En passant, par une glaciale journée de janvier, devant la Boutyrka, le plus vieux centre de détention de Moscou, on ne peut s’empêcher d’avoir une pensée émue pour les prévenus qui vivent par - 13 °C dans des cellules ouvertes à tous les vents, une simple grille de fer faisant office de fenêtre.
La vie est plutôt rude à la Boutyrka ! Erigée au XVIIIe siècle sur ordre de la Grande Catherine, la forteresse de briques rouges était au départ une caserne pour hussards.
En 1775, elle reçut son premier prisonnier illustre, le chef de l’insurrection paysanne, Emelian Pougatchev, qui y passa quelques jours avant d’être supplicié. Condamné à avoir les quatre membres tranchés à coups de hache, puis la tête, il vit sa sentence adoucie par l’impératrice : d’abord la tête, ensuite les membres.
Dotée d’une église et d’un musée, la Boutyrka est un concentré d’histoire. Visitée par Tolstoï pour l’écriture de son roman Résurrection, elle a vu défiler les insurgés de la révolution de 1905. En 1937, au moment des purges staliniennes, elle compta parmi ses prisonniers les écrivains Isaac Babel, Varlam Chalamov, Evguenia Guinzbourg, ainsi que le poète Ossip Mandelstam sans oublier Sergueï Korolev, le père de l’astronautique soviétique. Plus tard, Alexandre Soljenitsyne, l’écrivain du goulag (le système des camps staliniens), y fut incarcéré.
Aujourd’hui encore, la vieille forteresse, avec ses 2 000 détenus, est le plus grand centre de détention provisoire de la capitale. Les terribles conditions d’incarcération (cellules vétustes, promiscuité, manque d’hygiène et de soins) ont été révélées au grand jour le 16 novembre 2009 quand le juriste du fonds britannique Hermitage, Sergueï Magnitski, 37 ans, est décédé d’une maladie banale du système digestif peu après son transfert vers l’hôpital d’une autre prison.
Au début de son séjour à la Boutyrka, il avait été installé dans une cellule « courant d’air ». Lorsqu’il se plaignit, l’administration pénitentiaire le transféra dans une cellule au sol noyé sous les eaux sales d’une canalisation éclatée. Détenu pendant un an, le juriste ne fut jamais autorisé à voir sa famille, ne reçut aucun soin de santé, perdit 20 kg, puis la vie.
En détention provisoire, donc théoriquement innocent, Sergueï Magnitski était pressé par les enquêteurs de témoigner à charge contre son patron William Browder, le fondateur d’Hermitage. Il fallait lui pourrir la vie pour qu’il craque et signe la déposition rédigée par les enquêteurs.
« Les conditions inhumaines sont créées tout spécialement pour que l’accusé n’ait qu’un désir : avouer au plus vite », écrit Alexeï Kozlov, un entrepreneur écroué à la Boutyrka dans le cadre d’une affaire d’escroquerie. En neuf mois, il a perdu 40 kg. Lui aussi a connu les courant d’air. Mais à la différence de Sergueï Magnitski, il a appris à naviguer en eaux troubles. « Pour 1 000 roubles (24 euros), le médecin est toujours d’accord pour une visite. »
Lors d’un transfert au tribunal, il s’est lié d’amitié avec un codétenu, un ex-fonctionnaire du Kremlin soupçonné de malversations. Moyennant le versement de 85 000 roubles (environ 2 000 euros), celui-ci a arrangé le transfert d’Alexeï dans sa propre cellule.
Quel changement ! Le nouveau lieu est confortable, muni de fenêtres, de doubles vitrages et d’une douche, avec eau chaude. Les détenus ont leurs propres téléphones portables, fournis par les gardiens contre espèces sonnantes. Le commerce des portables est particulièrement lucratif. Saisis à chaque perquisition, il faut bien les racheter.
Car à la Boutyrka, tout s’achète. Olga, la femme d’Alexeï, l’a vite compris. Après avoir essuyé refus sur refus à toutes ses demandes de visite auprès du juge d’instruction, elle a fini par trouver un intermédiaire complaisant qui lui a proposé une entrevue en tête à tête avec son mari contre un pot-de-vin. Elle a été introduite dans la prison en tant que « chanteuse de la chorale ».
Les visites les plus onéreuses ont eu lieu au tribunal Tverskoi de Moscou, où est jugé son mari. Olga raconte : « Dépendant du comité d’enquête du ministère de l’intérieur, le Tverskoï pratique la taxe la plus élevée », soit 49 euros la minute. Le tribunal Presnenski est moitié moins cher : 24 euros la minute ! Alexeï Kozlov a décrit tout cela sur son « blog de la Boutyrka ». Il rédigeait son journal de bord sur papier, à chaque visite sa femme récupérait ses écrits et les mettait en ligne.
Le couple en a fait un livre passionnant. L’ouvrage, intitulé Boutyrka, est sorti en octobre 2010 aux éditions Astrel. Entre-temps, Alexeï Kozlov a été condamné à huit ans, il purge aujourd’hui sa peine dans un pénitencier de Tambov. Mais que de bouleversements à la Boutyrka ! Les cellules ont été repeintes et les toilettes ont été munies de portes !
Encore mieux, les détenus vont bientôt jouir de séances de bronzage aux rayons ultra-violets, grâce au solarium acquis par la prison. Ils auront accès au téléphone par le réseau Skype, a promis Sergueï Tsygankov, le porte-parole de l’administration pénitentiaire. Il n’a pas précisé à quel prix. « Il vaudrait mieux alimenter les cellules en eau chaude », estime Zoïa Svetova, visiteuse de prisons et spécialiste de l’univers carcéral russe.
Marie Jégo