Quand elles sont minées de l’intérieur, les belles façades finissent par ne plus donner le change. C’est ce qui arrive à la Tunisie de Zine El-Abidine Ben Ali, 74 ans, omnipotent président de ce lumineux petit pays du Maghreb. Depuis près de trois semaines, la Tunisie est en proie à des manifestations récurrentes dans plusieurs villes.
Elles tiennent à la fois de la protestation économique et sociale et du coup de colère politique trop longtemps contenu. Elles ne sont pas surprenantes dans un pays où le parti du président contrôle tout et ne laisse aucune, absolument aucune soupape à l’expression du moindre mécontentement - hormis la rue, justement...
Le mouvement peut s’arrêter, mais il peut aussi s’amplifier. C’est le suicide en pleine rue d’un jeune chômeur, devenu vendeur ambulant de légumes, qui a été le détonateur d’une vague de protestations économiques et sociales. Plusieurs villes sont touchées par des manifestations de rue, qui, çà et là, donnent lieu à des violences. La police tire à balles réelles, deux manifestants sont tués, des dizaines d’autres arrêtés.
Qui manifeste ? Des étudiants, des jeunes diplômés au chômage, mais aussi des fonctionnaires, des médecins, des pharmaciens, bref une partie de cette classe moyenne tunisienne qui est le cœur et fait la force de ce pays.
Depuis plus de vingt ans, elle est la cheville ouvrière et la bénéficiaire d’une croissance qui est rarement descendue au-dessous des 4 à 5 %. Belle performance que pourraient envier à la Tunisie nombre de ses voisins, et qui est à l’origine du contrat social passé avec le clan Ben Ali : en contrepartie de l’anéantissement des libertés politiques, le régime garantit la réussite économique. Une sorte de pacte "à la chinoise, en quelque sorte !
Seulement, la crise a fini par rattraper une Tunisie qui dépend pour sa croissance d’un marché européen aujourd’hui atone. Le chômage toucherait 15 % d’une population d’un peu plus de dix millions d’habitants, mais plus de 30 % des jeunes diplômés. En réalité, le « mal tunisien » est beaucoup plus profond. Il tient au décalage croissant entre le régime et une population éduquée, naturellement tolérante et ouverte sur l’extérieur.
La nature du régime Ben Ali - par ailleurs soutenu par toute l’Europe - est au cœur de l’affaire : clan familial corrompu, qui a pris le contrôle d’une partie de l’économie et mis l’Etat au service de son enrichissement personnel. Il s’agit d’une « quasi-mafia », écrivait l’ambassade américaine à Tunis dans un télégramme révélé sur le site WikiLeaks.
Sous prétexte de lutter contre l’islamisme, presse, syndicats, partis d’opposition, associations sont muselés. Internet est censuré. Les journalistes, tunisiens et étrangers, soumis à une intimidation policière qui peut aller jusqu’à l’agression physique.
La France et les autres grands pays européens n’y trouvent rien à redire. Silencieusement complices. Il serait temps que l’Europe adresse au régime Ben Ali un urgentissime avertissement.
Editorial du « Monde »