Cinquième jour du peuple tunisien : Révolution
Tunis, le 18 janvier 2011
Sous un ciel gris qui commence à s’ajuster au calendrier, après une minuscule averse, Tunis revient à la lutte. Elle n’accepte pas les compromis ni l’idée de la chaussette réversible, ni la transition à l’espagnole. La nouvelle dimension – avec ses angoisses nocturnes et ses magasins fermés, mais pétrie d’espérances - ne veut pas s’absorber à nouveau dans sa fausse jumelle. Du passé on ne veut rien conserver, sauf l’avenir qui, sans le savoir, il portait en lui.
A 10 heures du matin, il semble y avoir un peu plus de trafic et Hemda exprime son soulagement ; « Je n’aurais jamais pensé me réjouir de voir un embouteillage ». Quelques supermarchés sont ouverts, comme lundi, et dans l’Avenue de la Liberté, les sévères persiennes métalliques alternent avec des magasins de fruits et des petits kioskes qui vendent du tabac et des fruits secs. Mais l’illusion s’évanouit quand nous approchons de Lafayette. Comme hier, une petite manifestation est en train de remonter l’Avenue de Paris, criant des slogans contre le RCD et le gouvernement de coalition. Cela ne semble pas en tous les cas une grande manifestation et nous continuons par la rue de la République jusqu’à l’extrémité du boulevard de l’Avenue Bourguiba, où, dans l’une des rues adjacentes, près de l’ambassade de France, nous quittons la voiture. L’accès en automobile à la Bourguiba est coupé de tous côtés ; barbelés, tanks, contrôles militaires et policiers, fourgons de toutes sortes, se succèdent à perte de vue.
La tension est palpable. Nous entendons tout de suite, dans la petite rue parallèle à celle que nous empruntons, des voix exaltées et nous voyons à quelques mètres plus haut un groupe de quelques trente personnes qui occupent la chaussée. Deux d’entre elles discutent en hurlant sur le nouveau gouvernement, avec une chaleur telle qu’elle exige l’intervention de leurs compagnons. Deux autres hommes invitent le groupe à se diriger vers le siège central du RCD, le parti du dictateur mis en fuite.
Nous entrons dans l’Avenue Bourguiba et la parcourons par le trottoire de droite, montant en direction du Ministère de l’Intérieur. L’artère principale de la ville, avec le beau Théâtre Municipal, la cathédrale, ses hôtels et ses cafés – centre habituel de rencontre des touristes et des habitants – semble écrasée et, de manière obscène, totalement nue. Personne ne circule par le boulevard central, coupé par l’armée et la police, bien que de petits groupes commencent à se coaguler dans les coins. Quelques journalistes sont assis dans les terrasses des cafés, attendant les événements dont l’embryon se forme aux yeux de tous en direction de la Place du 7 Novembre. Cette proximité dans l’espace entre l’armée et la police semble étrange, comme deux espèces animales distinctes dont les gens attendent également des réactions distinctes. La police fait peur. Sur certains chars de l’armée, des citoyens ont au contraire déposé des bouquets de fleurs.
Très près de la Place du 7 Novembre, sur l’Avenue Mohamed V, se dresse le colossal édifice du parti RCD, un des plus hauts de la ville, construit il y a cinq ans par Ben Ali et symbole écrasant de la force de la dictature. C’est vers ce lieu que se dirige la foule avec des consignes écrites sur des feuilles de papier : « Dehors le RCD » ; « Du pain et de l’eau, non au RCD » (« jubz wa ma, tayamu’ la ») ; des slogans impératifs fusent ; « Tunisie, Tunisie libre, RCD dehors, dehors ! ». Ce sont les mêmes slogans qui ont accompagné la chute du dictateur vendredi dernier, mais maintenant ils exigent la dissolution immédiate du parti et la formation d’un gouvernement de transition sans aucune trace du passé. Il y a quelques avocats avec leurs toges, des professeurs, des artistes, des employés de banque. Il y a Munir Trudi, un chanteur connu qui défend avec conviction ses positions face aux objections de Hemda : « Cela fait plusieurs jours que nous démontrons dans les quartiers que nous sommes parfaitement capables de nous organiser. Nous n’avons besoin d’aucune tutelle. Nous ne pouvons obtenir la liberté et la démocratie au travers d’un gouvernement corrompu et criminel. Qu’ils s’en aillent, maintenant ».
Ils sont peu nombreux pour le moment, cent personnes qui dressent le poings et crient leurs slogans face à l’édifice, tandis que les militaires, très proches, semble contenir la police, postée de l’autre côté de l’avenue. Il y a beaucoup de tension, beaucoup de cris, beaucoup d’obstination. Soudain trois tirs résonnent et le groupe se disperse. Mais tout de suite, il se reforme à nouveau et revient sur ses pas. A nouveau les cris, les pancartes dressées pour réclamer la dissolution du parti. Une rumeur circule et devient un cri de joie et une salve d’applaudissements : on annonce que Mohamed Ghannouchi, le premier ministre de Ben Ali et premier ministre du gouvernement de coalition, aurait démissionné. C’est un bon signal, une petite victoire.
Peu après, un homme avec moustache et bonnet de laine, à l’aspect d’un militant de gauche, réclame le silence. Les militaires ont demandé la dissolution immédiate de la manifestation ; « Ils disent que nous nous sommes exprimés et que nous devons nous disperser dans cinq minutes ». On obéit lentement.
Mais c’est alors, tandis que nous marchons parallèlement à l’Avenue Bourguiba, quand tout semble terminé, avec le doute qui s’insinue sur la véracité de la démission de Ghannouchi, qui n’est pas confirmée, que disparaissent toutes les incertitudes sur ce qui est véritablement important. C’est la révolution. A mesure que nous marchons vers l’Avenue de Paris, nous sommes sans cesse plus nombreux ; tous les groupes dispersés par le centre ville, cristallisés au hasard, agglutinés par une ambition partagée, affluent depuis les rues latérales, par dizaines, par centaines, ensuite par quelques milliers de personnes qui chantent l’hymne national ; « Namutu, namutu wa yahi al-watan ».
Un garçon de café sur le point de fermer son échoppe se joint à nous en criant contre le RCD, il insulte le gouvernement et vocifère « Tunis libre, libre ! » (« Tunis jurra jurra ! ») ; de l’intérieur d’un tramway que nous croisons, les passagers lèvent le poing et font des signes de victoire. Dans l’Avenue de Paris nous rejoignent des artistes appelés dans la matinée au théâtre Le Quatrième-Art pour discuter de la situation. Des nouvelles nous arrivent de manifestations similaires à Sfax, Sidi Bouzid, Kasserine. La décision est prise : c’est, effectivement, la révolution. Ni compromis, ni chaussettes réversibles, ni transition à l’espagnole.
Et arrive, bien entendu, la charge policière. On entend les premières détonations et au dessus de la foule s’élèvent les nuées des bombes lacymogènes. Il faut courir en évitant le pièges des petites rues, s’éloigner du lieu où deux heures plus tôt nous avons quitté la voiture. Un large détour par La Médina s’impose.
La Place Mohamed Alí Al-Hammi est bouillante de syndicalistes rassemblés devant le siège de l’UGTT, l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens, le syndicat historique. L’atmosphère est à l’excitation, mais elle est jubilatoire. Ce n’est pas Mohamed Ghannouchi qui a démissionné, nous éclairent-ils, mais bien les trois membres du syndicat qui avaient accepté de faire partie du gouvernement. « Ce n’est qu’en commençant à zéro que nous pourrons réellement recommencer » dit Saïda Sharif, présidente de la Fédération des Cinéclubs. « Avec le RCD au pouvoir, il n’y aura aucun changement ». Tous sont d’accord sur le fait qu’il n’est pas question de participer à un gouvernement dont ferait partie des membres du parti corrompu et criminel qui a gouverné la Tunisie au cours des dernières décennies. L’UGTT s’est jointe à la détermination du peuple et de ses affiliés. On parle ouvertement de révolution. Les nasséristes et les Patriotes Démocratiques (une scission de l’ancien Parti Communiste Tunisien), distribuent des tracts en arabe appellant à la mobilisation.
Nous nous déplaçons jusqu’à la Place Pasteur, dans la rue Alain Savary, siège de l’Union générale des travailleurs du Maghreb arabe, où l’UGTT a convoqué une conférence de presse. Abdelsharif Badawi, ministre adjoint au Premier ministre, explique aux médias présents la décision de démissionner du gouvernement provisoire ; « L’UGTT acceptera des responsabilités gouvernementales, mais dans un cabinet distinct. La révolution du peuple ne peut pas être confisquée par le RCD ». Le communiqué officiel, lu par Abdel Salim Jedar, secrétaire général de l’organisation, annonce la démission de toutes les charges occupées par des membres de l’UGTT dans les institutions de l’Etat, au niveau local et national, rejette toute ingérence externe au processus et appelle à la formation d’un « conseil constituant » élu par des élections libres et démocratiques. C’est une grande nouvelle. La démission des ministres de l’UGTT, 24 heures après avoir accepté des charges gouvernementales, indique la force des mobilisations et aussi – et ce n’est pas moins important – la conscience de la part de l’UGTT, tant de fois ambiguë avec le pouvoir, pour ne pas dire collaborationniste. Cela démontre que l’on peut avancer en marge des menaces de l’appareil du parti/Etat de Ben Ali.
Ensemble avec la nouvelle du retour au pays de Moncef Marzouki, opposant historique du Congrès de la République, qui exige un gouvernement d’union nationale avec tous les partis à l’exception du RCD, la décision du syndicat tunisien indique clairement que le peuple tunisien peut se gouverner lui-même. Les manifestations d’aujourd’hui semblent reproduire la dynamique de la semaine dernière, lorsqu’aux concessions de Ben Ali répondirent de nouvelles protestations. Le gouvernement de coalition installé depuis 24 heures est déjà mis à mal par la volonté du peuple.
En revenant à la maison, je lis la nouvelle de la démission de Ghannouchi en effet, pas du gouvernement, mais bien de ses fonctions dans le parti. Je lis également la nouvelle que le parti a exclu Ben Ali et 7 autres membres dirigeants. Rien ne pourrait être plus surréaliste ; le parti tente de se décontaminer en excluant le dictateur, et le premier ministre tente de se décontaminer en sortant du parti. Peuvent-ils continuer à penser, après ce dernier mois de luttes continues, qu’ils ont à faire avec des enfants ou des idiots ? Demain les Tunisiens réponderont à nouveau dans la rue.
Le plus préoccupant, c’est que les médias occidentaux et certains usagers de Facebook, mettent à nouveau en relation les manifestations d’aujourd’hui avec les islamistes d’Ennahada. Il se peut que quelques islamistes étaient présents, et il faudra s’habituer, par ailleurs, à ce qu’ils fassent légitimement partie de la nouvelle opinion publique tunisienne ; mais ce qui est certain c’est que seule une manipulation conscience explique cette volonté de coller une étiquette religieuse aux nouvelles mobilisations. Celui qui affirme avoir entendu un slogan ou avoir vu un symbole islamiste, ment. Une fois de plus, c’est l’hymne national et le drapeau du pays, sauvés de l’ignominie du régime, qui étaient les seuls signes unissant tous les présents.
Vers 17h30 un voisin me demande de l’aide pour traîner un tronc d’arbre et fermer notre rue. Une autre nuit de couvre-feu commence, angoissante, pleine de murmures et de tirs, avec l’irritant hélicoptère tranquilisateur sur nos têtes. Les dangers sont nombreux. Mais le peuple continue à défendre les quartiers et personne ne peut encore affirmer qu’il y a une alternative politique à la terreur.
Sixième jour du peuple tunisien : Faire des plans
Tunis, le 19 janvier 2011
Au sixième jour du peuple tunisien, une blague circule : « Nous avons chassé Ben Ali, mais les 40 voleurs sont restés ! »
Pour le sixième jour consécutif, des centaines de citoyens défient la loi martiale, qui interdit de se réunir à plus de trois personnes, et se rassemblent cette fois-ci Avenue Bourguiba, envahissant le boulevard central. La police laisse faire. L’atmosphère, sous un ciel à franges blanches et bleues, est complètement distincte d’hier. Toute la tension s’en envolée. On est certain de la faiblesse du gouvernement, ou du moins de sa stratégie, dont le conseil des ministres a été reporté jusqu’à jeudi. Il n’utilise plus la force. De fait, nous sommes arrivés jusque là par des rues à nouveau populeuses, avec de nombreux magasins ouverts et heuresement approvisionnées, au milieu d’un trafic relativement important. Les banques, qui ne donnent pas encore d’argent, sont également ouvertes. Mais ce n’est pas la normalité. Ou bien si, au contraire, c’est précisément la normalité. On a la sensation que, pour la première fois en 23 ans, il se passe quelque chose de normal à Tunis. Comme si l’on avait soulevé une chappe de plomb au-dessus de la tête des gens.
Sur le boulevard de l’avenue Bourguiba, les manifestants expriment non seulement leur rejet du RCD, mais leur simple existence, leur ampleur et leur déploiement maximum dans une réalité partagée. Il crient à nouveau des consignes vigoureusement abstraites (« Peuple, liberté, patrie, dignité »), font ondoyer le drapeau tunisien, chantent à répétition l’hymne national. Ils ouvrent leurs rangs serrés pour que puissent passer les tramways, qui exhibent sur le vitres des inscriptions contre le RCD et l’illégitime gouvernement de transition. Ils se laissent emporter par la sensation, peut être dangereuse, qu’ils ont déjà vaincus. Et ils transforment le boulevard en une concentration, mais aussi en un défilé festif, où chaque participant s’exprime à sa manière, qui avec un morceau de papier, qui avec une phrase ou une image ; « Respectez la volonté du peuple ! » ; « Ben Ali + RCD égal terrorisme » ; « Dehors Ghannouchi ! ». Six jeunes vêtus de noir passent rapidement avec un cercueil chargé sur l’épaule et l’inscription « RCD, à la poubelle de l’histoire ! ». Et nous sommes tous émus quand un homme passe en montrant un montage photographique dans lequel apparaît Mohamed Bouazizi, la martyr de Sidi Bouzid, avec la ceinture présidentielle croisée sur sa poitrine et la légende : « Bouazizi, président ».
Il y a de la joie et de la fierté ; subitement les Tunisiens sont devenus le symbole de la résistance contre les dictatures et nombreux sont ceux qui ne croient pas ce qu’ils ont été capable de faire. Inés Tlili, preneuse d’image de cinéma, dit, exaltée de bonheur ; « Hier je regardais les nouvelles à la télé et je me sentais perplexe et heureuse à la fois : c’est de nous qu’on parle ! »
Des groupes de militants et d’intellectuels discutent dans des assemblées improvisées. On cite Lénine, Rosa Luxemburg, la Révolution française, la russe, la chinoise. On cite aussi les cas de Cuba et du Venezuela.
Nous pouvons nous organiser de manière autonome – dit le frère de Ben Brik, le célèbre journaliste pérsécuté par le régime. Il faut profiter de l’autogestion défensive des quartiers pour former des conseils et des communes.
– Nous avons besoin d’une alternative organisé, dit un autre
– Précisément, il n’y a rien de plus organisé que la spontanéité.
– Mais réflechis-y un peu. L’économie de notre pays dépend du tourisme, de l’émigration et du secteur textile aux mains des étrangers. En un mois tout cela peut être ruiné. Le peuple et la liberté sont des idées abstraites. Nous avons besoin d’un plan concret. Tu en as un ?
– J’en ai un. Les jeunes organisés dans les quartiers et un gouvernement d’union nationale formé par l’UGTT et les partis de gauche
Que le régime soit toujours debout, que les milices de Ben Ali n’ont toujours pas été défaites, que la rupture n’ait pas encore été consommée, cela n’est pas un obstacle pour cette éclosion fébrile d’activité constructive. Il y a des formes de joie qui exigent précisément de la planification, bien qu’on ne dispose pas encore des moyens nécessaires pour ce faire.
Amira, jeune actrice, fait également des plans pour diffuser la culture dans les villages les plus défavorisés et dans les secteurs les plus pauvres de Tunisie. « Dans le sud, la vie des jeunes est désolante. L’unique ressource qu’on leur a donné c’est la prostitution du tourisme. Il n’y a ni cinémas, ni centres culturels, ni théâtre, il n’y a rien. Il est nécessaire de leur apporter tout cela comme un élément inséparable de la souveraineté politique et de la conscience collective, qui a été intentionnellement mis à mal par la dictature de Ben Ali ».
Les situations d’exaltation révolutionnaire actualisent tous les mythes. Najib est un comptable d’une quarantaine d’années qui travaille dans une institution publique. Il s’est mêlé aux intellectuels et aux militants et a discuté avec eux à pied égal, faisant preuve d’une vaste, bien qu’hésitante, culture historique autodidacte. Il se définit comme musulman, bien qu’il déclare tout de suite qu’il ne votera jamais pour Ennahada. Il a sa propre solution : il ne s’agit pas d’en finir avec le RCD, mais bien avec tous les partis, tous les syndicats et toutes les institutions. Et ensuite ? Comment gouverner le pays ? « Le peuple », dit-il avec aplomb, « Le peuple tunisien est prêt, il est intelligent, il est génial. N’importe quel Tunisien peut piloter un avion ou gérer un hôpital ». Après ce que le peuple a fait au cours de ces 30 derniers jours, on croit aisément aux miracles.
On chante, on danse, on raconte des histoires qui alimentent l’excitation émancipatrice. A différents endroits de la ville, les travailleurs ont expulsé leurs patrons et pris les lieux de travail. Les employés de la compagnie d’assurance Star ont forcé le directeur a abandonner, sans chaussures, l’immeuble de la compagnie. Venant d’autres villes du pays nous parviennent des nouvelles d’assauts contre les sièges du RCD. On annonce en outre un communiqué imminent de toutes les partis de gauche, réunis afin de coordonner une stratégie commune face au gouvernement de Ghannouchi.
De retour à la maison, dans une Tunis étrangement festive, où les tanks sont presque agréables à la vue, nous sommes émus de voir un vieux, la baguette la main, distribuer des morceaux de pain aux passants et, plus loin, un petit étal de légumes sur lequel on peut lire l’annonce suivante : « Celui qui a de l’argant, paye, celui qui n’en a pas, qu’il prenne gratis ».
Quelques 80 personnes restent toute la nuit Avenue Bourguiba. Nous sommes presque couchés et contents que nous parviennent, à 10h30, des nouvelles d’Al-Mourouj. Les milices du dictateur sont en train d’assaillir le quartier et des échanges de tirs ont lieu avec l’armée, qui a demandé aux commandos d’autodéfense de se réfugier dans les maisons pour éviter les victimes civiles.
Parfois les êtres humains ont déjà changé alors que les mêmes structures restent debout. Et cela est très utile si l’on veut les faire tomber.
Première semaine du peuple tunisien : Toujours en avant !
Tunis, le 20 janvier 2011
Qu’es-ce qu’une révolution ? C’est une situation dans laquelle ont se sent plus sûr, plus tranquile, plus vivant, plus protégé, mieux accompagné dans la rue qu’à la maison. C’est sans doute pour cela que tout le monde, à un moment ou à un autre dans la journée, sans faiblir ni reculer, sort dans la rue et y reste pendant quatre, cinq ou huit heures d’affilée, refusant d’abandonner ce refuge ouvert dans lequel s’est transformé la ville. « A partir d’aujourd’hui nous n’avons plus peur » a inscrit une femme sur une pancarte qu’elle brandit au-dessus de sa tête. Et quelle beauté chez les gens, quels beaux visages sans peur, quel embellissement inédit de ces regards soudainement libérés des rides de la soumission.
Comme l’eau qui tombe en cascade, comme des feux d’artifices qui explosent en bouquet dans le ciel, comme la frénésie d’une poursuite, comme la multiplication des pains et des poissons, ils viennent d’ici et de là bas, l’un à tel moment, l’autre plus tard, des petits groupes organisés – réunis au hasard des rues et coordonnés à travers les téléphones mobiles – pour se concentrer cette fois-ci sur l’Avenue Mohamed V, face à l’ignoble immeuble de verre aveugle du RCD, protégé par l’armée. Les manifestants ont coupé cette grande artère de la capitale, occupant entièrement le bitume, isolant ainsi le centre du trafic automobile. La police observe de loin et les soldats sourient. Le slogan le plus crié est cette fois-ci « Le peuple veut faire tomber le gouvernement ! » (« Ashaab iurid isqat al khukuma ! »).
Nous allons jusqu’à la fin de l’avenue, à contre courant des gens qui arrivent, pour nous rapprocher de l’Avenue Bourguiba. Sur la Place du 7 Novembre, le tank d’hier est recouvert d’encore plus de fleurs, dont un bouquet a poussé par la bouche du canon, comme un tir de jacynthes et de coquelicots. A midi, il y a ici une forte présence militaire, et moindre de la police ; à l’intérieur des barbelés, d’autres blindés et de nombreux soldats se succèdent face au ministère de l’intérieur, au centre du boulevard. Mais c’est incroyable. Parce qu’on ne peut plus parler d’une manifestation mais bien d’un « éparpillement » (« beaucoup de choses heureuses éparpillées par le versant » comme disait Álvaro de Campos), d’une expansion, d’une occupation de toutes les rues du centre.
Sur le boulevard se forment des groupes de discussion – j’en compte jusque quinze – d’hommes et de femmes qui discutent et tentent d’élaborer des programmes et des stratégies. Ce sont de véritables assemblées populaires dont les participants prennent la parole avec un certain désordre, haussant la voix, réclamant la liberté de parole. La présence importante de femmes de tous les âges aujourd’hui est interpellante, et elles jouent un rôle protagoniste. Dans une des assemblées improvisées au milieu du boulevard, quand les discussions empêchent de s’entendre, ce sont précisément deux femmes – une fille voilée, qui semble islamiste, l’autre clairement laïque et de gauche – qui imposent le silence en rappellant « qu’il n’y a rien d’autre que le peuple, et nous en faisons tous partie ».
Dans ces assemblées, il apparaît clairement qu’une certaine fracture subsiste, qui est en train d’être résorbée, qui se résorbe. Les directions des partis et des syndicats se réunissent aujourd’hui à Bab-al-Asal ; les avocats manifestent face au Palais de Justice ; la dénomée « société civile », cette vague constellation d’artistes, d’intellectuels et d’activistes des droits humains, tente de restructurer et de libérer les organisations officielles dans lesquelles ils étaient scotchés comme des mouches attrapées par le miel. Ici, dans la rue, ce sont les jeunes, les employés, les ouvriers – le peuple – qui prennent la parole dans ces assemblées pédestres, parce qu’ils n’ont que leurs pieds pour se déplacer. Dans ces assemblées, des voix enfiévrées de leaders volatiles insistent sur la grande découverte de leur vie : « Ceci est la révolution du peuple » dit un jeune, ceint dans une fausse veste de cuir, au visage déterminé et bien taillé ; « et nous ne sommes pas disposés à la remettre à n’importe quel leader ». Et il ajoute au milieu des applaudissements : « Tous les cadres du RCD, des secrétaires au président, doivent être épurés ».
Ce qui est important – et impressionnant – c’est que tous s’organisent sans attendre d’avoir un gouvernement. Dans la matinée, je lis l’initiative d’un groupe de citoyens qui propose la création d’un Front de Libération Populaire de la Tunisie, à la marge des partis mais qui les interpelle, afin d’exprimer quelques renvendications communes à tous : « Nous appelons à continuer la création des comités populaires sur tout le territoire tunisien et à l’étranger, ainsi qu’à leur coordination, afin d’organiser la lutte du peuple et obtenir son droit légitime : accéder au pouvoir ». Le communiqué appelle également à la défense du pays de la part de ces comités, en collaboration avec l’armée – qui est invitée à renforcer sa confiance envers le peuple – en même temps qu’il demande la dissolution du gouvernement provisoire, de la police politique et du RCD ; la nationalisation des biens du parti et du clan Ben Ali et le jugement de tous les responsables du pillage de la nation.
Plus important encore : dans l’intérieur du pays se forment des conseils qui gèrent la vie des villes et des villages. A Kasserine, un des symboles de la révolution tunisienne, tombe de martyrs, berceau d’une aube nouvelle, une véritable Commune formée par les syndicats, les partis de gauche et des groupes de jeunes exerce le pouvoir et dicte ses décisions au « gouverneur ». Ils ont ramené les forces de l’ordre dans leurs casernes. Ici et là, tous réclament la dissolution du RCD, du gouvernement provisoire et l’établissement d’une Assemblée constituante.
Plusieurs de ces points sont repris dans le communiqué de la « Coalition des cinéastes libres », dont l’assemblée urgente ce déroule en ce moment – à 13h00 – dans la Maison de la Culture Ibn Khaldun, occupée par les travailleurs de l’image. Dans cette assemblée, ont décrète la suspension de facto de la censure et, après des discussions éclairantes (où les chaises sont utilisées comme tribune) et la lecture de la motion commune - qui demande une Constituante et des élections libres - l’assemblée se dissout pour se joindre à la rue : « Nous cinéastes, nous sommes des citoyens comme les autres » dit un énergique soixantenaire aux moustaches jaunissantes, « et nous devons nous unir au peuple ». Nous descendons tous les escaliers blancs de syle colonial pour revenir dans la rue.
Le peuple est toujours devant l’immeuble du RCD, où quelques changements ont eu lieu. Sur la grille d’entrée, un grand panneau se dresse : « Maison de la révolution du peuple ». Et en haut, à soixante mètres de haut, des petites silhouettes humaines s’affairent à démanteler les lettres qui composent le nom du parti. Elles parviennent à arracher le mot « tayuma » (Rassemblement) et le laisse tomber du haut de cette montagne d’injustice pour s’écraser au milieu des cris et des applaudissements de la multitude. Mais cela ne suffit pas. Il reste encore, au dessus de la grande porte de cristal brisée par les pierres, dans le préntentieux auvent, le nom redondant du parti gravé sur du marbre. Les jeunes situés en première ligne empoignent la grille pour entrer dans l’enceinte et les militaires, jusqu’à présent demeurés impassibles, tirent en l’air avec leurs fusils. La foule se disperse, mais elle le fait comme si elle était unie par des élastiques à un centre invisible, tirés depuis les extrêmes. Après une minute, on retourne devant l’édifice du RCD. Tandis que nous revenons par une petite rue latérale, un beau jeune soldat nous dit en souriant avec malice, l’arme inclinée vers le sol :
Bon, c’est fini pour aujourd’hui. Revenez demain.
Mais c’est aujourd’hui que nous revenons. L’avant-garde de la manifestation, de nouveau collée à la grille, négocie avec les militaires présents à l’intérieur de l’enceinte, qui laissent passer cinq ou six personnes. Quelques minutes plus tard, ils apparaissent aux fenêtres, au-dessus de l’auvent, et laissent tomber des cables entre le mur et les lettres en relief qui composent le nom arabe du parti. En bas attend une camionette. Après plusieurs échecs, au milieu de la ferveur populaire, les lettres sont peu à peu arrachées, ensemble avec des morceaux de marbre et du mur. Le siège du RCD n’existe plus : c’est réellement la Maison de la Révolution du Peuple, un futur hôpital pour enfants – comme le réclament des cris – car la ville n’en compte qu’un seul.
Ensuite, avec l’accord des militaires, la multitude s’éloigne par l’Avenue Mohammed V, mais ce n’est que pour se regrouper – à partir de divers affluants – dans l’Avenue Bourguiba, où la présence policière est à présent dominante, signe sans doute une d’une charge de dispersion. Mais l’avenue est traversée, de haut en bas, par deux groupes procédant de directions opposées qui se rencontrent au milieu. On chante à nouveau l’hymne national. Les jeunes grimpent aux lampadaires en brandissant des drapeaux et des mots d’ordre. Une famille avec cinq enfants passe en exhibant des pancartes dénoncant l’horreur du régime et exigeant la dissolution du gouvernement. Ce n’est pas une révolte, non. Ni une protestation, ni une simple éruption. C’est une révolution.
A la maison, pendant la nuit, sous le couvre-feu, nous partageons le toit avec Amin, Ainara, Mohammed et Inés. Nous n’avons déjà plus de vin ni de bière, car on en trouve pas ces jours ci, mais il reste un peu de liqueur de Galice et quelques cigares cubains. Nous fêtons cette journée et les jours qui viennent. Inés raconte que les assauts de la nuit dernière dans certains quartiers populaires avaient pour but, pour les « milices noires », d’interrompre l’approvisionnement en légumes et en nourriture de la ville. Mohamed, professeur à l’école des Beaux-Arts et ex-militant du Parti du Travail Démocratique Patriotique, d’origine marxiste, énumère toutes les différentes initiatives et manifestations destinées à consolider le changement institutionnel à partir de l’embryonnaire coalition formée entre l’UGTT, les partis d’opposition et les comités de jeunes surgis ces derniers jours.
– La gauche clandestine, réprimée pendant toutes ces années, sort à la lumière du jour – dit-il. C’est arrivé. S’il reste encore beaucoup de chemin à faire avant d’épurer l’appareil d’Etat, et de nombreux périls à conjurer, le changement est déjà là. Il y a une structure préparée pour donner réellement le pouvoir au peuple.
Inés chante une chanson qui parle de la fille de la lune, amoureuse d’un étranger exilé qui aime son pays. Nous écoutons « La Estaca » de Lluis Llach (célèbre chanson catalane contre la dictature de Franco, NdT). Nous sommes émus. Mais nous sommes encore plus émus en regardant une vidéo amateur tournée une de ces nuits à Jebel Lakhmar, une authentique « favela » (bidonville) de la périphérie de la capitale faite de tôles et de brics et de brocs où, jusqu’à il y a peu, personne n’osait entrer. Dans cette vidéo on voit des centaines de jeunes armés de couteaux et de machettes au milieu de la nuit, avec des foulards blancs, signe distinctif des commandos d’auto-défense. Ils chantent et ils dansent et interpellent la caméra : « Regardez, nous ne sommes pas dangereux ! Nous vous aimons, nous défendons notre quartier et notre pays ! Nous sommes fiers d’être Tunisiens ! ». Là-bas, comme dans d’autres quartiers populaires de la ville, les rôles se sont inversés. Les jeunes, dans leurs checks-points de contrôle, ont arrêté la police qui les arrêtait toujours, ils ont fait sortir les policiers de leurs voitures, leur ont demandé leurs papiers, les ont fouillés les mains en l’air et ensuite, avec une politesse exquise, ils les ont laissé passer...
La nuit, cette nuit, ne tombe pas. Elle étend sa couverture.
Huitième jour du peuple tunisien : Tombera, tombera pas ?
Tunis, le 21 janvier 2011
Nous commençons cette journée avec la preuve inquiétante que la révolution ne peut pas tout arranger et que des forces irrationnelles opèrent aux marges de la logique dominante des choses. Notre ami Amin a attrapé la grippe.
Par contre, la révolution peut en finir avec la tristesse, la mélancolie, la mauvaise humeur, les tendances suicidaires. Mohamed cite le cas d’un ami dont le psychiatre l’a déclaré guéri à la date du 14 janvier, jour de la chute du dictateur. Nous inventons un nouveau terme ; la « Zaurathérapie » ; la révolution (« zaura ») comme thérapie psychologique. Les mobilisations, qui se répètent à nouveau dans le centre de la ville, sont en train de sauver les corps et les âmes.
Avant de nous diriger à nouveau sur l’Avenue Bourguiba, nous nous réunissons dans un hôtel avec Hamami Jilani, syndicaliste dans le secteur des télécommunications et membre dirigeant du Parti Communiste Ouvrier de Tunisie. Hamami, qui est également sociologue, n’a pas le moindre doute que la pression populaire va finir par abattre le gouvernement. La solution de rechange ? Depuis plusieurs jours, dit-il, il y a diverses tentatives pour former de vastes coalitions qui évitent le vide du pouvoir. Bien que l’armée est faible et que Ben Ali l’avait maintenue aux marges, en tant que corps technicien très dépolitisé, son prestige a augmenté ces derniers jours tandis que les partis politiques, interdits et réprimés, n’ont pas eu l’occasion de faire parvenir leurs idées à la population. C’est pour cela qu’il est nécessaire d’agir rapidement. On s’attend à ce que dès demain on annonce la constitution du « Front du 14 Janvier », qui réunira un ample spectre de forces de gauche et nationalistes aujourd’hui divisées : le PCOT, les Patriotes Démocratiques, le Parti du Travail Patriotique et Démocratique, des nasséristes, baasistes, trotskystes et des petites groupuscules d’inspiration marxiste. Il a été impossible d’y intégrer le Congrès de la République, de Moncef Marzouki, qui serait en train de négocier de son côté une sorte d’alliance avec Ennahada, la parti islamiste de Rachid Ghanouchi, encore en exil. La force décisive, en tous les cas, sera l’UGTT, le syndicat tunisien, auquel Jilani appartient, qui compte 500.000 membres et dont la base militante a été mobilisée depuis le début.
– Il y a toujours eu deux « vitesses » au sein de l’UGTT – dit Jilani. La direction n’a pas seulement collaboré avec le régime mais elle s’est en outre montré passive, pour ne pas dire complice, devant l’arrestation de nombreux de ses affiliés plus à gauche. Mais aujourd’hui la pression populaire l’a obligée à suivre les directives de la base. L’UGTT n’a pas appelé à la manifestation du 14 janvier ; le jour avant elle avait accouru à l’appel du palais et le jour suivant accepté de faire partie d’un gouvernement de coalition. C’est la pression de la base qui l’a fait corriger le tir.
Le programme du Front du 14 Janvier comprend, comme mesures immédiates, la constitution d’un gouvernement provisoire duquel serait exclu le RCD et la convocation d’élections pour une Assemblée constituante chargée de rédiger une nouvelle Constitution. Ce gouvernement se maintiendrait pendant un an. Pour atteindre ce but, ajoute-t-il, il faut maintenir la pression populaire.
– La pression implique deux éléments simultanés : les manifestations dans la rue et l’organisation de la vie quotidienne. On a formé ce qu’on appelle des « commissions populaires » ou « Conseils de Défense de la Révolution » dans toute la Tunisie. Leur mission initiale, celle de protéger les quartiers des milices de Ben Ali, doit s’étendre à la gestion des services municipaux afin de construire un nouveau modèle de gestion démocratique et populaire. C’est également le cas dans les entreprises, sur les lieux de travail. Beaucoup de dirigeants d’entreprises, tant publiques que privés, ont été expulsés ces derniers jours par les travailleurs.
Sur la menace des milices, Jilani pense que le danger n’est pas encore totalement écarté et qu’il provient surtout de la Garde présidentielle, un corps entièrement opaque créé par Ben Ali, très bien armé et composé d’un effectif inconnu. Pendant la nuit, ils ont à nouveau ouvert le feu à Al-Mourouj, toujours dans l’intention d’empêcher le ravitaillement de la ville. De plus, on ne connaît toujours pas le nombre exact de prisonniers politiques, certains sont dans des prisons secrètes, et il n’est pas certains qu’on a libéré tous ceux qui ont été arrêté la nuit du 14 janvier et enfermés au Ministère de l’Intérieur.
– La majeure partie des prisonniers politiques sous le régime de Ben Ali appartenaient à notre parti, le PCOT, ou aux islamistes d’Ennahada, les seules forces de l’opposition réelle à la dictature à l’intérieur du pays, et celles qui ont le plus souffert et fait de sacrifices. En dépit de nos différences irréconcialiables, il faut reconnaître le prix élevé payé par les partisans d’Ennahada pendant ces deux décennies. De plus, depuis 1987, leur discours s’est énormément modéré ; ils acceptent la séparation entre l’Etat et la religion ainsi que le code de la famille de Bourguiba. Le font-ils par pragmatisme, conscients de leur faiblesse, ou le font-ils par conviction ? C’est la question à laquelle nous n’avons pas de réponse.
La perspicacité de Jilani dans son analyse de la situation révolutionnaire en vigueur contraste avec l’ingénuité à l’heure de juger le rôle joué par les Etats-Unis et l’UE dans tout le processus.
– Les événéments les ont pris par surprise et c’est pour cela qu’ils ne sont pas intervenus directement. Maintenant ils n’ont pas d’autre choix que d’être à la remorque des événements.
Nous lui demandons enfin quelles sont les raisons qui expliquent, selon lui, la puissance de cette révolution populaire que personne n’attendait.
– Au contraire de ce qui se dit, le mouvement n’a pas été aussi spontanné, ou du moins pas autant qu’on le croit. Les premières manifestations à Sidi Bouzid, après l’immomation de Mohamed Bouazizi, démontraient déjà une forte charge politique avec des slogans tels que « Le travail est un droit » ou « Travail, liberté, dignité nationale ». Derrière cela, il y a tout un travail syndical, déjà mis à l’épreuve surtout pendant les révoltes populaires du bassin minier de Gafsa entre janvier et août 2008. On exagère aussi le rôle joué par internet. En l’absence de liberté d’expression, Facebook et le téléphone mobile ont joué un rôle essentiel, mais ce n’est pas eux qui ont fait tomber le gouvernement.
Avant de nous submerger à nouveau dans la « Zaurathérapie », nous parlons également avec Fabio Marchelli, avocat italien lié à l’organisation des Juristes Démocrates et qui fait partie de la Délégation euro-méditéranéenne des droits de l’Homme chargée d’informer l’UE sur les violations commises par le régime de Ben Ali.
– Il faut créer une commission d’enquête – dit-il – qui s’occupe de toutes les violations des droits humains commises depuis 1957, sur base du modèle suivi dans certains pays latino-américains.
Il s’est réuni ces derniers jours avec des organisations des droits de l’Homme, avec le comité de soutien à Gafsa et avec des associations de femmes. Egalement avec les représentants des avocats, très combatifs cette dernière période (et qui ont expulsé hier du Palais de Justice un juge particulièrement corrompu). Sa délégation a également été reçue par le ministre de l’Intérieur, Ahmed Friaa, l’une des cibles de la haine populaire.
– Le Ministre – dit Marchelli – a fait référence aux protestations populaires comme une « révolution » et a reconnu que son poste est provisoire.
Par rapport à la position de l’UE pendant la crise, il pense que son image a été clairement mise à mal par le soutien accordé à Ben Ali par les gouvernements français, espagnol et italien, et que les institutions européennes devraient soutenir aujourd’hui tous les changements en faveur d’un mouvement démocratique fort et organisé, avec des objectifs clairs pour l’avenir immédiat.
Elle devrait oui, mais elle devrait alors surtout – dis-je – retirer son soutien à Israël, aux régimes d’Algérie, d’Egypte, de Jordanie et d’Arabie Saoudite et un long « etcétéra » de criminels et de satrapes. Mais il semble plus probable qu’elle continuera à être plus incohérente avec ses discours qu’avec ses intérêts économiques...
Le centre ville est toujours en révolution. Tous les jours les protestations se renouvellent et tous les jours se produisent des petits changements. Aujourd’hui, les concentrations commencent à nouveau Avenue Bourguiba, où à 10 heures du matin, face au Ministère de l’Intérieur, il y a autour de 2.000 personnes. Le gouvernement, entre autres mesures prises sous forme de placébo, a décrété trois jours de deuil pour les « martyrs » qu’il a lui même tué et les drapeaux sont mis en berne. Une pancarte dressée par les manifestants dit : « Aucun deuil avant que le gouvernement ne tombe ». On crie, on chante, on exige la dissolution du cabinet ministériel. La police arrive depuis la Place du 7 novembre et établit un épais cordon de boucliers et de casques pour couper la chaussée en direction de l’Avenue Mohamed V. Un groupe de manifestants qui surgit avec des cris et des chants depuis le côté opposé va droit dessus et, pendant un moment, le choc paraît inévitable. Mais la discipline, des deux côtés, est très grande et, après un face à face avec le mur des uniformes noirs, la multitude reprend sa route et commence à avancer vers la Médina, sans cesser de crier et de chanter l’hymne national.
Sur le boulevard reste, comme hier, des petits groupes réunis en assemblées de discussion, ainsi que de nombreux signes de changement. Les slogans peints sur les murs par exemple, en arabe et en français, invoquent la liberté d’expression ou dénoncent les crimes du régime. Des gens s’agglutinent sur la devanture de la librairie El-Kitab, qui a mis en vente « La Régente de Carthage », le livre interdit sur la femme de Ben Ali et sa famille, ainsi que les œuvres de l’écrivain oppositionnel Ben Brik. On peut aussi citer l’incroyable consommation de journaux, dans un pays qui méprisait la presse. Ou cette occupation des cafés de l’avenue par des journalistes, des intellectuels, des artistes, qui prennent un café, échangent les informations, parlent sans arrêt, avant de se plonger à nouveau dans les mobilisations. Ou encore cette dame de 60 ans, avec son aspect de matrone de quartier, qui m’approche avec naturel et me demande où sont les manifestations comme si elle me demandait où se trouve l’arrêt d’autobus. Face à la cathédrale, la statue du grand historien tunisien Ibn Khaldun partage tendrement l’espace avec un tank en fleurs. L’avenue Bourguiba, qui a toujours eu un air sombre – un air retenu – a aujourd’hui la légéreté ensoleillée d’une journée à la campagne. C’est l’atmosphère de ces rêves freudiens où l’on se penche pour ramasser une pièce d’or pour s’apercevoir qu’une autre se trouve à côté, et une autre encore, et subitement tout le sol est rempli de monnaies brillantes qui ne peuvent toutes tenir dans nos mains.
C’est la même chose avec cette étrange dynamique des manifestations volatiles. Tout d’un coup, on entend à nouveau des cris ; ce sont des médecins qui manifestent, avec leurs blouses blanches, qui hurlent « Le dictateur en Arabie Saoudite, et le même gouvernement qui reste ici ». Et puis s’en vont. Ensuite on entend des bruits de pas de course et ce sont les travailleurs du transport qui passent, au rythme quasi militaire. Ils ont laissé leurs véhicules et se dirigent à pied, en hurlant des slogans jusqu’à la Porte de France, puis disparaissent.
La manifestation principale s’est déplacée à la Quasba, la place qui se situe devant le siège du Premier ministre, et nous nous y rendons en traversant La Médina, étrangement calme sans la présence des touristes. Il est logique d’aller à la Quasba, c’est là qu’il faut faire pression maintenant. Dans cette grande boîte formée par le Ministère des Finances, la Mairie, le Palais de justice et le siège du Premier ministre, plusieurs milliers de personnes agitent leurs pancartes et des drapeaux. Il est déjà 14 heures et la multitude insiste, résiste, ne se lasse pas : « Nous continuerons à lutter jusqu’à la chute du gouvernement ». Quand les cris ou les groupes semblent faiblir, un nouveau groupe apparaît depuis l’arrière de l’hôpital, avec de nouveaux slogans et de nouveaux renforts ; et ensuite un autre depuis le cœur de La Médina. Des grappes de jeunes sont accrochés aux fenêtres du Premier ministre.
Vers 14h30, il se passe quelque chose d’incroyable. Une femme de quarante ans s’approche de moi très excitée, me tire par la manche avec obstination et me demande de la suivre. Elle rit, elle n’arrête pas de rire. Au début je ne comprend rien et ce que j’entend me semble un délire absurde : « Un ministre sans voiture ! Un ministre à pied ! ». Et elle ne peut s’arrêter de rire, elle pleure littéralement de rire tandis qu’elle interpelle tout le moinde en montrant une direction avec la main. Et le voici : c’est un homme légèrement obèse, chauve, habillé avec une veste grise. C’est Ahmed Brahim, le ministre de l’Education supérieure, leader d’un des partis de l’opposition (Ettajdid, la Rénovation, ancien Parti Communiste) qui a accepté une charge dans le gouvernement et n’a pas démissionné. Il attend une voiture et tente de passer incognito. Le femme en tombe des nues, elle ne peut le croire et elle rit comme un enfant : « A pied, dans la rue ! Un ministre et il n’a pas de voiture ! ». Mais ceux qui le reconnaissent enfin autour de nous ne trouvent pas cela drôle. Vingt ou trente personnes lui tombent dessus : ils forment un cercle autour de lui qui l’entoure de manière menaçante. Les poings se dressent, on l’interpelle : « collabo’ ! », « traître », « démissionne si tu ne veux pas être complice », « tu vends nos martyrs ». Pendant un instant, je crains le pire. Dans une telle situation, dans n’importe quel autre lieu, un lynchage aurait été atrocement normal ou, du moins, une agression vengeresse. Mais pas à Tunis depuis la révolution. Le ministre tente de donner des explications, puis fait mine de s’ouvrir une voie de sortie. Certains le poussent, d’autres, plus nombreux, demandent le calme. Après quelques bousculades et insultes, le ministre parvient à s’extraire, s’engouffre dans une voiture et s’en va, indemne.
Mais le plus incroyable se passe vers 15h. Tout à coup, depuis la rue Bab Bnat, où se trouvent les tribunaux, monte un groupe fourni de manifestants hurlants. Ils sont habillés de noir et exhibent un carnet à la main. Oui, ce sont des policiers qui viennent se réunir aux protestations. Lorsqu’ils arrivent aux abords de la place, où ils se retrouvent face à face aux camions militaires et aux fourgons policier, les nouveaux venus se mêlent aux citoyens, serrent les mains, embrassent. Certains grimpent sur le toit d’une camionette de police et crient « Vive le peuple, nous aussi nous sommes ses enfants ! ». Les spectacteurs applaudissent et sifflent à tout rompre. Tous ensemble chantent une fois de plus l’hymne nationale « Namutu namutu wa yahi el-watan ».
A mes côtés, Amira se met à pleurer. Oui, on dirait vraiment la fin. Le régime se décompose. Il ne reste plus personne pour défendre le gouvernement.
Mais non. Lorsque j’arrive à la maison, je commence à croire que j’ai rêvé. Je cherche dans les journaux et il n’y a rien ; rien dans la presse espagnole, et rien non plus dans « Libération » ou « Le Monde », qui, ces derniers jours, ont actualisé l’information minute par minute. Ils l’ont sans doute ignoré par peur ou par un calcul subtil, mais, n’est-ce pas important qu’une partie de la police s’unit aux manifestants, en rupture avec le régime ? Et je me rend compte que, tout comme une partie de la petite-bourgeoisie tunisienne, fatiguée de tant de fatigues, les médias occidentaux se donnent pour satisfaits des changements déjà produits et cherchent à freiner toute évolution ultérieure de la situation. Ils parlent des mesures prises par Ghannouchi en faveur de la liberté, mais rien, ou très peu, sur les manifestations contre lui.
Hammami Jilani se trompe-t-il ? Y aura-t-il rupture ou pas ? Le gouvernement tombera-t-il ?
Comme tout est toujours surprenant, il ne faut pas hâter les conclusions. La grippe existe, c’est vrai, mais le peuple tunisien est seulement un bébé qui a à peine huit jours.
Neuvième jour du peuple tunisien : Il s’étire, il s’étire, mais ne tombe pas
Tunis, le 22 janvier 2011
Dans un certain sens, je me sens ces derniers jours très tunisienne, parce que comme le reste des Tunisiens, je me rend compte que je n’avais rien compris jusqu’à présent de la Tunisie. Et parce que ce qui me paraît clair aujourd’hui, comme au reste des Tunisiens, c’est surtout une grande confusion. La situation, huit jours après la chute du tyran, s’étire, s’étire mais sans parvenir à se rompre. Comme dans toutes les révolutions, les premières semaines sont décisives et on a une impression un peu gênante – comme d’une liberté vaporeuse, douloureuse, informe – d’une grande indéfinition.
Il y a des morceaux éparpillés de tous côtés qui ne parviennent pas à se joindre. Ces petits morceaux donnent un air festif à une ville qui jusqu’à peu somnolait sous une sale cloche vitrée. Mais l’impression domine également que tout, vraiment tout, peut arriver, et pas seulement des bonnes choses. La décomposition rapide du régime, qui a entraîné aujourd’hui la police, revendicative et patriotique, mélangée dans l’Avenue Bourguiba avec le reste des manifestants, provoque une joie furieuse, une émotion contagieuse, mais elle rend également les forces populaires vulnérables. Nous devons nous rappeler en ce moment, alors que la vie si longtemps réprimée explose par toutes les coutures, qu’il y a de nombreux secteurs organisés qui font des calculs dans l’ombre : de Khadafi aux Etats-Unis, des milices noires aux dirigeants du RCD, de l’Union européenne aux islamistes. Que fait la gauche ?
Submergé dans le tourbillon, on peut à peine faire autre chose que d’imaginer. Et moi j’imagine les choses ainsi : le gouvernement tente de gagner du temps ; l’UGTT en perd en discussions sans issue ; la petite-bourgeoisie commence à souhaiter un peu plus d’ordre et de stabilité ; les artistes et les intellectuels composent des odes aux martyrs et fêtent la liberté d’expression dans les théâtres et les centres culturels libérés ; les islamistes, minorité affaiblie, commencent à apparaître timidement dans la rue ; et l’armée, que certains considèrent aux ordres des Etats-Unis, se laisse chérir par le peuple et reste dans l’expectative. Il reste à savoir ce qui se passe dans tout le pays, surtout dans le centre-ouest, où a commencé à la protestation et où probablement les choses se décident indépendamment de la capitale.
A midi, l’Avenue Bourguiba est toujours remplie de monde. Cette fois-ci, à côté des tanks qui gardent le ministère de l’intérieur, ce sont les policiers qui manifestent, prolongeant leur virage surprenant d’hier. On les reconnaît immédiatement, même si la majorité d’entre eux sont habillés en civils, et ils imposent un certain respect : maintenant, ce sont les bons, disent-ils, mais il y a sur leurs visages une sorte d’effronterie opaque qui invite peu à la confraternisation. Mais si on regarde les immeubles contigus au ministère, on ne peut qu’être ému : « Le peuple a libéré la police » ; « La police avec la révolution » ; « Nous sommes innocents de la mort des martyrs » et sur un panneau publicitaire ; « La police crache sur Ben Ali ». Mais si l’on tourne le regard vers le groupe compact habillé en cuirs noirs – couleur visuellement dominante – on ne peut ne peut s’empêcher de se souvenir de cette très proche nuit du 14 janvier dans laquelle des amis et des connaissances furent implacablement persécutés et pourchassés autour de ces bâtiments et dont certains ont été conduits dans les caves sinistres du Ministère de l’Intérieur, torturés et libérés seulement trois jours plus tard.
Je m’approche de quelques policiers, ou plutôt c’est eux qui me cherchent pour me transmettre leur message. Il est clair qu’il ne veulent pas se retrouver empêtrés dans la débâcle ni transformés en boucs émissaires de la révolution. La manœuvre défensive est évidente. Ils veulent se faire entendre et cette même nécessité de se justifier trahit une nervosité peu tranquilisatrice. L’un d’entre eux me raconte qu’il était officier de police jusqu’en 1998, date à laquelle il a démissionné tout en restant lié au Ministère de l’Intérieur comme simple fonctionnaire. Il assure avoir maintenu des liens avec des associations des droits humains et avoir tenté de dénoncer à plusieurs reprises les abus et les violations commises.
-Nous n’avons ni réprimé ni torturé !
– Mais alors, qui l’a fait ?
– C’est la Garde présidentielle et les milices du dictateur.
Un collègue, à ses côtés, intervient très excité et hausse la voix, se défendant presque avec agressivité :
– Nous sommes nombreux, très nombreux, à avoir refusé d’accomplir les ordres, de torturer les détenus.
Tous deux insistent sur un slogan qui se répète sans cesse entre les stophes de l’hymne national : « Nous sommes au service du peuple et pas de la mafia ». Ils sont, disent-ils, des prolétaires, beaucoup ne gagnent que 300 dinars par mois (150 euros), et ils sont là aussi pour revendiquer de meilleurs salaires. Comme pour confirmer ces dires, dans la tribune improvisée sur l’un des fourgons, un des orateurs exhibe une orange et un sandwich, symboles de la pauvreté de sa vie matérielle. Il crie en levant les bras ; « Nous voulons la patrie, la démocratie et la dignité » et des centaines de voix lui répondent avec la même consigne.
Mais un autre policier, entretemps, me prend à part et me dit qu’ils sont là aussi – et qu’on le fasse savoir au monde – pour revendiquer le droit de leurs femmes à porter le voile, interdit par la dictature laïque de Ben Ali. « Nous avons le droits de nous habiller comme nous voulons » me dit-il.
Dans le communiqué qu’ils distribuent sur le boulevard, on a inclu cette demande. Ils parlent de leur condition de fils du peuple, accusent le RCD des crimes commis et réclament la séparation entre l’Etat et les partis politiques, tout comme leur droit de former un syndicat policier. Le communiqué se termine par un « Vive la Tunisie libre et indépendante ! ».
Pendant ce temps, de l’autre côté de La Médina, sur la Quasba, la pression se maintient devant le siège du Premier ministre, maintenant protégé par l’armée. Quelques 1.500 personnes se sont à nouveau rassemblées pour exiger en criant la dissolution du gouvernement. Mais quelque chose me frappe. Le profil social des manifestants a changé. Ce sont plutôt aujourd’hui des familles entières, des mères et des filles portant le voile, des pères avec barbe. Il est claire que ce sont des islamistes, très minoritaires et ces derniers jours quasi complètement absents (leur propre leader Rachid Ghanouchi, du parti Ennahada, a lui-même admi leur rôle quasi nul dans la révolution). Aujourd’hui, ils remplacent en partie les étudiants, les intellectuels, les professeurs qui étaient là hier et qui fêtent aujourd’hui la liberté nouvelle sur l’Avenue Bourguiba, à 200 mètres des policiers rebelles, entre le Théâtre municipal et le Café Univers.
Arrivée là-bas, j’exprime à nouveau ma préoccupation à Inés et Mohamed :
– Vous êtes ici en train de jouer la guitare pendant que les islamistes eux font pression sur le gouvernement. C’est au cours de ces jours ci que tout se décide, mais aussi que tout peut être perdu.
Sabi, un homme âgé, d’aspect très intelligent, journaliste tunisien à la retraire qui vient de revenir d’exil en France pour participer au mouvement de transformation, me dit qu’il faut se donner du temps, que cela fait seulement huit jours qu’on a expulsé le dictateur et il cite la Révolution des Oeillets au Portugal.
– Mais justement, cette révolution a été perdue
Mais il dit, en tous les cas, quelque chose d’important. On ne peut pas mesurer la consistance ou la direction du processus à partir de la capitale. L’une des caractéristiques singulières de la révolution tunisienne est qu’elle ne s’est pas imposée à partir de la capitale à l’ensemble du pays, mais au contraire, qu’elle a commencé en dehors de la ville, dans le centre-ouest, dans les zones les plus reculées et abandonnées, pour atteindre seulement à la fin le noyau économique et administratif de la capitale. C’est là, à Sidi Bouzid, à Thala, à Menzel Bouzaine, à Regueb, à Kasserine, où les gens s’organisent, soutenus par le syndicat, mais à partir d’une impulsion propre. Un communiqué signé du 20 janvier à Kasserine par le Conseil local de Défense et de Développement de la Révolution semble le démontrer. Dans ce communiqué, après l’exigeance de la dissolution du gouvernement, le jugement des oppresseurs et des assassins et l’élection d’une Assemblée constituante, on évoque les ennemis internes et externes qui veulent invalider le sacrifice des martyrs en faveur de « l’impérialisme, du sionisme et des régimes arabes réactionnaires ». On y réclame « la justice sociale » et le « partage équitable des richesses » au bénéfice des secteurs les plus défavorisés.
Presqu’au même moment, Inés me donne un autre communiqué. On a enfin constitué le Front du 14 janvier, annoncé hier. Il est formé par le Courant Baassiste, la Ligue de la Gauche Travailliste, les Patriotes Démocratiques, le Mouvement des Patriotes Démocrates, le Parti Communiste des Travailleurs de Tunisie, le Mouvement Nassériste, le Parti du Travail Patriotique et Démocratique, et la Gauche Indépendante. Son programme, qui coïncide dans l’essentiel avec les revendications majoritaires, inclu quelques points concernant la politique sociale et internationale ; « La contruction d’une économie nationale au service du peuple qui mette les secteurs vitaux et stratégiques sous le contrôle de l’Etat, avec la nationalisation de toutes les entreprises et institutions privatisées ». Ainsi que « le rejet de toute relations normales avec l’entité sioniste et le soutien à tous les mouvements de libération nationale du monde arabe ».
A la tombée du soir, la multitude s’est rassemblée devant le Théâtre pour rendre hommage aux martyrs. On allume des bougies sur le sol du boulevard tandis que l’on chante des vieilles chansons du mouvement étudiant des années 1980 et on entonne à nouveau l’hymne national. Tout d’un coup je me rend compte que nous n’avions pas fait attention au fait que l’image de Ben Ali avait complètement disparue de tous les édifices, de tous les magasins, de tous les cafés. Je me rappelle une superbe blague visuelle publiée sur Facebook ; on y voyait la silhouette du dictateur avec le corps en blanc et dessus le message « Error 404 Not found » (l’indicatif des pages censurées sur internet). Un jeune, à mes côtés, rit à pleines dents, d’un bonheur enfantin, secouant la tête avec incrédulité : « Et ils disaient que nous, les Tunisiens, nous étions comme des bêtes ». Tout est encore à décider, mais cette blague qui circule ces derniers jours donne une bonne mesure de ce qui a changé chez les gens ; « Ben Ali a créé les fonds de solidarité. Il est parti avec les fonds, mais il a laissé la solidarité ».
Le syndicat UGTT doit décider demain, ou après demain, de l’appel ou non à une grève générale qui puisse mettre fin à la situation indéfinie actuelle, pour rompre enfin avec le passé.
Et avant de me coucher me parvient la nouvelle d’une caravane qui a quitté Menzel Bouziane, à 280 kilomètres de la ville, et à laquelle se sont ajouté en chemin des gens d’autres régions. On parle de 4.000 personnes, dont le but est de venir dans la capitale pour réclamer la dissolution du gouvernement. Le froid infernal qui s’est enfin abattu sur le pays se réchauffera certainement avec leur arrivée.
Dixième jour du peuple tunisien : Les gens de l’intérieur du pays prennent la ville
Tunis, le 23 janvier 2011
Une révolution peut-elle devenir, tout simplement, une habitude ? Es-ce que cette habitude est compatible avec les tâches normales de gouvernement, de reproduction de la vie quotidienne, d’affaiblissement naturelle des forces ? Le gouvernement espère ce que les manifestants craignent : la fatigue. Mais en ce dimanche de transition vers « le premier jour de normalité », où se mettra à l’épreuve la capacité du peuple pour ébranler à nouveau cette « normalité », l’Avenue Bourguiba est toujours en effervescence sous une lumière tellement pure, tellement radicale, que les immeubles et les arbres semblent nus et presque sans peau. Ce qui est surprenant à Tunis ces derniers jours, c’est que les choses se répètent ; l’habitute de continuer à se mobiliser, à crier, à parcourir les rues avec des slogans, à protester. Voici à nouveaux les assemblées libres en pleine rue, les cafés transformés en commissions parlementaires, les groupes de manifestants qui, comme dans un carillon, tournent sans cesse sur le boulevard. Voici encore les policiers, accompagnés par leurs femmes, brandissant leurs pancartes et proclamant à voix haute leur innocence pour les crimes de Ben Ali ; et revoici les familles qui, au lieu d’aller à Al Lac ou au Belvédère, vont avec leurs enfants se faire photographier devant les tanks. « Manifester est devenu un loisir », dit l’un des nouveaux-vieux journaux de Tunis. A défaut de touristes, les Tunisiens font eux-mêmes du tourisme dans les lieux symboliques de leur révolution encore incertaine.
Mais, dans un certain sens, la réalité a atteint la capitale. Les milliers de travailleurs, chômeurs et paysans venus de l’intérieur du pays, des villes et des villages du centre-ouest (El Kef, Jendouba, Sidi Bouzid, Regueb, Siliana) sont arrivés devant le siège du Premier ministre. Aujourd’hui, encore une fois, tout à changé là bas. La multitude est un kaléïdoscope dont la composition sociale se modifie d’heure en heure, de jour en jour. C’est maintenant les visages brûlés par le soleil qui dominent, les femmes fortes, les larges burnous de laine rude. Quelques jeunes vaincus par la fatigue de la nuit dorment peletonnés contre le mur du Ministère des Finances, cherchent le soleil dominical, avec des baguettes de pain et des bouteilles d’eau entre les jambes. Les consignes sont les mêmes, tout comme les cris, les chants et les drapeaux : « I´tizam i’tizam, hata iusqut el-nitham ! » (« Mobilisation, mobilisation jusqu’à faire tomber le gouvernement ! »). Et les discours sont tellement variés qu’il est difficile de trouver un dénominateur commun, en dehors de cette forte impulsion démocratique et radicale.
Un jeune escalade un lampadaire et déploie le visage de Che Guevara sur un drapeau rouge. Un paysan moustachu crie « Vive l’armée ! » au passage de deux soldats.
Mahmud Behlali a 50 ans et vient de Sidi Bourouis, dans la Siliana, ensemble avec 300 autres compagnons. Sa carte d’identité, qu’il me montre, dit qu’il est « amel yaumi », c’est à dire journalier. Il travaille dans la construction, et quand il y a du travail, il gagne 12 dinars par jour (6 euros). Il a trois enfants et après avoir payé le loyer, l’eau et l’électricité, me dit-il, il ne lui reste plus rien. « Le gouvernement est composé par une poignée de canailles », insiste-t-il de manière répétée tandis qu’il lit à voix haute, afin d’être sûr que je comprenne, la consigne écrite en arabe qu’il affiche sur un carton : « Abattons le gouvernement qui veut avorter notre révolution ». Je lui demande s’il appartient à un parti ou à un syndicat et il répond qu’il n’a confiance que dans l’armée. Il me demande le carnet où j’ai écrit son nom pour signer, avec le double orgueil de celui qui sait écrire et qui est disposé à engager sa parole.
Shidli Adaili, 45 ans, père de 5 enfants, est venu de Jendouba et a fait une partie du voyage (70 kilomètres) à pied. Il est au chômage, tout comme le fils de 25 ans qui l’accompagne. Deux cent autres sont venus avec lui et exigent la dissolution immédiate d’un gouvernement qui les a privé de leurs ressources et qui a tiré sur leurs frères. Il n’appartient pas non plus à un parti, mais il raconte que les syndicalistes les ont soutenus depuis le début.
Il y a aussi Mehdi, représentant typique de la petite bourgeoisie radicale de la capitale. Maigre et sévère, dans un manteau noir, sa voix ne peut cacher un certain ressentiment. Il a fait deux types d’études et un doctorat, parle quatre langues et ne survit que grâce au petit salaire de sa femmes, également diplômée et maîtresse d’école.
– Ne te trompes pas, me dit-il en montrant l’image du Che. J’étais de gauche mais je ne le suis plus. Ceci est une révolution musulmane et non communiste. Ce dont nous avons besoin c’est d’un Che Guevara musulman.
Il y a Firas, un jeune étudiant en première année d’études commerciales, plus accomodant, usager de Facebook, que nous devons gronder afin qu’il cesse de parler anglais et revienne à l’arabe ou au français. Il est scandalisé par la position de l’UE et par la corruption du régime de Ben Ali.
– Tu sais pourquoi il n’y pas de McDonald’s ni de Starbuck’s à Tunis ? Parce que la famille Trabelsi voulait la moitié des bénéfices !
Il y a également Saddam, beau comme un grand ange de quartier, souriant, heureux, dents et yeux rutilants, enveloppé dans un drapeau à l’éfigie de Che Guevara. C’est le deuxième que nous voyons aujourd’hui. Saddam a 26 ans et est, comme presque tous les autres, au chômage. Il est venu de Regueb et quand on lui demande comment la vie quotidienne est gérée dans sa ville, il nous répond que tous les jours il y a une concentration et qu’on a formé un Conseil de Défense de la Révolution en collaboration avec les syndicats et d’autres forces politiques, jusqu’à présents interdites et réprimées.
Il lève le nez et ouvre sous lui ses deux doigts fermés : « Nous respirons la liberté ! ». Un de ses compagnons intervient tout excité pour dire que les Conseils comme celui de Regueb sont en train de se crééer dans tous les villages et villes d’alentour.
Et il y a Sameh, une femme robuste et simple, d’aspect intelligent. Elle intervient vivement dans toutes les conversations, citant sans cesse le prix de l’avion personnel de Ben Ali : « Quarante millions de dinars ! ». Elle travaillait comme secrétaire dans une entreprise d’El Lac, mais comme ses patrons ne la considèrent ni moderne ni élégante, elle a été licenciée il y a six mois. Depuis lors, elle fait des petits boulots informatiques à la maison. Avec son mari, patron d’une imprimerie, ils gagnent 900 dinars par mois (450 euros), dont la moitié part dans le loyer. Elle supporte pas l’idée que les changements soient seulement formels ou qu’ils ne bénéficient à nouveau qu’à quelques uns.
Un petit homme à l’aspect triste s’approche ensuite de moi. Il porte un enfant sur les épaules et deux autres par la main. Son abattement contraste avec la joie de ses enfants, qui ont 5 ans, qui crient des slogans contre le gouvernement et dansent au rythme des voix. L’homme s’appelle Atf et me demande que je raconte son histoire ; le 14 janvier, date de la fuite de Ben Ali, lui et 23 autres personnes ont été arrêtées, conduites au commissariat de la Quasba et fichés pour appartenance à un parti illégal (ce qu’il nie fermement) avant d’êtres enfermé dans les caves, où pendant cinq heures ils ont été battus (avec des pierres, dit-il) et privé d’eau et de nourriture. Selon son témoignage, ils ont été finalement libérés grâce à l’intervention de l’armée, auprès de laquelle ils ont déposé une plainte. Que pense-il alors des manifestations des policiers ? Les crois-t-il sincères ? Avec peur et rage mêlée, il ne le crois absolument pas, ajoutant qu’il ne fait confiance qu’à l’armée.
Ensuite s’approche Azzedin Fatnazi, père de trois enfants, sans travail depuis huit ans. C’est un homme maigre et aussi mélancolique qui tient un petit papier dans la main. Je ne comprend pas tout de suite de quoi il s’agit. Puis, lorsqu’il raconte avec chaleur son histoire, je me rend compte qu’il s’agit d’une demande de « subside social » signée en 2003. On ne la lui a jamais accordée parce qu’il avait refusé de payer un pot-de-vin au fonctionnaire. Il insiste pour que je raconte qu’en Tunisie, sous le régime que Ghannouchi veut maquiller et maintenir, personne ne trouve du travail s’il ne donne pas de l’argent. « Il est interdit d’être honnête » proclame-t-il.
Telle est la Tunisie réelle, étouffée, occultée sous le théâtre de fleurs du tourisme et l’avalanche de marchandises de Carrefour ou de Géant. Une révolution de Jasmins ? Rien de plus banal et de romantique dans ce cliché forgé par les médias occidentaux – et l’ambassade des Etats-Unis – pour rabotter les aspérités d’une révolte des humiliés et des offensés qui ont survécu, se sont organisés, ont pris forme à l’ombre et dans le dos des trois quartiers centraux de la capitale que les étrangers et les riches appellaient Tunis. C’est la révolution du 14 janvier. La révolution d’un peuple qu’on avait brisé. La révolution d’un pays complètement inconnu.
On a parfaitement l’impression qu’il sera très difficile de la contenir et très difficile de la diriger, tellement elle est pacifique et irrégulière. Elle est née dans les vastes banlieues sans avenir et s’est transmise de quartier en quartier, de ville en ville, jusqu’à atteindre la capitale. Mais maintenant elle veut également la prendre, la capitale. Tandis que j’écris ces lignes, de nouveaux manifestants arrivent à la Quasba depuis Kasserine, et des centaines de personnes, alimentées et habillées par la solidarité des voisins, des syndicats, de leurs familles, se préparent à violer le couvre-feu et à passer la nuit devant la porte du Premier ministre. Tunis n’existe plus ; c’est Tunis qui commence.
Demain les écoles doivent recommencer leurs activités, mais demain commence également une grève illimitée appellée par le syndicat de l’enseignement. Le gouvernement pourra-t-il supporter encore longtemps cette habitude obstinée de lutter ?
Onzième jour du peuple tunisien : Pour la dignité
Tunis, le 24 janvier 2011
Le pays inconnu, celui qui a fait la révolution, qui a sacrifié 120 vies dans les protestations, n’est pas dans l’Avenue Bourguiba, où les intellectuels fêtent une révolution qui les bénéficient et dont ils se retirent, mais bien dans la Quasba, en face du siège du Première ministre. Hier, des centaines de personnes ont dormi ici et maintenant, à midi, ils sont des milliers qui continuent crier « Nidal nidal hata iusqut el nitham », « Al yaum al-yaum tusqut el-hukuma » (« Lutter, lutter jusqu’à en finir avec le régime ! » ; « Aujourd’hui, aujourd’hui, nous ferons tomber le gouvernement ! »). Ils sont venus de toutes les régions du pays, certains ont marché pendant trois jours et beaucoup sont resté en chemin, sur les routes bloquées par la police. Ce sont des gens en chairs et en os, les pieds sur terre, érodés par le vent, colorés par le soleil. Ils luttent depuis plus d’un mois et ne cèdent pas, et rien n’indique qu’ils vont céder. Aujourd’hui, les choses s’éclaircissent. Ils sont francs, disciplinés, joyeux. Ce sont de purs barbares et ils sont ici pour empêcher que la capitale leur vole ou détourne leur révolution. Ils vont civiliser les civilisés ; ils vont raffiner les raffinés.
La Quasba est belle avec ses inscriptions en arabe sur ses murs blancs ; avec les draps et les coussins accumulés contre le mur, à côté de jeunes étendus qui se reposent de la fatigue, avec l’énorme pancarte qui déclare leur détermination à vaincre ou à mourir ; avec les drapeaux ondoyants ; avec les photos des martyrs nommés ministres de la nation ; avec ses mille et un mots d’ordres inscrits à l’encre rouge sur des papiers collés au mur ; avec les chorales de villageois dansant sans arrêt – avec leurs « kufiyas » noires et blanches sur la tête – pour exprimer avec leurs jambes et leurs bras leur douleur ; et avec toute cette excitation impérative des jeunes réduits au silence pendant des années et qui veulent raconter leur histoire, entrelacée aujourd’hui avec celle du pays. Une révolution est nécessaire pour s’approprier mentalement de noms jusqu’ici dépourvus de matière et électriser la géographie : ici se trouvent Regueb, Kasserine, Sidi Bouzid, Thala, Jendouba, Kef, Tozeur. « Nous sommes les révolutionnaires et nous n’avons pas encore terminé ». C’est à peine croyable de penser que ces hommes et ces femmes méprisés, avec un volcan de rage à l’intérieur, sont dans la rue depuis des jours et des jours dans un pays incontrôlé, avec une police désarmée, et ils n’ont causé aucun désordre, brûlé aucune voiture, lynché aucun oppresseur. « Où sont les terroristes ? » proclame un jeune de Regueb, « Nous travaillons et en même temps nous faisons la révolution ».
Il y a toujours quelque chose de naïf dans le mot « démocratie » quand c’est un bourgeois qui le prononce et qui ne se demande pas d’où vient sa richesse ni sur quelle misère s’appuie sa liberté. Mais il y a quelque chose d’énorme, de grandiose, de très sérieux, d’émouvant et qui fait frissoner quand ce mot est crié rageusement par des jeunes qui vivent au ras du sol. Il n’y a rien d’étrange à qu’ils soient pauvres et ne soient pas automatiquement communistes, ce qui est étrange c’est qu’ils soient pauvres et qu’ils ne demande ni un bon roi, ni l’intervention de Dieu. C’est cela que voudraient nos médias occidentaux et nos gouvernements colonisateurs ; c’est cela ce qu’espéraient les sociologues et les mysanthropes. Mais voici que ces barbares illuminés, dont certains n’ont même pas de papiers d’identité, se présentent dans la capitale, à pied ou dans des camionettes ouvertes, et exigent la « démocratie ». Dans un processus qui rappelle beaucoup les premières années de la Révolution bolivarienne au Venezuela, ils ont la bouche pleine de « formes » qui exigent un contenu, qui ne sont pas compatibles avec un quelconque mode de gestion néolibérale de l’économie, qui heurte frontalement l’hypocrisie de nos institutions européennes : démocratie, constitution, gouvernement du peuple, dignité.
Dignité, dignité, dignité (karama, karama, karama), cela revient à dire travail, hôpital, culture, pouvoir de décision, parole publique, respect de ses propres créations. Ils n’ont pas risqué leurs vies pour que les nantis de la capitale aient libre accès à Youtube ou puissent faire de l’art d’avant-garde. « Ne nous volez pas notre révolution » dit une inscription sur la Place Ibn Khaldun ; ils savent très bien que leur chance est à saisir. Ils ont tardé 23 ans – 54 – à se mobiliser et connaissent les risques d’accepter une trève avant d’atteindre leurs objectifs. « C’est comme faire du vélo », rappellait cet après midi Mohamed en citant Che Guevara : « Si tu arrêtes de pédaler, tu tombes »
Aujourd’hui je pourrais raconter l’histoire de Mohamed Ayouni, en grève de la faim depuis le 14 janvier ; ou celle de Imed, qui comme tant d’autres émigrés est revenu de France pour se joindre à la révolution ; ou de Aisar, sans emploi depuis 2005 par interdiction policière ; ou celle de Kamel, 18 ans et sans-papiers dans son propre pays ; ou celle de Riad, que le gouverneur de Gafsa a déclaré invalide pour l’empêcher d’obtenir un emploi ; ou celle de Hossni, dont le frère est mort, brûlé, dans la prison de Monastir. Mais non. Je vais me limiter à traduire quelques slogans écrits sur les petits papiers collés au mur, sous le Ministère des Finances ; à reproduire le discours de Sami, chômeur de 26 ans, leader naturel, d’intelligence prodigieuse.
Voici les slogans :
Nous sommes majeurs d’âge, nous pouvons choisir notre gouvernement
Les martyrs de Kasserine ont libéré Tunis
Peuple, liberté, dignité nationale
Merci Bouazizi, tu nous a rappellé que nous avions une dignité
La Révolution à commencé à Redeyev en 2008 (les révoltes du bassin minier)
Révolution de la dignité ; révolution des jeunes
Assemblée Constituante
Le dictateur est tombé mais la dictature est restée
Voici le discours de Sami :
« Nous faisons la révolution contre tous les symboles politiques du régime dictatorial. Ne nous dites pas, non, ne nous dites pas qu’il faut éviter un vide du pouvoir, que vous tentez de nous conduire peu à peu à la démocratie sans traumatismes ni violences. Je suis de Sidi Bouzid et dans tous les villages du département les gens sont tout le temps dans la rue, en manifestation permanente, et il n’y a eu aucun problème. Nous sommes venus de tous les coins de la Tunisie, par milliers, et il n’y avait aucun désordre. Les désordres, c’est la police qui les a provoqués. Nous sommes civilisés. Nous n’accepterons aucun compromis. C’est une question de légitimité et de confiance. Ghannouchi et les siens, y compris les membres des partis Ettajdid et le PDP, n’ont pas de légitimité pour nous gouverner. Nous n’avons pas confiance en eux.
Ceci est la révolution de l’honnêteté et de la dignité. C’est notre révolution. Nous voulons une démocratie réelle, non la fausse et hypocrite démocratie des européens qui veulent nous donner des leçons et soutiennent des dictateurs. Nous n’admettrons pas que quiconque tire à son propre profit notre révolution, ni qu’on la vole au profits d’autres. Es-ce qu’un parti nous représente ? Voilà justement le problème : nous qui avons fait la révolution à Sidi Bouzid nous ne sommes pas représentés dans le gouvernement. Nous sommes des hommes et des femmes mûrs, conscients, nous nous représentons nous mêmes.
Bien sûr, il faudra élaborer des projets avec un contenu social, mais ce que nous voulons tout de suite, afin de pouvoir précisément les élaborer et les appliquer, c’est un gouvernement d’union nationale, indépendant, souverain et une Assemblée constituante qui permette à toutes les voix de s’exprimer, d’élaborer les programmes, de discuter des solutions. Nous ne sommes pas comme les Occidentaux nous imaginent. Ne vous trompez pas, nous ne nous sommes pas soulevés à cause du chômage, nous nous sommes soulevés en défense de notre dignité. Nous sommes bien éduqués, mais nous sommes pauvres. Nous voulons une veritable démocratie. Et c’est justement cela que l’UE, les Etats-Unis et Israël veulent empêcher, non seulement en Tunisie, mais aussi dans tout le monde arabe, où les Ben Ali règnent encore. »
Douzième jour du peuple tunisien : La lutte des classes
Tunis, le 25 janvier 2011
Après une semaine d’unanimité festive et libertaire, une ligne de classe commence à diviser la société tunisienne. Il s’agit d’une division territoriale – qui commence à séparer l’Avenue Bourguiba de la Quasba – et c’est aussi une division cybernétique, dans laquelle les mêmes qui utilisaient Facebook pour attiser la révolution appellent aujourd’hui au calme, au rétablissement de l’ordre et à la mise au pas du prolétariat insurgé. On perçoit une contraction inquiétante. Hamida Ben Romdhane, directeur du journal « La Press » qui, le 13 janvier décrivait encore avec éloges les ultimes mesures de Ben Ali, publiait le 20 janvier en « Une » les bijoux confisqués à la famille Trabelsi et encensait le digne peuple tunisien pour sa révolution. Aujourd’hui, le 25 janvier, « La Press » recule à nouveau et dans divers articles condamne les grèves sectorielles organisées par l’UGTT et se demande si l’on n’est pas en train d’aller trop loin.
En même temps nous parviennent des nouvelles sur des attaques contre les locaux syndicaux à Gafsa, à Kef et à Mahdia. On reçoit sur nos téléphones mobiles des messages nous invitant à soutenir Mohamed Ghannouchi et à s’opposer aux protestations. Et une première manifestation pro-gouvernementale, avec des slogans anti-grèves et en faveur d’un processus mis sous tutelle, s’affronte vers 17 heures dans l’Avenue Bourguiba à un groupe qui réclame la dissolution du gouvernement provisoire. Le discours inespéré donné hier à la Quasba par le général Rachid Ammar, héros militaire qui a refusé les ordres du dictateur mais que l’on soupçonne d’être directement lié aux Etats-Unis, donne toute la mesure d’une involution rapide qui se reflète dans cet espace de liberté ouvert ou consentit par l’exécutif en fonction. On reparle à nouveau de censure, d’opacité, de contrôle discret sur les jeunes et les opposants.
Le conflit est déjà, de facto, un conflit de classes.
Un type visqueux, avec une petite moustache de « rcdétiste », commente sur l’Avenue Bourguiba le passage de la manifestation conservatrice :
– Seul ce gouvernement peut nous conduire à la démocratie. Il faut les laisser travailler et nous mettre nous aussi au travail. On empêche le développement du pays et cela ne peut conduire qu’à la catastrophe.
Il dit s’appeller Mohamed – Mohamed ! - et il est ingénieur, travaille pour une entreprise privée et emmène ses enfants à une école, également, privée, mais sans activités à cause de la grève des instituteurs.
Dans la Quasba, entretemps, Hayder Allagui, jeune chômeur de 22 ans qui a vu mourir trois de ses meilleurs amis à Kasserine sous les balles de francs-tireurs, se plaint avec une rage mal contenue ;
-Pourquoi les Tunisois (les habitants de la capitale) sont en train de prendre leur café et ne s’unissent pas à nous ?
– Ne dit pas cela – répond une femme d’âge moyen -. Ce n’est pas vrai. N’as-tu pas vu qu’ils se solidarisent et nous apportent à manger ?
– Mais ce sont seulement les femmes. Les hommes sont assis dans les cafés. Ils nous méprisent, ils nous ont toujours méprisés. Nous n’existons pas.
– Et pourtant Kasserine, Thala, Sidi Bouzid sont déjà des lieux mythiques, le berceau de la révolution, ajoutons-nous
– Nous avons du sacrifier des centaines des nôtres pour qu’ils sachent où se trouvent nos villes et ensuite ils nous oublient à nouveau.
J’insiste sur l’image que j’ai donné hier. Les milliers de personnes qui occupent depuis deux jours la Quasba sont les barbares d’Ibn Khaldoun. Islamistes d’Ennahada, syndicalistes de gauche, jeunes chômeurs sans affiliation politique, fils du peuple et des quartiers sans avenir, ils sont unis par une conscience de classe commune, par les liens de la « asabiya », la solidarité organique qui se reflète dans leur obstination joyeuse et fière et dans une discipline insolite. Ils sont unis parce qu’ils s’opposent à ceux qui veulent continuer à gouverner sans eux. En 72 heures, ils ont dressé un petit camp de réfugiés bien organisé. Les « jaimas » se multiplient sur la place. Un espace a été réservé pour la cuisine, où ils reçoivent des baguettes de pain, des cartons de lait, des plats recouverts de serviettes à carreau qui sont ensuite distribués. Devant la porte du Ministère des Finances, sur le sol couvert de coussins et de couvertures, une groupe de mères robustes prépare des sandwiches. Dans un autre « jaima », au bord de la place, un homme doté d’une heureuse caligraphie, écrit sur des feuilles de papier les slogans qui lui dictent ceux qui veulent laisser leur trace de liberté sur les murs. La Quasba est probablement le lieu le plus propre de Tunis, ou sans doute le seul véritablement propre : des équipes de jeunes balayent et ramassent les déchets dans des sacs en plastique. « Nous sommes libres et responsables », dit un graffiti sur un mur. Tous les jours de nouveaux graffiti apparaissent sur les façades des édifices. Il y en a un très beau qui dit en arabe : « Peuple, l’histoire prend seulement naissance sous tes pieds si tu continues à marcher ». Et un autre, qui n’était pas là hier, crie dans un espagnol sans erreur : « Hasta la victoria ». Sur la porte du Premier ministre, on a accroché une grande pancarte : « Ministère du Peuple ». Et ceux de Sidi Bouzid annoncent dans une autre : « On ne négocie pas avec le sang des martyrs ». Les gens de Tataouine, quant à eux, ont écrit sur un calicot : « Il n’y a pas d’autre sharia que le peuple ».
Quel gouvernement peut supporter d’avoir pendant des jours et des jours deux ministères occupés sur l’esplanade où se concentrent la majeure partie des institutions de l’Etat, au début de la zone la plus touristique de la ville ? Combient de temps supportera-t-il cette assemblée bigarée qui ne donne pas le moindre signe de fatigue ?
– Ils nous ont laissé ici parce qu’ils pensaient que nous allions nous fatiguer en deux jours – dit Sélim. Et regarde, je me suis même guéri de la grippe. S’ils veulent nous voir partir, c’est très facile. Il suffit qu’ils partent avant nous.
Cette clarté commune qui se respire sur la place est extraordinnaire. Un groupe de jeunes de Metlaoui, tous au chômage, s’insurgent à nouveau contre notre prétention à les transformer en marionnettes de leur situation économique ;
– D’abord la liberté et la démocratie, ensuite du travail
– Pour vivre, on a besoin de peu, nous pouvons partager – déclare Sadok Meki, agriculteur de 47 ans qui vient de Nabeul. Nous voulons un peu de pain et toute la liberté.
C’est, en tous les cas, impressionnant, cette Tunisie qui apparaît à découvert quand, comme le dit Sadok Meki, « on soulève le couvercle ». Munyid Allagui, blessé par balle au ventre le 10 janvier à Kasserine, 51 ans, père de 9 enfants, chômeur. Nabil, marié avec une dessinatrice qui raccomode des chaussures, tous deux au chômage. Nasri Yousef, diplômé, déjà 12 ans sans travail. Corruption, prison, torture, persécution, délation, surveillance, contrôle, humiliation, mépris... Alí Manzouri, jeune avocat de 32 ans qui, ensemble avec soixante neuf collègues, est venu de Kasserine pour soutenir le peuple et exhibe fièrement sa toge au milieu de la multitude, dit qu’il y a encore des centaines de prisonniers dont on ne sait pas s’ils sont encore en vie ou pas. Les prisons secrètes du régime sont encore à découvrir.
« Ils ne nous laissent ni prier, ni boire », disait hier l’impressionnant Fahim. « Pendant 55 ans la colère a bouilli en nous ». Cette explosion politique jubilatoire, qui nous rappelle une fois de plus tellement le Venezuela, n’est pas étonnante.
-Je suis heureux - dit Nabil. Pour la première fois dans ma vie je me sens un citoyen.
Les dangers, en tous les cas, sont énormes, et Sadok le voit bien : « On nous surveille à nouveau. Il y a beaucoup de forces intéressées à faire avorter la révolution : les étatsuniens, les « mukhabarat » (services secrets), les RCD qui nous gouvernent encore. Si nous perdons cette occasion, la répression sera terrible ».
La sensibilité est extrême et la rapidité des réflexes surprenante. De nombreux jeunes se promènent près des camions militaires, portant des pancartes où l’on condamne la visite de Jeffrey Feltman, le responsable de la diplomatie des Etats-Unis aux Proche Orient, qui a donné la Tunisie en exemple des « réformes ». « Non à l’intervention étrangère » exigent-ils.
Bernard Henri-Levy a écrit un article dans le journal italien « Il Corriere della sera », parlant d’une révolution postmoderne faite « non par des prolétaires, mais bien par des blogueurs et des internautes ». Qu’il vienne faire un tour par ici. C’est la lutte des classes. Et ce qui est extraordinnaire, et qui ferait reculer d’effroi Henri-Levy, ce qui met à nu l’hypocrisie criminelle des Etats-Unis, de l’UE et d’Israël, ce qui a peu de précédent dans l’histoire – et dans ce sens, oui, c’est « postnormal » - c’est que les « Damnés de la Terre » en Tunisie exigent à cors et à cris la « démocratie ». La démocratie ! La seule chose que l’impérialisme ne peut pas leur permettre.
Mais qu’ils prennent garde aux Tunisiens qui prennent patience avec le peu qu’il leur suffit ou qui, comme les artistes réunis aujourd’hui dans un théâtre de la ville, veulent exclure Ennahada, qui s’identifie avec les modérés de l’AKP turc. Nous savons, malheureusement, qu’entre la démocratie et la vengeance, les puissances capitalistes n’ont jamais hésité.
Alma Allende