Le 18 mai 2007, soit le jour même de la création du ministère de l’Identité nationale (par le tout récent président Nicolas Sarkozy), huit historiens et démographes démissionnent des instances de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI). Rejoints bientôt par d’autres organisations scientifiques [1], ils jugent inadmissible l’association des termes immigration et identité nationale et condamnent fermement l’existence et les actions de ce ministère. En réponse aux stigmatisations et aux dérives démagogiques dont le « grand débat » n’est qu’une manifestation, ils appellent à déconstruire ces mythes nationaux qui entravent toute lecture d’une société et d’une histoire complexe, transnationale et souvent en contradiction avec l’idée selon laquelle la France serait la « patrie des droits de l’homme » : impérialisme colonial, esclavage, Vichy... Cette prise de position éthique doit alimenter notre réflexion pour mener au combat politique.
Car même sans chercher à mettre en œuvre un programme politique de transformation radicale de la société tendant vers une « révolution nationale », les effets d’annonce du gouvernement attisent dangereusement les braises d’un national-populisme en autorisant son discours au sommet de l’État. Ce ministère et le « grand débat » qu’il a lancé en novembre 2009 constituent, à bien y regarder, une réponse symbolique à la crise économique et sociale.
Sous couvert de recueil des angoisses face à la crise, le ministère de l’Identité nationale les détourne vers tout ce qui serait étranger à une « identité française » [2]. Et c’est dans ce sens qu’il invite le bon peuple de France à s’interroger, à partir du Guide pour la conduite des « grands débats » sur l’identité nationale en ces termes : « Comment éviter l’arrivée sur notre territoire d’étrangers en situation irrégulière, aux conditions de vie précaires génératrices de désordres divers (travail clandestin, délinquance) et entretenant, dans une partie de la population, la suspicion vis-à-vis de l’ensemble des étrangers ? » [3]
Le ministre réussit ici l’exploit de concentrer en une seule phrase l’essentiel des clichés xénophobes. Charmant. Et d’ailleurs, onze des quinze « propositions » de questions portent sur le rapport aux étrangers. Pour le reste, c’est l’élan cocardier qui prend le relais : Marianne, la Marseillaise à l’école, « nos » vins, « nos » cathédrales. Il ne manque plus que « nos ancêtres les Gaulois » et « ma terre de France de Clovis et de Jeanne d’Arc » pour que ce « républicanisme national » renvoie à la rhétorique d’extrême droite. Le gouvernement ne fait preuve d’aucune innovation intellectuelle en la matière. Il s’agit plutôt du travail métapolitique de la Nouvelle Droite [4] qui fait ici son œuvre dans le discours du gouvernement, en faisant émerger un concept qu’elle était alors la seule à revendiquer comme réponse essentielle aux crises : l’identité. Car, avant Sarkozy et son ministère, seule l’extrême droite cherchait à rendre « l’identité nationale » centrale dans le débat politique général.
Ce que la Nouvelle Droite considère comme principal danger pour les société européennes est assez éclairant : l’uniformisation culturelle faite de métissage, produit de la mondialisation libérale, expliquerait la montée des identités politiques (au détriment de celles ethnico-culturelles) mais surtout ferait progresser le sentiment d’appartenance de classe [5]... Son combat politique consiste essentiellement à mettre au premier plan les notions d’identité nationale, de patrimoine, de tradition, de culture figée et cherchent par là à rendre caduque et inopérant le discours de classe, au profit d’un discours nationaliste clivant notamment les couches sociales les plus populaires.
Les forces progressistes (politiques, associatives et syndicales) n’ont eu de cesse de condamner les déclarations et initiatives de ce ministère, dangereuses en ce qu’elles banalisent les idées et revendications des extrêmes droites. La manifestation du 4septembre 2010 fut un début, au moins du point de vue de l’unité. Mais il n’existe pas encore de cadre unitaire concret et efficace contre les discours et actions racistes et liberticides [6] du gouvernement qui aurait durablement dépassé le stade d’une contestation morale quand c’est sur le terrain politique qu’il nous faut essentiellement combattre.
À « l’intérêt national » qui relève de la pure fiction, il s’agit d’opposer notre intérêt de classe au-delà des appartenances culturelles, « ethniques » ou religieuses. Il nous faut traduire politiquement cet intérêt concret de tous les travailleurs français et immigrés, avec ou sans papier, dans notre combat quotidien et unitaire pour l’égalité des droits sociaux, politiques, juridiques, à la liberté de circulation et d’installation sur le territoire à l’échelle européenne comme nationale.
Éliane Berthier