Le troisième jour du peuple tunisien
Au troisième jour du peuple tunisien, le terrible silence, dû à l’absence du bruit de l’hélicoptère qui m’avait empêché de dormir pendant la nuit, me réveille très tôt. De la rue, de fait, ne monte aucun bruit : ni voitures, ni voix, ni oiseaux. C’est un dimanche dans une nouvelle dimension et, après les incertitudes de l’aube, on se surprend à craindre que le monde ait disparu. Tout est terminé ? Pour le meilleur ? Pour le pire ? Pour la même chose ? Soudain, le silence est brisé par le bruit strident, quotidien, réconfortant et qu’on ne peut confondre ; celui de la devanture de l’épicerie d’en bas. Ils ont ouvert le magasin !
Les premières nouvelles, dans la presse et à travers les amis – qui viennent eux aussi de se réveiller – confirment la trève : les assauts ont cessé et les quartiers s’ébrouent au milieu des restes de la tempête, dans ce chaud mois de janvier au ciel très bleu et aux bruits insoupçonnables.
Lorsque nous sortons pour faire les courses, l’épicerie est à nouveau fermée, car il n’y a rien à vendre. L’épicier espère que lundi l’approvisionnement sera rétabli car, autrement, dit-il, la situation deviendra insoutenable. Notre quartier bourgeois est également rempli de restes de barricades. L’Impasse de l’Aurore a littéralement été fermée par des poutres d’acier. Dans les rues adjacentes au Premier Juin, des branches d’arbres, des pierres, des plaques marquent la volonté des voisins de défendre leur quartier des assaillants. Tous les accès à la Place Mendès France, où se trouve se siège local du RCD (parti de Ben Ali, NdT) ont été coupés ou rendus difficiles, avec des blocs de ciment et des bidons de plastique remplis de sable. Maintenant, en tous les cas, nous savons d’où vient le danger. Les médias le reconnaissent ouvertement et, plus important, les Tunisiens le savent : ce sont les milices armées fidèles à l’ex-dictateur, qui ont instruction d’imposer le chaos et de terroriser la population.
Il y a sans doute plus de gens dans les rues en ce premier dimanche de la nouvelle dimension ; certains, encore armés de bâtons, récupèrent après une nuit blanche. Tous les magasins sont fermés.
A 13h30, nous prenons la voiture pour ramener Amin à sa maison, à Al Mourouj, le quartier victorieux de la nuit précédente. Et commence alors un long, tortueux et révélateur parcours à travers la ville. Afin d’éviter le centre, dont les accès ont été bloqués par la police, nous décidons de passer par Bab Saadun, où un puissant tank de l’armée domine la place, encadré sous l’arc de l’énorme porte médiévale. C’est une image que nous avons déjà vue de nombreuses fois avant de la voir réellement pour la première fois. Il y a un premier contrôle militaire au début de l’Avenue du 9 Avril, ensuite un second face à la Quasba, et ensuite un troisième, dans lequel un soldat nous oblige à montrer nos documents, à descendre de la voiture et à ouvrir le coffre.
Ensuite, 19 autres contrôles nous attendent. Mais ces 19 contrôles sont tout autre chose, c’est un autre monde. Nous avons laissé derrière nous la Quasba et nous passons par les quartiers les plus populaires de la ville : Al-Malassin, Al-Manoubia, Al-Kabaria, Al-Mourouj. Il n’y a plus de militaires ni de policiers. C’est comme si nous parcourons spatialement, d’une rue à l’autre, dans un ordre croissant, toutes les étapes des événements de ces derniers jours en Tunisie ; d’une révolte à une guerre civile ; dun coup d’Etat jusqu’à la révolution. Car les jeunes ont pris la ville. Littéralement, elle est à eux. Ils empoignent des bâtons, des couteaux, des haches et des marteaux. Mais en les voyant, au contraire de notre réaction face au tank, nous ressentons une énorme tranquilité. Une étrange joie. Ils sont très nombreux, certains sont à peine adolescents. Ils ont défendus leurs quartiers pendant toute la nuit et maintenant ils poursuivent la lutte contre la dictature au travers de barrages très ordonnés qui, tous les 800 mètres, stoppent les voitures et les fouillent, spécialement les taxis, parce que l’on sait que les sbires de Ben Ali les utilisent pour assaillir les quartiers et transporter des armes. Il y a quelque chose de festif dans l’air et quelque chose de solennel dans leurs gestes et c’est complètement logique : ils sont libre d’être ensemble et nombreux et de plus ils ont une mission à accomplir.
La première chose qui frappe, c’est la solidarité et l’ordre. Il faut exercer beaucoup de violence et beaucoup de mépris sur un être humain pour qu’il ne soit pas poussé à être sérieux, bon, responsable, solidaire, attentionné et protecteur. Il faut exercer une énorme pression sur une société pour qu’elle préfère le mensonge, l’obscurité, le chaos. Rousseau avait raison. Mais comme nous avons perdu la nature depuis longtemps, il faut recourir à l’éducation. Mais comme l’éducation dans notre monde est associée à l’argent qui corrompt, il faut créer – ou espérer – une « situtation ». Ces jeunes ont créé cette « situation » dans laquelle il sont en train de s’éduquer. Il y a un mois, ils languissaient dans les cafés, donnaient des coups de pieds aux chiens errants, se saoûlaient et rêvaient peut être d’atteindre Lampedusa (île italienne au large de la Tunisie, NdT) à la nage. Personne ne croyait en eux, personne n’espérait rien d’eux, personne n’aurait écouté leur opinion. Il n’y avait qu’à attendre que, les freins brisés, maîtres de la rue, ils se mettent à casser des vitres, commes les étatsuniens quand il y a des pannes de courants, pour voler des téléviseurs. Mais voici que les freins sont brisés et qu’ils sont maîtres de la rue, et ils pensent au contraire à protéger leurs familles, au bien-être de leurs voisins, au destin de leur pays. Ceux qui assaillent et qui pillent, maintenant qu’ils n’ont plus le pouvoir, ce sont les policiers de Ben Ali ; et les jeunes, leurs anciennes victimes, maintenant qu’ils ont le choix, choisissent la générosité et l’organisation.
Quelle émotion de les voir surveiller les rues, tellement alertes, tellement nombreux, prudents, aussi consciencieux de leur importance et pour cela tellement respectueux et tranquilisateurs, avec leurs couteaux et leurs bâtons dans les mains, au point qu’on a presque envie de tomber à nouveau et encore sur un barrage pour qu’ils stoppent la voiture, pour les laisser fouiller le véhicule, les remercier pour ce qu’ils font et leur souhaiter à nouveau beaucoup de succès dans leur mission.
Dans l’après midi, la tension revient. Avant le couvre-feu, nous dressons avec les voisins trois barricades dans notre rue tandis qu’arrivent les nouvelles des affrontements à l’arme lourde dans le Palais présidentiel, des chocs à la Porte de France, de la terrible situation qui règne à Bizerte, isolée du monde, à la merci des milices de l’ex-dictateur. Et je pense, en effet, qu’ensemble avec le coup d’Etat tyranicide, la guerre entre les appareils d’Etat et les pactes pour la formation d’un nouveau gouvernement, en Tunisie il y a une révolution. Je pense à ces jeunes, maîtres de la rue, éduqués, dignes, importants, conscients de leur valeur, à qui on confie à nouveau cette nuit la défense de notre ville mais qui, je le crains, n’entrent pas dans les plans programmés par certains – à l’intérieur et à l’extérieur - pour la Tunisie.
Mais prenez garde ! Parce que maintenant, ils sont éduqués et ils savent qu’ils ne pourront continuer à être les maîtres de leur rue et de leur quartier que s’ils sont également les maîtres de leur pays.
Alma Allende, Tunis
16 janvier 2011
Le quatrième jour du peuple tunisien : Réforme ou rupture ?
Le quatrième, jour du peuple tunisien a quelque chose de « déjà vu ». Parce nous l’avons vécu hier ? Ou parce que nous l’avions rêvé un jour ? Les états d’exception – les guerres ou les vacances de pouvoir – imposent une ombre familière, l’écho d’une ritournelle. On vit pour la première fois les choses les plus banales. La terreur et l’enthousiasme nous apportent toujours de vieux souvenirs parce qu’ils sont partagés par une multitude.
Il y a une intensification qui homogénéise l’expérience, ou une homogénéisation qui l’intensifie. Cela explique, en partie, l’ambiance qui règne dans les queues pour acheter le pain, la facilité avec laquelle s’établit les conversations entre inconnus, la tranquilité suprenante avec laquelle les gens prennent le café après un échange de tirs ou la routine apparente avec laquelle on dresse une barricade. Ou, ce qui est le plus étonnant ; qu’un peuple réduit au silence pendant 23 ans parle soudainement de politique avec un tel naturel et une telle maturité qu’il semble qu’il l’a fait toute sa vie. Quelle fantastique transformation qui fait que ce nous n’avons jamais vécu et que nous avons conquis avec une centaine de mort nous paraisse aujourd’hui quelque chose de normal !
Hemda, une journaliste tunisienne renvoyée de la radio, a immédiatement trouvé du travail dans une nouvelle émission : par téléphone, sans connaître ses patrons, elle est devenue reporter et doit envoyer des chroniques depuis les différents points de la ville. Le but est d’émettre en direct sur le retour à la normalité de la population de la capitale. Mais la première chose que nous voyons dans le centre ville c’est une manifestation de deux cent personnes qui avance par l’Avenue de Paris vers Le Passage. Les manifestants crient des slogans contre le premier ministre, Mohamed Ghanouchi et exigent la dissolution immédiate du RCD, le parti de Ben Ali. Les peu de magasins ouverts se disposent à fermer tandis que les policiers se préparent à intervenir sous le regard vigilant des militaires. Il reste quelques heures avant l’annonce du nouveau gouvernement de coalition, mais cette image donne déjà la mesure du conflit qui peut s’aggraver au cours des prochains jours.
Les personnes qui sont sorties acheter le pain discutent à voix haute, comme dans tous les quartiers de Tunis. Les uns soutiennent qu’il faut être patient, attendre les élections et retourner complètement la chaussette sale du régime de l’intérieur. D’autres, au contraire, n’ont aucune confiance dans cette option et assurent qu’il est nécessaire de continuer la pression pour que cette opportunnité historique, qui ne se représentera pas de sitôt, ne soit pas gâchée.
Nous poursuivons les dicussions dans le quartier du Bardo, où au cours de la nuit de dimanche il y eut de durs affrontements armés et dont les rues sont surveillées par l’armée, ce qui, curieusement, donne une impression de normalité paradoxale. Tandis que des dizaines de personnes font la queue devant le Monoprix sur le point d’ouvrir ses portes, les cafés du quartier sont remplis de clients qui boivent et fument sur les terrasses au côté des soldats qui montent la garde. Dans un de ces cafés nous rencontrons Mehdi, diplômé en histoire, qui soutient que les manifestations sont dangereuses, mais qu’elles constituent également une démonstration de normalité démocratique qu’il faut respecter. Il est en tout les cas préoccupé par la continuité prévisible du nouveau gouvernement. Hemda insiste sur le retour à la normalité comme priorité, de convoquer des élections et de permettre à tous les partis de s’y présenter et que, pour cela, il est nécessaire d’éviter les provocations et accepter la gestion provisoire du RCD.
Je me demande par contre ce qu’en pensent les jeunes armés de couteaux qui défendent les quartiers populaires et je propose à Hemda de visiter Al Malasin ou Al Murouj le lendemain. En tous les cas, c’est avec émotion que je les écoute prononcer le mot « démocratie » ; elle résonne de manière limpide sur leurs lèvres, de manière puissante. A mes objections sur le travail mené dans l’ombre par les Etats-Unis et la France afin d’imposer des limites aux processus, ils répondent de manière têtue : élections, élections... Ils ont une telle confiance dans la maturité de ce peuple qui a démontré ces jours ci tant de courage, de discipline et de dignité, qu’ils ne voient les choses que par un oeil. Mais cet oeil est rempli de lumière.
De retour au centre ville, sur l’Avenue Mohamed V, nous voyons une petite scène symbolique. Au milieu de la rue il y a deux voitures qui nous bloquent le passage. Les conducteurs se parlent de vitre à vitre. Ils conspirent ? Ils discutent ? Ils se passent une arme ? Non, l’un d’eux allonge la main et donne à l’autre une demi baguette de pain. C’est la première baguette que nous voyons depuis cinq jours.
Nous passons ensuites par les abords de l’Avenue Bourguiba, où l’on respire une énorme tension – et le reste des gaz lacrymogènes. Il n’y a que des soldats et des policiers et nous marchons, sans le vouloir, en regardant les toits, nous souvenant des francs-tireurs de l’ex-dictateur qui, hier, avaient provoqué la terreur.
Nous arrivons enfin à la Quasba. Là se trouve le Palais de Justice, la Mairie de Tunis, le Ministère des Finances. On peut imaginer la surveillance ; des tanks, des soldats, des policiers partout. Et malgré tout- par l’une de ces mystérieuses extravagances de ce pays – nous parvenons sans que personne ne nous arrête, ni ne nous demande quoi que ce soit, jusqu’à la porte du siège du Premier ministre, où une conférence de presse doit commencer à 15h. Nous discutons avec un policier qui garde le ministère, très sympathique, très familier, qui veut nous convaincre qu’eux aussi ce sont les bons : « En réalité, nous sommes des prolétaires et nous sommes disposés à donner notre vie pour le peuple. C’est une minorité qui a tiré sur nos frères et on ne peut pas nous juger pour ce qu’ils ont fait et ce que font encore certains d’entre eux. On a besoin de nous et nous devrons trouver la manière pour que les citoyens aient confiance en nous. »
De retour à la maison, deux heures avant le couvre-feu – qui a été retardé jusqu’à 19h – je m’informe de la composition du nouveau gouvernement : le RCD conserve tout l’appareil d’Etat - Intérieur, Défense et Justice – et laisse aux trois partis d’opposition qui étaient déjà légaux la Santé, le Développement et l’Enseignement. Si c’est cela toute la rupture que peut offrir Ghanouchi, il y a de quoi se préoccuper ! L’opposition réelle - Marzouki ou Nasraoui, par exemple – dénoncent immédiatement la continuité avec la dictature et appellent les tunisiens à poursuivre leur mobilisation.
La situation, ainsi, se complique. L’armée, indépendante mais faible, ne peut à peine faire autre chose que contenir les milices assassines de l’ex-dictateur. Le gouvernement a clairement fait savoir quelle voie il allait suivre. Et les citoyens sont divisés entre deux alternatives périlleuses : céder, c’est en finir pour toujours avec l’espoir d’une véritable démocratie en Tunisie et continuer à lutter peut conduire à une guerre civile ouverte dans laquelle, sans leaders reconnus ni organisations rassembleuses, les rebelles seront massacrés de tous côtés. La sensation est que tout redevient fragile et dangereux.
A 21h nous entendons trois proches rafales de mitrailleuses. Ensuite, la nuit est tranquile.
En Algérie, en Egypte, en Mauritanie, trois jeunes ont suivi l’exemple de Mohamed Bouazizi et se sont immolés en signe de protestation. La Tunisie a complètement changé sa position dans l’histoire pour devenir l’avant-garde inespérée du monde arabe. Nous avons tous désormais les yeux fixés sur ce pays.
Alma Allende
Tunis, 17 janvier 2011