ignore s’il a autant d’autorité qu’il y a quelques années. La choura de Quetta est parfois regardée comme une vieille garde.
Au cours de mes discussions avec des commandants de l’insurrection, j’ai eu l’impression que les chefs de la choura de Quetta sont de moins en moins respectés, accusés de vivre à l’abri au Pakistan et d’être trop liés à l’ISI. Les jeunes commandants afghans d’environ 25 ans qui émergent sont peut-être plus radicaux que leurs aînés, et n’acceptent peut-être pas toujours les directives de la choura de Quetta.
C’est d’ailleurs l’une des raisons pour laquelle l’OTAN pense que des négociations politiques pourraient diviser le mouvement taliban.
Vous dites que le gouvernement afghan a même eu des rencontres avec le réseau Haqqani, considéré comme le plus dangereux et le plus lié à Al-Qaida par Washington. Que savez-vous de ces discussions ?
Nous n’en savons presque rien. Des gens de la famille Haqqani ont rencontré des personnalités proches du gouvernement. L’ISI, notamment, pense qu’il est possible d’amener les Haqqani à négocier.
Les Haqqani sont liés à Al-Qaida, c’est indiscutable. J’ai eu des discussions avec deux commandants du réseau Haqqani, et ils ont longuement évoqué la présence des Arabes parmi eux. Mais l’ISI a aussi une très forte influence sur le groupe, ce que ces commandants ont admis. Si l’ISI soutenait un jour des négociations, peut-être pourrait-elle donc amener les Haqqani à discuter.
Certains analystes voient aussi le réseau Haqqani comme une mafia, une association de mercenaires. Si c’est vrai, alors cela veut dire qu’un accord est possible.
Dans vos rapports, vous évoquez cette présence très forte de l’ISI pakistanaise aux côtés des mouvements insurgés et djihadistes. Vous racontez même que des officiers pakistanais soutiennent les opérations de la guérilla, et qu’ils assistent aux réunions de la choura de Quetta. Comment les Etats-Unis tolèrent-ils ce double jeu pakistanais ?
C’est très paradoxal. Les Etats-Unis ont donné des milliards de dollars au Pakistan, et ce même Pakistan aide les insurgés afghans. Soyons clairs : sans l’aide du Pakistan, les insurgés ne pourraient pas opérer ainsi en Afghanistan et n’auraient pas ces succès. Ceux qui nient cela se trompent.
Les Américains savent tout cela. Mais ils estiment n’avoir pas d’autre alternative que de travailler avec le Pakistan. Je crois qu’ils ont sans doute raison. Le Pakistan n’est un pays facile pour les Etats-Unis : il existe un très fort sentiment antiaméricain au sein de la population, c’est un pays qui possède l’arme nucléaire, et c’est le carrefour du djihad et du talibanisme. C’est compliqué. Les Etats-Unis augmentent la pression sur l’armée pakistanaise et l’ISI, et il y a d’ailleurs des pas dans la bonne direction. Mais ce n’est pas suffisant.
D’un autre côté, le Pakistan cherche une légitimité internationale. Fondamentalement, il voit toujours l’Inde comme une menace, et ne changera pas de politique tant que cela ne sera pas réglé. La communauté internationale, au lieu d’ignorer le conflit indo-pakistanais, devrait le prendre au sérieux. L’ONU et les grandes puissances devraient travailler à régler ce problème, à discuter du Cachemire.
De son côté, l’Inde devrait réfléchir à la nature de sa présence en Afghanistan, et réévaluer la perception qu’a le Pakistan de la présence indienne en Afghanistan. L’Inde devrait avoir un comportement responsable, et comprendre les craintes pakistanaises. Si la communauté internationale continue à ignorer le conflit indo-pakistanais, il faut qu’elle soit prête à un très long conflit en Afghanistan. Car aucune négociation de paix ne réussira en Afghanistan sans le soutien du Pakistan.
Pouvez-vous décrire plus précisément le soutien du Pakistan aux insurgés talibans afghans ?
Le Pakistan a une influence très significative sur le mouvement taliban. Certains commandants de l’insurrection m’ont même dit que le Pakistan et l’ISI contrôlent le mouvement taliban. C’est leur perception. Moi je ne parle pas de « contrôle », car je ne crois pas que le Pakistan seul pourrait mettre fin à l’insurrection. Je préfère donc parler d’influence significative, qui s’exerce à quatre niveaux.
Premièrement, les sanctuaires. Le Pakistan autorise les insurgés afghans à opérer librement sur son territoire, et à traverser la frontière avec l’Afghanistan, alors qu’il aurait les moyens de supprimer ces sanctuaires.
Deuxièmement, le Pakistan fournit de l’équipement et des munitions aux insurgés. Il permet aussi à d’autres sources, de pays du Golfe notamment, de faire transiter de l’équipement par son territoire.
Troisièmement, il existe un certain soutien dans le recrutement et l’entraînement des combattants, via des milliers de madrasas (écoles coraniques) liées à des camps d’entraînement. On peut au moins affirmer que l’ISI ferme les yeux, car elle n’a à ma connaissance jamais fermé un camp d’entraînement.
Quatrièmement, les conseils stratégiques. Je crois que des officiers de l’ISI participent à l’élaboration des plans opérationnels et, à un plus haut niveau, qu’ils exercent une forte influence sur certains dirigeants du mouvement taliban. Une majorité des commandants talibans auxquels j’ai parlé disent que l’ISI est représentée au sein de la choura de Quetta.
Pensez-vous que le Pakistan mène un double jeu semblable avec Al-Qaida ?
C’est la grande question. Certains officiels pakistanais doivent nécessairement connaître le sort de certains chefs d’Al-Qaida. Mais nous n’avons pas d’information précise, c’est le monde de l’ombre.
En décembre 2001, après le renversement des talibans à Kaboul et avant donc le déploiement de l’OTAN en Afghanistan, il n’y avait plus ni talibans ni djihadistes d’Al-Qaida en armes en Afghanistan. Plutôt que de déployer une force de l’OTAN qui a servi de prétexte pour lancer l’insurrection, n’aurait-il pas été possible de s’attaquer à ces bastions djihadistes au Pakistan ?
C’est une question très intéressante. Tout d’abord, il n’est pas clair que la décision d’intervenir en Afghanistan fut une bonne décision. Il y a bien sûr eu l’attaque des Etats-Unis le 11-Septembre et le refus des talibans de couper leurs liens avec Al-Qaida, mais il y a aussi eu une telle absence de stratégie pour l’Afghanistan que nous devons nous demander si l’intervention fut la meilleure décision.
A mon avis, rétrospectivement, l’erreur fut d’exclure les talibans, de les chasser au Pakistan. On a ainsi créé les racines de l’insurrection. Nul n’aimait le régime taliban, très répressif. Mais était-ce suffisant pour pousser tous les talibans hors de leur pays ? Il aurait fallu parler de réconciliation à cette époque, et ne pas attendre 2010.
Certains talibans auraient pu être traduits en justice pour leurs crimes, mais d’autres auraient dû être intégrés dans la société afghane, y compris au sein du pouvoir. On aurait ainsi peut-être évité cette insurrection.
Comment avez-vous eu accès à ces commandants talibans ? Quel fut leur intérêt à se confier à vous ?
J’ai personnellement rencontré dix commandants, dont certains à plusieurs reprises, et mon assistant en a rencontré quatre autres.
La première constatation est qu’ils n’ont pas honte de ce qu’ils font. Ils croient qu’ils mènent une guerre juste. Ils n’ont pas peur de parler de leur mouvement, de leur combat, parce que pour eux ce combat est honorable. Souvenons-nous toujours que ces gens risquent leur vie pour leur cause. Ils sont convaincus et déterminés. Ils voient leurs compagnons mourir tous les jours, et pourtant ils poursuivent la lutte.
Bien sûr, ils ne me disent pas toute la vérité. Mais quand je m’assois avec un capitaine des marines américains, il ne me dit pas non plus toute la vérité. Il faut donc essayer de comprendre ce qui peut affecter la véracité de leurs récits. Mais je crois tout de même qu’ils parlent honnêtement de leurs expériences et de leurs ambitions.
Des commandants évoquent même certains regrets, par exemple, lorsqu’ils ont tué des civils, ou à propos des tensions au sein du mouvement taliban, ou encore sur les liens avec l’ISI. Ils parlent assez franchement.
Que concluez-vous de ces conversations avec les talibans ?
J’entends beaucoup de spéculations à propos des talibans. Moi je pense qu’il faut écouter ce qu’ils ont à dire. Certes ils tuent des milliers de civils, ils sont critiquables, mais il faut trouver des points communs entre ce que veulent les talibans et ce que veut la population afghane. Il y a des divergences, mais il y aussi des points communs. Si on estime que les demandes des talibans sont incompatibles avec les valeurs de l’humanité, alors combattons-les. Mais essayons d’abord de comprendre ce qu’ils veulent. C’est un devoir moral que d’explorer ce que veut l’adversaire.
Matt Waldman est chercheur à la Harvard Kennedy School.
Rémy Ourdan (Le grand entretien)