Inscrit sur cette liste [regroupement féminisme et laïcité], je suis en accord avec ses bases politiques essentielles. Je crois néanmoins que c’est une erreur que de trancher ce débat en congrès. Je vais donc tenter d’expliciter cette position, exprimée certes bien tardivement, en partant du fond politique et de l’état de la discussion.
Sur le fond, il me semble que certains arguments n’ont pas été jusqu’ici suffisamment évoqués. La très grande difficulté de la confrontation, c’est celle de la « montée en généralisation ». C’est-à-dire de l’universalisation des arguments, des principes, des valeurs convoqués par la discussion : oppression, discrimination, féminisme, liberté individuelle, intimité personnelle, espace public et représentation, laïcité, rapports entre croyance religieuse et émancipation.
Si l’on s’en tient à un principe d’universalisation des droits, et en l’occurrence des droits des femmes, alors je crois qu’aucun doute ne peut subsister sur le sens du voile. « Principe d’universalisation », cela veut dire prendre un parti internationaliste, pour employer un autre langage. Ici en Occident, où la politique publique s’est dissociée de la religion, nous devons fonder un point de vue suffisamment général, qui puisse être entendu dans la majorité des situations du monde. De ce point de vue, le voile est universellement une discrimination, une oppression, c’est-à-dire une violence collective faite aux femmes. La question n’est pas le Coran, ou toute autre religion (elles se valent beaucoup sur ce point), c’est la situation socio-historique concrète où les préceptes religieux, déformés ou réinterprétés pour les besoins d’une cause très actuelle, se traduisent par des pratiques ou des règles. On le voit en Iran, ou Afghanistan, on l’a vu en Algérie, etc : il s’agit là de millions de femmes, dont certaines se battent clandestinement au prix de leur vie. Pour elles, la voix qui en Occident porte le message d’espérance de la libération des femmes ne peut pas être ambiguë : il faut briser l’obligation du port des signes de soumission. Et c’est un combat. Cette voix doit être claire, nette et précise. Or c’est cela qui n’est justement jamais très précis dans la position des camarades de l’autre liste.
Cette imprécision est argumentée par les multiples sens du port du voile, par chaque femme individuellement. Certes. Mais il faudrait immédiatement ajouter autre chose : ces sens différents sont également situés sur le plan socio-historique. Cela concerne avant tout l’occident capitaliste, des lieux sensés être émancipés de certaines formes d’oppression, de l’empreinte religieuse (sécularisation), ou marqués par des conquêtes collectives et individuelles : liberté personnelle, protection de l’intimité, etc. Or l’occident capitaliste « développé » est à la fois traversé de part en part par la circulation des cultures, des inégalités sociales et des oppressions de peuples (mondialisation), et menteur sur les effets réels de certaines valeurs universelles proclamées mais restées formelles, voire en régression. Dès lors, les perceptions individuelles, où se mélangent les histoires familiales, historiques et/ou intimes, les marquages religieux, racialisés, sexuels, sociaux, les mémoires collectives (colonisation), les choix de vie, peuvent alors revêtir une complexité inouïe. L’envie de retourner contre la société occidentale cynique ses propres valeurs par des affirmations vestimentaires ou des ostentations religieuses contrastant avec les inconscients religieux occidentaux quotidiennement visibles pour d’autres cultures (empreintes judéo-chrétiennes), est donc légitime. Il y a néanmoins aussi un « piège culturel », ou culturaliste, qui dissout le débat raisonné dans un relativisme universel des oppressions, et qui est de ce fait contradictoire avec la recherche de l’universalité des valeurs et des repères, qui doit être notre but commun.
On peut donc discuter jusqu’à quel point des conquêtes nées des révolutions démocratiques en occident ont une valeur universelle. Jusqu’à quel point certaines libertés formelles ne sont pas réelles, prises individuellement, car soumises à la loi du marché, ou ignorant d’autres oppressions. Les libertés individuelles sont ambiguës : les femmes peuvent se vêtir sans contrainte publique apparente, mais cette indépendance est limitée par le marché capitaliste, par la mode sexuée ou non (minijupes ou autre), par l’oppression quotidienne, par les symboles mis en avant (image et rôle des femmes dans la publicité). Tout cela est vrai, mais si l’indépendance personnelle est en partie formelle, elle demeure une conquête démocratique de valeur universelle, ce qui n’en fait pas pour autant un « modèle » exportable. Prétendre le contraire nous conduirait à d’autres débats sur la place des libertés formelles dans l’émancipation. Ces libertés dites formelles restent à conquérir dans pas mal de régions du monde.
Une fois ceci rappelé, plus généralement, deux autres principes cohabitent. D’abord le principe d’universalité des droits et valeurs- lequel n’est jamais achevé ni bouclé, mais toujours en redéfinition et en expansion possible, comme par exemple la portée universelle des luttes féministes, ou la nécessité de distinguer l’orientation religieuse personnelle éventuelle et les choix politiques collectifs, ce qui est nommé ici laïcité. Le deuxième principe est l’auto-émancipation (issue aussi des révolutions démocratiques) qui implique qu’on ne peut pas et qu’on ne doit pas contraindre quiconque à accepter des valeurs, sans qu’il (elle) en ait fait un choix personnel. Ces deux principes sont aussi vrais l’un que l’autre. Mais ils peuvent entrer en conflit au moment de définir et de concrétiser la représentation publique des choix de société.
Il y a deux espaces publics différents : l’espace de la rue, du tout venant, de la société civile, et l’espace de la représentation publique, de la société politique collectivement délibérée. Aucun des deux n’est figé, mais ils ne confondent pas non plus. L’espace politique public (constitutions, lois, débats) rétro-agit constamment sur les libertés possibles dans la rue, sans parler de l’intimité personnelle, affective ou familiale. Inversement, l’auto-affirmation et l’auto-organisation des individus et des groupes sociaux peuvent imposer des débats et choix publics nouveaux. Exemples : liberté des orientations sexuelles, droit de l’organisation familiale, mariage, place des enfants, etc.
Aucun des deux espaces n’est figé, et ils ne se confondent pas, mais ils peuvent refléter des acquis ou des projets désirables, mais aussi des régressions. La peine de mort peut être à l’instant T apparemment majoritaire dans la société civile (quoique ce soit difficile à mesurer), et pas dans l’espace public. Inversement, le mariage homosexuel devient légitime dans les aspirations sociétales et les luttes, avant de l’être dans la loi.
Néanmoins, nous sommes pour la règle du débat public, et donc des procédures (reconnaissance du droit). Dans les procédures organisées du débat politique, il doit y avoir une certaine neutralité réciproque entre les partisans engagés autour d’un projet de société (le socialisme démocratique, l’émancipation collective, la fin de toutes les oppressions), pour laisser place à l’argumentation raisonnée. C’est pourquoi je soutiens, comme ceux et celles qui sont sur cette liste de discussion, que la forme individuelle de la représentation publique (prises de paroles publiques faites « au nom de…. ») de notre projet de société ne peut pas être en contradiction avec l’universalisme des valeurs que nous défendons, qui doit pouvoir être visible et entendu de très loin. Toute parole publique faite « au nom de… », a valeur pour le monde, surtout à l’heure de l’internet et de l’instantanéité de l’information. Elle est faite, elle est dite, pour circuler, pour se diffuser. Elle doit donc être comprise et appropriée par des personnes situées loin du théâtre où elles sont diffusées. Une parole publique en occident capitaliste, faite ici et maintenant en portant un voile, et simultanément « au nom de l’émancipation », ne peut être comprise des femmes militantes dans des pays où le voile opprime des millions de femmes, ni aider leur combat. Il en irait évidemment de même pour un(e) porte-parole affichant des signes religieux judéo-chrétiens. Ceci n’est pas, ou ne doit pas être, contradictoire avec une attitude et une liberté personnelle de porter le voile dans l’espace socio-public large, et encore une fois, les choses peuvent éventuellement interagir à des moments différents.
Ces réflexions, qui ne sont qu’approximatives et demanderaient à être développées, m’amènent à la conclusion qu’il n’y a pas, pour le moment, d’espace public pour trancher la discussion par les méthodes traditionnelles du vote majoritaire en congrès. Aucune des positions ne peut admettre d’être soumise à la loi majoritaire surtout si celle-ci, comme c’est son but, est contraignante. Ce défi concerne toute la gauche, qui n’a pas pris le temps de remettre en chantier ses acquis collectifs en matière de laïcité et de démêlement des signes d’oppressions, à l’heure de la mondialisation. L’espace public qui permettrait de trancher ces questions est précisément en construction, mais cela demandera du temps. Le débat exacerbé du NPA a, selon certains, évolué positivement depuis son lancement, mais il serait sans doute plus sage d’éviter que le congrès ne tranche solennellement, quand bien même certains ont tranché par la logique du fait accompli. Les débats dans les AG ou les comités sur les motions renvoient très souvent à des expériences personnelles intimes, si ce n’est douloureuses, où se mélangent des aspects psychologiques, affectifs, familiaux, culturels, sur lesquels la confrontation raisonnée est périlleuse. On a donc souvent des caricatures à côté de tentatives de sortir de la simple passion. L’égalité qui permet une discussion démocratique informée n’est pas encore atteinte. Il faut continuer la discussion par d’autres méthodes, distincte des autres éléments du débat de congrès, quitte à prévoir l’adoption d’une position (provisoire) par des procédures spéciales et dédiées spécialement à cette ou ces questions.
Jean Claude (comité NPA Romainville)
Le 3 janvier 2011