A la différence du religieux, la politique, tel qu’on la conçoit, ne connaît pas de dogme. Notre théorie, nos analyses et notre orientation ne reposent pas sur une vérité révélée, elles se construisent dans un processus de confrontation entre positions différentes et de confrontation de celles-ci au test de l’expérience.
La logique du texte d’Ingrid Hayes et de Samy Johsua en réponse à Félix Boggio (1) relève, elle, plus du domaine du religieux que de celui de la politique. Quoi d’étonnant alors qu’il ressemble plus à une bulle d’excommunication qu’à une volonté de faire progresser nos analyses ?
Cela serait anecdotique s’il ne s’agissait de camarades dirigeants du NPA et si les méthodes utilisées dans cet article ne dessinaient pas une logique de construction (j’aurais plutôt envie de dire destruction) du NPA à l’exact opposé des objectifs que nous avions proclamés.
Malhonnêteté
A lire le texte de Samy et Ingrid, les charges reposant sur Félix sont effectivement lourdes.
En effet Félix « ne voit pas le problème d’un droit spécifique qui soit appuyé sur la Charia ». Ce qu’il propose « se fait toujours au détriment du droit des femmes » dont l’émancipation lui est « une idée totalement étrangère ». Enfin tout cela le conduit « à donner raison en définitive aux porte-parole les plus réactionnaires dans la religion musulmane ». Damned ! Vade retro satanas !
Espérons que tous les lecteurs et lectrices de cette charge auront la curiosité d’aller vérifier en lisant simplement le texte de Félix. Parlant de « tribunaux confessionnels » dans des pays comme la Grande-Bretagne, Félix n’argumente pas sur leur défense ou leur condamnation mais conteste l’idée qu’ils seraient le signe d’une dynamique de « communautarisation du droit » dans les « pays séculiers où ils sont en service ». On peut contester cela, comme le fait Pierre Rousset, mais c’est pure malhonnêteté de le transformer en défense de ces tribunaux.
Dans un texte, par ailleurs court, Félix ne nie jamais la nécessité de combattre l’oppression des femmes puisque toute la logique de son texte est de défendre une méthode qui permette « de briser toute la chaîne des dominations ». Il écrit notamment que « l’action des anticapitalistes doit donc être en mesure de favoriser les expériences qui condensent les oppressions croisées, et de donner une intelligibilité aux moments où la race, le genre, la nation ou la classe, se répondent les uns aux autres. »
Enfin Félix défend l’idée que se battre contre la stigmatisation des Musulman-e-s est une des conditions pour « disputer la conduite du mouvement » aux courants intégristes. Cela, encore, peut se discuter mais de là à affirmer qu’il « donne raison » aux pires intégristes...
NPA : regrouper ou exclure
Samy et Ingrid sont des récidivistes. Ils ont attaqué les camarades du comité populaire d’Avignon en les accusant publiquement d’avoir pour objectif de vouloir « islamiser le NPA ». Ils ont contribué à créer un climat qui rend, de fait, le NPA invivable pour ceux et celles qui se revendiquent comme anticapitalistes et musulmans en faisant de leurs convictions les plus intimes un objet de suspicion, et ceci dans une société où la construction actuelle du racisme fait que 40% des gens pensent que l’islam est une menace. Ils envoient maintenant le message qu’ils utiliseront les mêmes méthodes contre les camarades qui défendent que notre parti doit accueillir positivement tous et toutes les anticapitalistes dont les croyant-e-s revendiqué-e-s.
Difficile d’imaginer que dans le NPA de Ingrid et Samy (dont il faut rappeler que jusqu’à nouvel ordre il n’est pas le Nouveau parti communiste révolutionnaire), des figures pourtant revendiquées par la tradition anticapitaliste comme Aimé Césaire, Frantz Fanon, Malcolm X (même celui d’après la rupture avec Nation of Islam) ou même Daniel Guérin auraient eu leur place.
Il y a là, consciemment ou non, une conception de la construction du NPA qui le met de plus en plus en contradiction avec les objectifs proclamés lors de son lancement. Il ne s’agit plus de regrouper, cultures et sensibilités militantes sur la base d’une opposition globale au capitalisme, mais de sélectionner nos membres en fonction d’un « fond (sic) idéologique commun »... qui semble plus être celui décidé par Ingrid et Samy que celui que nous devons construire collectivement au sein du NPA.
Car il y a différentes manières d’exclure. L’une d’entre elles c’est d’utiliser des codes, des moyens de fonctionner, des références, une culture militante qui font actuellement du NPA un parti étranger à ceux et celles qui n’ont pas été élevés dans le même sérail que Ingrid et Samy.
Ignorance ?
Ingrid et Samy se prévalent de leur connaissance du marxisme pour condamner Félix. Même si la référence au marxisme ne fait pas explicitement partie des principes fondateurs de notre parti, cela n’est pas un problème en soi. A deux précisions près.
D’abord que ce ne soit pas invoqué comme « table de la loi » pour exclure quiconque ne s’y réfère pas de la même manière. L’invocation à Saint Engels et à Saint Marx est de ce point de vue tout à fait révélatrice. Comment peut-on asséner deux citations d’Engels et Marx, jamais placées dans le contexte où elles ont été écrites, sans commentaire, comme dogme fondamental de toute politique anticapitaliste « toujours et partout, partout et toujours ». Hum... il me semble pourtant que, pour ne prendre qu’un exemple, dans son analyse de l’oppression des femmes, Engels donne la responsabilité fondamentale aux institutions capitalistes, famille et Etat, plus qu’à la religion en soi. Cela peut être discuté certes mais ce serait là un débat profitable.
L’autre précision est que cela soit fait avec sérieux.
L’expérience de la révolution russe, à condition, là encore, de la replacer dans un contexte historique assez particulier, a effectivement, à mon avis, beaucoup à nous apprendre. Mais à condition de le faire avec sérieux ! On ne peut faire grief à des camarades de n’avoir pas tout lu et de ne pas tout savoir, mais un débat mené sans arrogance favoriserait sereinement les rectifications qui permettent à tous et toutes d’apprendre.
C’est donc pour nourrir le débat que je recommande la lecture de deux textes (2) qui abordent cette question et qui indiquent que sous la révolution russe, sans doute à la surprise de Ingrid et Samy, « un système juridique parallèle fut créé en 1921, avec des tribunaux islamiques qui administraient la justice selon les lois de la charia. L’objectif était que les gens aient le choix entre la justice révolutionnaire et la justice religieuse. Une commission spéciale concernant la Charia fut créée au sein du Commissariat soviétique à la justice. On interdit certains des châtiments prônés par la charia (comme la lapidation ou le fait de couper une main) car ils contredisaient le droit soviétique. Les décisions des tribunaux islamiques concernant ces questions devaient être confirmées par une juridiction supérieure. Certains tribunaux islamiques défiaient la loi soviétique, en refusant, par exemple, d’accorder le divorce aux femmes qui en faisaient la demande, ou en considérant que le témoignage d’une femme valait seulement la moitié de celui d’un homme. C’est ainsi qu’en décembre 1922 un décret introduisit la possibilité qu’une affaire soit rejugée devant les tribunaux soviétiques si l’une des parties le réclamait. Même ainsi, entre 30 et 50 % de toutes les affaires étaient résolues par des tribunaux islamiques, et en Tchétchénie le chiffre montait à 80 %. »
On peut discuter de cette expérience, on peut la critiquer - car la politique des bolcheviks n’est pas plus un dogme que ne l’est l’œuvre de Marx - mais on ne peut la tronquer pour servir d’autres objectifs.
Le refus de la politique
Ce que soulève Félix est la question de l’articulation entre les différentes formes de domination qui permettent au capitalisme de se reproduire en maintenant l’ensemble des exploités et des opprimés dans l’impuissance. Il s’agit, non de la négation et de l’importance, en soi, de telle ou telle forme de domination, le sexisme, le racisme ou l’exploitation mais de leur articulation. Cette articulation a certaines bases « permanentes » mais d’autres sont aussi variables. Dans le domaine abstrait de la théorie on peut ne pas s’en préoccuper et se contenter de dire que l’objectif « ne varie pas : favoriser l’émancipation ». Mais quand il s’agit du parti, dont Daniel Bensaïd disait qu’il était un « opérateur stratégique »’, cela ne suffit plus. Etait-il juste entre les deux tours des présidentielles de 2002 de jeter toute ses forces dans la bataille pour barrer la route à Le Pen ? Etait-il juste au début de 2003 de se concentrer sur l’opposition à la guerre en Irak ? Etait-il juste en septembre et octobre de se jeter à fond dans la bataille contre l’attaque sur les retraites ?
Cela signifie-t-il qu’en donnant la priorité, en termes d’investissement militant pendant une période donnée, à ces questions, nous avons nié nos luttes sur d’autres fronts ? La question de toute politique anticapitaliste est de démontrer, à la fois théoriquement et dans la pratique, dans la dynamique même du combat, que ces batailles sont plus efficaces si elles unissent les femmes et les hommes, les Noirs et les blancs, ou que dans les luttes contre l’oppression la base de classe est la plus efficace etc...
Il y a eu (et il y a) dans le parti un débat sur le fait de caractériser le racisme comme simple diversion (par rapport à la question sociale), caractérisation que, pour ma part je conteste. S’il se trouvait, dans notre parti, quelqu’un qui caractérisait le sexisme comme une diversion (ce que je contesterais aussi), quelle serait la réaction de Ingrid et Samy ? L’excommunication ?
Et c’est sans doute là le dernier point que masquent Samy et Ingrid et le trou noir de leur position. Ils concèdent en passant « une pertinence à l’ahurissant article » de Félix sur le fait « que ce soit à l’aide des bombes impérialistes que l’on prétende libérer les femmes afghanes doit entrer comme un des termes de l’analyse ». Pour ajouter tout de suite « mais ce n’est qu’un des termes, qui n’annule jamais les autres »... et ne plus en tenir compte. Il ne s’agit pourtant pas uniquement de l’Afghanistan mais d’un phénomène bien plus général et structurant de la période. Comme le dit Enzo Traverso dans un récent article « le portrait de l’arabo-musulman brossé par la xénophobie contemporaine ne diffère pas beaucoup de celui du juif construit par l’antisémitisme au début du XXe siècle. »
Ce que développe Félix peut être contesté mais doit être discuté car il s’agit de la stratégie à définir et élaborer pour notre parti. Sur un terrain différent notre camarade Jacques Chastaing vient d’écrire un texte de polémique avec Philippe Corcuff sur l’analyse de la période et la référence au mai rampant italien. Ces questions d’analyse et de stratégie sont les questions essentielles à débattre sans a priori et sans calcul. Ce sont celles qui devraient notamment dominer notre congrès.
Car en débattre, essayer d’élaborer en commun est vital pour le développement du NPA. Un parti dont ceux et celles qui prétendent le diriger devront apprendre à intégrer ceux et celles qui se radicalisent sans avoir les mêmes expériences qu’elles et eux. Certes, cela les conduira à leur apprendre des choses sur la base de leur expérience. Mais ils et elles devront aussi apprendre à apprendre.
Denis Godard
1 - Tous les textes de ce débat sont sur le site Europe solidaire sans frontières.
2 - Tout d’abord un texte de Dave Crouch dont on peut trouver une version courte en français, « Les bolcheviks, l’Islam et la liberté religieuse », http://quefaire.lautre.net/archives/article/les-bolcheviks-l-islam-et-la. La version plus longue The bolcheviks and Islam http://www.isj.org.uk/index.php4?id=181.
Ensuite un texte de Vincent Touchaleaume écrit il y a quelques années dans une polémique avec un animateur des Indigènes de la République Marxisme et (anti)colonialisme http://oumma.com/Marxisme-et-anti-colonialisme
Les articles précédents sur ESSF
Pierre Rousset, Débat « laicité » : Laïcité et solidarités à l’heure de la crise capitaliste
Felix Boggio, Pierre Rousset, Débat « laïcité » : La laïcité est-elle un enjeu actuel ? Deux contributions
Ingrid Hayes, Samuel Johsua, Débat dans le NPA : Du droit en général et de celui des femmes en particulier