Dans la détermination du cours de l’histoire, la primauté des rapports et des conflits entre forces sociales constitue l’un des présupposés fondamentaux du matérialisme historique. Dans les sociétés divisées en classes sociales, de tels rapports sont, nécessairement, des rapports de classes. De cette manière, l’histoire s’explique, en dernière analyse, comme l’histoire des luttes entre les différentes classes sociales et leurs fractions essentielles [1], largement surdéterminées par la logique interne de chaque mode de production spécifique.
Cette conception de l’histoire n’est pas basée sur la « négation » de l’individualité humaine ni sur la sous-estimation de l’autonomie individuelle, la structure de leur caractère ou de leurs « valeur ». La vision selon laquelle l’histoire est essentiellement configurée par les forces sociales résulte, au contraire, de la pleine compréhension du fait qu’un nombre infini de pressions individuelles tend à créer des mouvements aléatoires, qui s’auto-annuleraient amplement s’ils étaient exclusivement individuels.
Pour que l’histoire puisse être intelligible et ne soit pas une plate succession de faits déconnectés les uns des autres, des traits communs doivent être découverts dans le comportement des individus. De cette façon, des millions de conflits individuels, de choix et de directions possibles semblent acquérir une logique déterminée qui permette de les voir comme un parallélogramme réel de forces, sujettes à un nombre fini de solutions et de conséquences possibles. C’est extactement ce qui se passe dans l’histoire réelle.
Ceux qui nient la primauté des forces sociales dans la détermination de la destinée humaine, atténuent également de manière paradoxale le rôle de la majorité des individus dans la société. Or, c’est seulement dans des circonstances où la vaste majorité des gens a été exclue de la réalisation de l’histoire que quelques « grands hommes » peuvent obtenir le pouvoir de déterminer le cours des événements.
Lorsque le matérialisme historique affirme la primauté des forces sociales sur les actions individuelles dans la détermination du cours de l’histoire, il ne nie pas le fait que certaines personnes y jouent un rôle exceptionnel. Si les hommes et les femmes font l’histoire, c’est toujours avec une certaine conscience qui peut - c’est évident - être une fausse conscience, dans la mesure où ils interprètent erronément leurs intérêts réels ou ne prévoient pas les conséquences objectives de leurs actions. Il s’ensuit que, dans ce contexte, certaines personnes peuvent exercer une influence importante dans l’histoire, non comme des « super-hommes », mais précisement comme conséquence de leurs relations sociales ainsi circonscrites.
Mais, même des personnalités exceptionnelles ne peuvent pas modifier la tendance lourde de l’histoire. Le despote le plus puissant du monde ne peut pas échapper aux implacables exigences de l’accumulation du capital, qui résulte de la structure de la propriété privée et de la concurrence dans le monde capitaliste. Par exemple, n’importe quelle tentative de réinstaurer la logique de la production esclavagiste (ce que Hitler a tenté de faire) n’aboutira au bout du compte qu’à l’échec tant que la technologie actuelle et la propriété privée de type capitaliste seront prédominants. Dans le même ordre d’idée, ni le talent individuel ni la « volonté de pouvoir » ne peuvent à eux seuls bouleverser les contraintes imposées par les rapports de forces matériels (socio-économique). Ainsi, étant, donné les capacités respectives des forces productives de l’Europe capitaliste et des États-Unis en 1941, l’Allemagne nazie, même après avoir conquis toute l’Europe, n’avait aucune chance de gagner une guerre contre le vaste pouvoir économique de l’Amérique du Nord, à moins de pouvoir incorporer avec succès toutes les ressources naturelles et industrielles de l’Union Soviétique - un processus qui de toute façon aurait pris de nombreuses années.
Mais, dans le cadre de ces limites matérielles et sociales globales, certaines personnalités peuvent influencer l’histoire, soit en possédant une perception plus claire que les autres des nécessités historiques de leur classe, soit en retardant la reconnaissance de ces nécessités objectives. À travers leur influence, elles peuvent imposer des décisions qui, à court terme, favorisent ou contrarient les intérêts des forces sociales qu’elles représentent. Les conséquences de leur influence sont alors largement indépendantes de leur volonté ou de leurs intentions déclarées. Le 31 août 1939, par exemple, Hitler ne souhaitait certainement pas réduire le pouvoir territorial de la classe dominante allemande à la moitié du Reich, tel que cela s’est produit plusieurs années après. Mais cette perte de pouvoir et de territoire a été précisément la conséquence de la succession d’événements déchaînés par l’invasion de la Pologne le jour suivant.
Ces événements, en outre, ont inclus une série d’actions qui ne représentaient pas le seul choix possible pour le bloc social nazis et pour lesquelles Hitler, en tant que personne, avait une responsabilité immédiate.
Hitler a-t-il provoqué la Seconde guerre mondiale ?
La distinction entre les grands mouvements tendentiels séculaires de l’histoire et les variations à plus court terme dans le développement historique, constitue seulement, bien entendu, l’approche élémentaire de la compréhension de la relation entre des forces sociales et des individus dans la configuration du cours des événements. Une catégorie supplémentaire, essentielle, inclut les nécessités conjoncturelles des groupes sociaux.
Pour revenir à l’exemple de l’invasion de la Pologne, il est certainement vrai qu’elle a été le fruit d’une décision de Hitler. Elle exprime, de manière saisissante, les facettes contradictoires de sa personnalité : témérité, monomanie, opportunisme habile, ainsi qu’une alternance cyclique entre indécision paralysante et hiper-voluntarisme. Mais il est également vrai que, dès 1932, les principaux cercles dirigeants de la classe capitaliste allemande avaient déterminés – en concordance avec leurs intérêts conjoncturels - que la seule issue pour la crise econonomique de l’Allemagne devait être l’établissement de leur hégémonie sur l’Europe occidentale et centrale.
A partir de cette orientation stratégique et du réarmement massif consécutif de l’Allemagne, la guerre était virtuellement inévitable du fait de deux facteurs. Premièrement, le réarmement réactif des principaux rivaux capitalistes de l’Allemagne – avant tout l’Angleterre, mais aussi les États-Unis -, afin de tenter de bloquer la volonté de domination allemande sur l’Europe et évolution en une de puissance mondiale. De cette réaction à sa propre volonté, découle la tentation croissante pour la direction nazie de déclencher la guerre avant que les énormes forces productives du capitalisme américain ne puissent êtres totalement mobilisées, tant que l’Allemagne jouissait encore en outre de certains avantages technologiques en blindés et en avions modernes. Deuxièmement, le réarmement massif à mené à une crise financière plus profonde encore pour le capitalisme allemand. Les réserves en liquidité avaient presque disparues et le paiement des intérêts sur la dette nationale était devenu insupportable. Dans ces conditions, la poursuite d’un tel niveau de militarisation sans l’intégration de ressources matérielles supplémentaires extérieures à l’Allemangne était devenue impossible [2]. À partir de là, il était donc nécessaire de piller les économies voisines et de chercher à établir une organisation industrielle à l’échelle continentale, comparable à celle des États-Unis ou de l’Union Soviétique.
Ainsi, si la décision finale de lancer la Wehrmacht dans la guerre le 1er septembre 1939 a été sans aucun doute prise par Hitler, elle s’inscrivait dans l’impulsion en direction de la guerre qui née quant à elle du choix à court terme décidé par la majorité de la classe dominante allemande. Cette décision étant elle-même conditionnée par les contradictions internes de l’impérialisme allemand qui furent aiguisées par les crises successives de 1919-23 et 1929-32.
La décision, plus ou moins unanime, de la classe dominante allemande de modifier de manière violente et agressive le partage mondial du pouvoir économique n’a pas été accidentel. L’Allemagne est arrivée trop tardivement sur l’arène des grandes puissances impérialistes pour acquérir son propre empire colonial en dehors de l’Europe correspondant à son importance dans le marché mondial. Sa « destinée manifeste » a donc été interprétée comme celle de l’établissement d’un tel empire en Europe elle-même. L’influence politique disproportionnée des « Junkers » (caste d’officiers artistocratiques et grands propriétaires terriens) - résultat des échecs des tentatives de révolutions démocratiques bourgeoises au XIXe siècle en Allemagne -, a accentué les aspects aventuristes et arrogants de la politique extérieure allemande sous la forme d’une expansion militaire.
Tout cela explique que, malgré orgueil culturel et ses traditions de soutien à la « Loi et à l’Ordre », la classe dominante allemande a pu placer son avenir dans les mains d’un aventurier. Naturellement, dans des circonstances « normales », la bourgeoisie opte plutôt pour une direction politique choisie à l’intérieur de sa propre classe. Dans des périodes de crise, cependant, la bourgeoisie a tenté à plusieurs reprises de rétablir son pouvoir de classe en faisant appel à des dirigeants réformistes issus du mouvement ouvrier, dans le but de les utiliser afin de préserver les structures et les valeurs de base du régime capitaliste. Cette lignée dans la collaboration de classes s’est incarnée dans l’histoire au travers de personnages tels que Ebert, McDonald, Léon Blum, Clément Attlee, Van Acker, Spaak, Wily Brandt, Helmut Schimidt, et aujourd’hui François Mitterrand.
Pour une classe bourgeoise puissante, introniser au pouvoir un dirigeant du type Hitler suppose par contre des circonstances très exceptionnelles : une profonde crise socio-économique provoquant des tensions sociales généralisées de caractère pré-révolutionnaire. Dans ces conditions de crise exceptionnelle, des couches déclassées issues de toutes les classes sociales - mais plus particulièrement de la petite-bourgeoisie - peuvent suivre aveuglément des « desperdados » démagogiques qui leur promettent de « résoudre les problèmes de la nation », quels que soient les coûts humains ou matériels et sans aucun égard pour les valeurs traditionnellement admise jusque là. Trotsky a caractérisé avec justesse les aventuriers de ce type comme étant des « wildgewordene kleinbürger » (des petits-bourgeois devenus sauvages).
Hitler, en tant que prototype politique, est ainsi le produit d’une concentration spécifique de circonstances : la ruine des petits artisans et boutiquiers, le chômage de masse dans la caste des fonctionnaires publics et des officiers, la destruction des petits commerçants et actionnaires, la jalousie concurrentielle de médecins et avocats antisémites ayant peu de clients, etc. La mentalité de gangster de ces individus était déjà clairement visible dans la formation des « Freikorps » en novembre 1918. En vérité, il y avait littéralement des centaines de Hitler et de Himmler potentiels en Allemagne après 1918, avec les mêmes orientations idéologiques et au caractère quasi identique à celui du futur Führer.
Ainsi, la façon dont le Troisième reich a émergé de l’effondrement de la République de Weimar et pavé la route vers une nouvelle guerre mondiale a seulement été déterminée d’une manière limitée par les talents et les faiblesses particulières de Hitler en tant que politicien individuel. La crise sociale plus large, dont le « type Hitler » a constitué un épiphénomène, est incomparablement plus déterminante. Même la monomanie de Hitler envers les Juifs peut être vue aujourd’hui comme une démence répandue dans toutes les couches réactionnaires de la société allemande de l’époque. Récemment, l’historien Rölhin a découvert une phrase sans équivoque dans le journal de l’Empereur Wilhelm II qui date de 1919 – année où Hitler entra en politique - : « Aucun Allemand ne peut se reposer tant que le sol de l’Allemagne n’aura pas été nettoyé de ces parasites (les Juifs) qu’il faut exterminer » [3].
Le marxisme et la psychologie sociale
La mentalité de « desperado » est devenue une caractéristique de certaines couches de la société allemande entre 1918 et 1933. Pourquoi cette mentalité a-t-elle été endossée par les classes dominantes ? Premièrement, il est nécessaire de comprendre le rôle des structures mentales collectives, qui servent à médier les intérêts de ces couches. La psychologie sociale est un instrument nécessaire de l’interprétation marxiste du processus historique et doit élucider comment des mentalités spécifiques s’associent à un groupe social déterminé, même quand elles expriment une fausse conscience qui distortionne ou interprète de manière erronée leurs intérêts « objectifs ».
Les concepts de « mentalités » ou de « structures de sentiments », qui sont actuellement utilisés dans l’histoire sociale ou dans les études culturelles, ont une une généalogie indépendante de la pensée marxiste classique. Kautsky a ainsi correctement insisté sur l’importance de la solidarité et du sens du sacrifice en tant que caractéristiques constitutives de la « mentalité prolétarienne » [4]. Sans cette « structure mentale », qui tire son origine de l’expérience du travail en usine et de l’exploitation en général, les grèves et les autres actions collectives du prolétariat seraient pratiquement impossibles - les grèves de la part de la petite-bourgeoisie sont,quant à elles, extrêmement rares. Dans le même sens, Engels a insisté sur le fait que les travailleurs, en vivant dans de grandes villes et en travaillant dans d’immenses usines à partir des années 1880 et 1890, ont formé la première classe de la société allemande moderne qui échappait à l’étroite mentalité conformiste et abrutissante (« Speisser ») qui caractérise la petite-bourgeoisie, consécutive au caractère fragmenté et retardataire des processus révolutionnaire bourgeois au XVIe siècle et à leur échec au XIXe siècle [5]. Les attitudes admirablement non-conformistes et anti-autoritaires de la nouvelle classe ouvrière allemande qui s’est constituée à l’époque du régime de Bismarck – qui se sont particulièrement révélés au travers de la résistance énergique cotre la Loi Anti-socialiste (Sozialistemgesetz) – ont confirmé l’émergence d’une nouvelle « mentalité ».
Ce ne sont pas seulement les classes, mais aussi les groupes ethniques qui peuvent manifester des structures mentales collectives distinctes. La façon par laquelle des groupes spécifiquement opprimés – Juifs, Noirs, Tziganes, Palestiniens, etc – s’attachent de manière tenace à des traditions linguistiques, religieuses, ethniques et même gastronomiques, constitue une praxis de résistance culturelle qui entretient des mentalités caractéristiques renforçant l’identité et l’auto-respect contre la violence, l’oppression et l’humiliation. Mais ce type de structure mentale persiste seulement lorsque le milieu social est majoritairement composé par la petite-bourgeoisie pauvre, des artisans manuels et des miséreux. Lorsque le capitalisme s’introduit avec force dans d’anciennes structures d’oppression nationale ou ethnique – même si les discriminations mesquines et les préjugés survivent – ce traditionalisme défensif peut soudainement se convertir en son inverse : une assimilation quasi fanatique et une super-identification vis-à-vis de la citoyenneté ou du statut national récemment acquis. L’exemple classique de cette transformation a eu lieu au XIXe siècle au sein de la bourgeoisie juive assimilationniste d’Europe occidentale, et l’on peut noter les mêmes tendances contemporaines parmi les éléments de la jeune bourgeoisie noire des Etats-Unis ou parmi les secteurs anglophiles de la classe moyenne indienne expatriée.
L’Ecole de Francfort, dirigée par Horkheimer dans les années ’30, s’est essentiellement consacrée à tenter d’élaborer une psychologie sociale au travers de la synthèse des idées de Marx et de Freud. L’échec final de cette ambitieuse reconstruction a moins son origine dans les interrogations de Freud que dans une appropriation mécanique du marxisme. Le rôle des impulsions inconscientes dans le comportement social de l’homme avait, en fait, été souligné par Engels lui-même au siècle précédent, même s’il n’était pas en condition d’investiguer leur nature précise. Trotsky, quant à lui, a regardé avec sympathie les efforts de la psychologie en vue de théoriser l’origine et la dynamique de ces impulsions.
Mais la véritable faiblesse du projet de l’Ecole de Francfort a été, en définitive, son incapacité à comprendre les éléments de médiation cruciaux dans la dialectique entre infrastructure et superstructure qui, en dernière analyse, déterminent le développement historique. Les passions individuelles et les impulsions inconscientes, même si elles déterminent une personnalité, ne peuvent pas directement donner forme à des transformations sociales qui englobent des millions d’êtres humains. Elles peuvent seulement créer des potentiels ou des dispositions pour de tels développements. En outre, de telles passions peuvent également créer les dispositions de développements complètement distincts, si pas opposés. Quelle ligne de développement ou d’action sera effectivement entreprise, cela ne peut être prédit par la seule analyse de ces impulsions inconscientes. Les résultats historiques réels dépendent des luttes socio-politiques concrètes, qui englobent non seulement des processus inconscients, mais aussi des processus conscients, des idées, les stratégies et les contraintes matérielles tout autant - sinon plus - que les idéologies spontanées et les dispositions inconscientes.
Dans le cas de la fameuse analyse de l’Ecole de Francfort sur la montée du nazisme, par exemple, le thème central est la supposée prédominance des structures autoritaires dans la société allemande. Mais cette analyse socio-psychologique (ou pour le dire plus exactement, socio-individuelle) ne peut pas fournir une explication devant le fait que la même classe ouvrière allemande qui à échoué à organiser une grève générale contre Hitler en 1933 était pourtant parvenue à le faire un peu plus de 10 ans auparavant, en 1920, en menant la grève la plus victorieuse de son histoire contre le putsch Kapp-Von Luttwitz. Il est pourtant clair que son éducation n’était pas moins « autoritaire », ni ses « frustrations sexuelles » moins exacerbées dans la période précédent 1920 que dans celle antérieure à 1933.
Une fois de plus, paradoxalement, ces tentatives de réduire le poids décisif des forces sociales dans la détermination de l’histoire minimisent au contraire le rôle des idées et des personnalités de manière plus forte que ne le fait le matérialisme historique classique. Les marxistes comprennent mieux que, malgré les aspects instinctifs ou infantiles de la psyché humaine, les individus peuvent malgré tout comprendre les exigences de leur situation historique et agir de manière amplement adéquate avec leurs intérêts objectifs. C’est seulement lorsque cette dimension de la volonté rationnelle est admise dans le complexe parallélogramme des causes historiques que nous pouvons comprendre comment les individus ayant des talents ou des inclinaisons particulières peuvent se dépasser eux-mêmes.
Plékhanov et le rôle des « grands hommes » dans l’histoire
L’approche marxiste classique sur « le rôle de l’individu dans l’histoire » a été ébauchée par Plékhanov dans son célèbre essai qui porte le même intitulé [6]. Bien qu’il soit fréquemment associé à un marxisme réducteur, le texte de 1898 de Plékhanov est, en réalité, une analyse notablement subtile et actuelle. Il y développe la thèse de base selon laquelle l’infrastructure des rapports de production imposent certaines limites matérielles sur la lutte des classes, mais que la manière par laquelle ces limites s’expriment véritablement prend toujours la forme d’une « réfraction » au travers des rôles particuliers joués par des organisations de masse et par leurs dirigeants. Dans de telles conditions, et tout particulièrement dans les tournants historiques décisifs ou les moments de crise, les particularités personnelles des individus peuvent influencer le type d’organisation et de direction de classe qui sont disponibles.
En outre, Plékhanov ajoute deux éléments : Premièrement, comme Hegel l’a suggéré, « le sort des nations défend souvent d’accidents de second ordre » ; mais ces « accidents » sont entrelaçés avec des rapports de forces et matériels particuliers qui, à leur tour, limitent la sphère d’autonomie du facteur individuel. En second lieu, les classes sociales, dans des moments de crise, requièrent « des talents de nature spécifique », un type particulier de direction. Généralement, dans ces moments là, une poignée ou plus d’individus qui personnifient et incarnent ces talents sont disponibles comme candidats pour devenir les nouveaux dirigeants de leur parti, classe ou nation. « On a pu observer à travers les âges que les grands talents apparaissent lorsque les conditions sociales favorables à leur développement existent. Cela signifie que chaque homme de talent qui surgit, que chaque homme dont le talent devient une force sociale, est le produit de rapports sociaux. A partir de cela, il est clair pourquoi les gens talentueux, comme nous l’avons dit, peuvent seulement changer individuellement certains traits des événements, mais non leur tendance générale ; car ils sont eux mêmes le produit de ces tendances et que, sans ces dernières, ils n’auraient jamais dépassés la frontière qui sépare leur potentiel de sa réalisation » [7].
L’histoire de la Seconde guerre mondiale fournit de nombreux exemples de la perspicacité des thèses de Plékhanov. Dans le cas de la IIIe République française, les personnalités politiques qui ont conduit la France à la capitulation de 1940 avaient toutes été élues en 1936. Autrement dit, à l’exception de quelques députés communistes qui avaient été privés de leurs droits civils pour leur opposition à la guerre, ce fut un parlement de « gauche » qui a décidé, à une écrasante majorité, de remplacer la République par l’Etat français avec Pétain à sa tête. Comment expliquer ce fait ? L’ascension de Pétain n’a nullement été la conséquence inévitable de la victoire des chars allemands. Après la défaite du gros des forces militaires françaises en mai-juin 1940, d’autres voies d’action étaient parfaitement concevables [8]. Mais la substitution de la démocratie française par le régime de Pétain correspondait aux instincts majoritaires de la classe dominante française, qui était déterminée à utiliser la défaite de son armée pour revenir sur les acquis sociaux et se venger de l’humiliation subie lors de la victoire du Front populaire et de la grande grève de Juin 1936. Pétain a été le mécanisme qui lui a permi d’atteindre ce que son plus talentueux et réactionnaires idéologue, Charles Maurras, appelait « une divine suprise ». De plus, Pétain leur permettait également de sublimer idéologiquement la défaite, à travers la restauration culturelle atavique impulsée par Vichy sous le slogan de « Travail, Famille, Patrie ».
Bien entendu, dans des circonstances normales, un tel retournement radical du rapport des forces sociales et politiques entre le travail et le capital aurait été impossible en France. Pour qu’une transition entre une démocratie parlementaire décadente et une dictature militaire bonapartiste s’opère, trois conditions politiques étaient absolument essentielles. Premièrement, le dernier cabinet ministériel dirigé par Paul Reynaud devait renoncer au pouvoir sans résistance. En second lieu, le Président de la République devait faire appel à un partisan déclaré d’un régime autoritaire – dans ce cas ci, au Maréchal Pétain – afin de former un nouveau gouvernement. En troisième lieu, la majorité du Parlement, sénateurs et députés, devait être disposée à enterrer la constitution de la IIIe République. Comme cela s’est effectivement passé, toutes ces conditions ont été accomplies sans hésitation lorsqu’à surgi la nécessité sociale de le faire, de sorte que la tendance générale en leur faveur est devenue hégémonique au sein de la classe dominante.
Jusqu’à la fin du mois de mai 1940, Paul Reynaud était considéré comme un homme politique obstiné et violent, habile à manipuler les cabinet et les députés. Malgré tout, il s’est laissé manœuvré par un vote ambigu dans son cabinet dans lequel il demandait, non un armistice, mais seulement les conditions pour un armistice avec l’Allemagne, attitude qui l’a placé en minorité et l’a conduit – en opposition complète avec sa nature – à renoncer au pouvoir. Parallèlement, jusqu’alors également, le président Lebrun était généralement vu comme une personnalité sans importance, inhabile, sans volonté propre, il avait justement été choisi pour ces raisons à ce poste honorifique car sa personnalité correspondait au fameux mot de Clémenceau ; “Si vous voulez un Président, choisissez le plus stupide”. Cependant, c’est cette personnalité insignifiante qui a pris la décision cruciale le 26 juin 1940. S’il avait choisi de faire appel à nouveau à Reynaud, la IIIe République aurait encore survécu pendant un temps. Mais, avec une volonté et une obstination totalement contraires à sa nature, et possiblement avec la complicité de Reynaud, c’est lui qui a imposé la dictature de Pétain.
« C’est Pétain qu’il nous faut » était le cri de guerre de l’extrême droite depuis 1936. Cependant, même si le vieux maréchal était assez populaire, son activité politique avait été limitée avant mai 1940, jusqu’à ce que sa candidature comme Premier Ministre fut orchestrée par un maître de l’intrigue et du chantage, Pierre Laval, et adoptée par une majorité écrasante des députés et des sénateurs (y compris, comme on l’a souligné, par de nombreux parlementaires de « gauche » de 1936). En vérité, Pierre Laval était disposé, au moins, depuis 1937, à manœuvrer et à intriguer frénétiquement ainsi contre la République. Il est également vrai que la complète démoralisation d’une bonne partie des parlementaires en juin 1940, comme résultat de la défaite totale et inespérée des troupes alliées, a facilité le succès d’une telle manœuvre.
En même temps, il est difficile de nier qu’un retournement radical des normes et des habitudes de comportement de centaines d’hommes politiques – dont six ou sept ont joué un rôle décisif dans cette tragi-comédie – ne pouvait se produire que parce qu’il était en accord avec les nécessités collectives et le souhait conscient de la majorité de la bourgeoisie française. Pour cette classe, il était non seulement devenu impératif de changer de camp en plein milieu de la guerre, mais également de liquider les conquêtes réformistes du mouvement ouvrier français.
Une conjoncture symétrique, mais dans l’autre sens, a surgi quand la classe dominante française s’est retrouvé confronté à l’imminence du Débarquement des Alliés en 1944. Cette fois-ci, le problème pour la majorité des capitalistes français, profondément discrédités aux yeux des masses pour leur collaboration avec les nazis, était de sauver à la fois le capitalisme français et l’Etat bourgeois indépendant (et son Empire) dans le cadre d’un rapport de forces très défavorable, à la fois vis-à-vis de la classe ouvrière française (largement armée comme conséquence du développement de la Résistance) que des autorités anglo-saxones. Une mutation radicale du personnel politique et des alliances était à nouveau à l’ordre du jour.
De nouveaux « hommes prédestinés », Charles De Gaulle et ses plus proches collaborateurs, étaient providentiellement disponibles pour mener à bien cette opération de sauvetage, apparemment miraculeuse. Sa réussite fut une surprise pour de nombreux contemporains, habitués à la pusillanimité des dirigeants français. Quand l’arrogant et inepte Feldmarchall Keitel a été amené à signer la reddition inconditionnelle de la Werhmacht en 1945 face au Commandement allié réuni, il a eu cette exclamation significative : « Comment ? Devant les Français aussi ? »
De Gaulle était certainement une personnalité exceptionnelle, avec une intelligence brillante et une volonté de fer supérieure à la majorité de sa classe, non seulement de France, mais d’Europe. Mais tant que ses vertus individuelles ne correspondaient pas aux nécessités auto-définies par la bourgeoisie françaises, il a été marginalisé, considéré comme un demi fou ou comme un dangereux aventurier. Certains le considéraient comme pro-fasciste, d’autres, plus tard, l’ont condamné comme un sympathisant communiste. Même un homme politique aux jugements réputés et habituellement astucieux tel que Franklin D. Roosevelt ridiculisait fréquemment De Gaulle et ses prétentions à la gloire.
En juin 1944, les Alliés étaient sur le point d’imposer une occupation et une administration militaires à la France, qui auraient probablement conduit à une guerre civile comme en Grèce, voir pire. De Gaulle, qui avait à sa dispositions de maigres forces militaires, a correctement jugé les nécessités du capitalisme français (et, naturellement, international) et a obtenu le succès en établissant, à travers un « coup de main » diplomatique, la renaissance d’un régime parlementaire et en y intégrant la Résistance communiste.
Le cas de Churchill fournit un autre type de confirmation des thèses de Plékhanov sur le rapport entre des personnalités décisives et les exigeances de la domination de classe. L’historiographie traditionnelle, qu’elle soit admirative ou critique du rôle historique joué jusqu’alors par Churchill, a été quasi unanime pour célébrer son entrée au 10 Downing Street, comme chef d’un gouvernement de coalition comprenant le Parti Travailliste, l’événement étant évalué comme l’un des tournants décisifs dans la guerre.
Churchill a indubitablement incarné la décision inébranlable de la classe dominante britannique et de la majorité du peuple anglais de ne pas capituler face à l’Allemagne, sous quelque circonstance que ce soit. Mais, en romantisant ses qualités personnelles au lieu de partir d’une analyse de l’activité de forces sociales plus vastes, la majorité des historiens bourgeois a échoué dans le test de l’exemple comparatif. La question centrale n’est pas quels incidents de sa biographie ont fait de Churchill un individu plus décisif que Chamberlain (ou, parallèlement, entre De Gaulle et Pétain), mais bien pourquoi Churchill a été capable de réunir la majorité de sa classe et du peuple autour de sa personne pendant que De Gaulle demeurait une figure isolée en France en juin 1940.
Certes, le fait que les forces armées françaises venaient de souffrir une déroute humiliante, tandis que les britanniques ont été capables d’évacuer la majeure partie de leur armée vaincue afin de renforcer la forteresse insulaire, n’a pas été sans conséquence. Mais, une fois de plus, les observateurs les plus informés – dont l’ambassadeur américain à Londres Joseph Kennedy – considéraient tout de même la situation britannique comme désespérée. La France, même si son armée avait été vaincue dans les Ardennes, possédaient encore néanmoins une Flotte de guerre intacte (la seconde en importance en Europe), avec une puissante escadre en Afrique du Nord – plus forte que celle des Anglais en Méditerranée – , une réserve aérienne significative et un Empire colonial également intact.
De fait, la différence réelle entre la situation britannique et françaises était moins due aux conditions militaires qu’aux prédispositions de leurs classes dominantes. La bourgeoisie françaises était, de manière croissante, devenue défaitiste pour de solides raisons matérielles. Elle s’était montré économiquement et militairement incompétente dans la préservation du système de Versailles face aux réarmement et à l’expansionnisme agressif de l’Allemagne. Elle était essentiellement obsédée à contrer sa propre classe ouvrière, au point d’en faire une priorité politique plus importante que de tenter de vaincre dans sa compétition avec l’Allemagne.
La bourgeoisie anglaise, quant à elle, n’était ni démoralisée, ni défaitiste. Elle avait déjà réprimé son propre mouvement ouvrier, économiquement en 1926 et politiquement en 1931-1935. En même temps, sa position mondiale (même si elle était en passe d’être rapidement dépassée par les Etats-Unis) était beaucoup plus forte que celle de l’Allemagne, bien que l’hégémonie d’Hitler sur le reste de l’Europe compromettait clairement l’Empire britannique. Sur ces bases, l’élite britannique était convaincue que l’aide à venir des Etats-Unis, couplée aux matières premières et à la main d’œuvre de l’Empire, faisaient de la poursuite de la guerre contre l’Allemagne une stratégie réaliste.
L’instant était dramatique et plein de périls, mais l’avenir paraissait garanti du moment que l’Angleterre parvenait à surmonter cette crise immédiate. « Si nous résistons pendant trois mois, nous connaîtrons la victoire dans trois ans » a correctement prophétisé Churchill dans un discours secret à la Chambre des Communes. Et Churchill fut le choix quasi idéal pour fortifier la volonté britannique jusqu’à l’entrée en guerre des Etats-Unis. C’est cela qui explique la raison pourquoi, alors qu’il était considéré depuis des années comme une figure indépendante et périmée, comme une voix prêchant dans le désert, il fut subitement « ressuscité » tel un deus ex-machina par sa classe. Au travers d’événements aux virages abruptes et des nécessités sociales, le désert se retrouvait peuplé de millions de personnes.
La sélection sociale des dirigeants
Pour comprendre ces différents exemples de sélection de dirigeants en temps de crise - Pétain, De Gaulle, Churchill , il est nécessaire d’amplifier le concept de Plekhanov de « disponibilité socialement déterminée » avec une analyse plus précise des mécanismes variés du choix et de la promotion du personnel politique au sein des différentes classes sociales. Bien que ces mécanismes de sélection soient nationalement spécifiques, certains aspects communs peuvent être dégagés dans la bourgeoisie moderne. Le point de départ initial est, naturellement, la division fonctionnelle du travail au sein de la classe capitaliste. Comparée à la vie des classes oisives – l’aristocratie -, le commerce et la course aux profits sont des occupations extraordinairement absorbantes. C’est pour cette raison, en général, qu’une fraction seulement de la bourgeoisie, celle qui n’agit pas directement dans la direction des entreprises, sera capable ou désirera opter pour la carrière politique.
Dans des conditions extraordinaires ou d’extrême richesse, il peut se produire une fusion du personnel entre les grands capitalistes financiers et le sommet de l’appareil d’Etat. Mais il s’agit d’exceptions à la règle. Plus généralement, les patrons et les politiciens professionnels surgissent côte à côte en tant que flux séparés de carrières au sein de la bourgeoisie.
Qu’est-ce qui attire un représentant de la classe moyenne ou un très riche individu à suivre une carrière politique au lieu d’exercer une profession libérale ou de se plonger dans les affaires ? L’ambition personnelle, la conviction idéologique, l’échec sur d’autres terrains, la tradition familiale ou des facteurs externes, tous ces éléments peuvent jouer un rôle dans l’orientation d’un tel choix personnel. Pourtant, et plus fréquemment qu’on ne le pense, ce sont les pressions et les circonstances sociales qui pèsent de manière décisive sur les dispositions individuelles.
Habituellement, ces individus sont recrutés par leurs pairs ou nommés par leurs supérieurs pour entreprendre une carrière politique ou pour assumer une charge publique spécifique. De cette façon, ce qui apparaît fréquemment comme une force de conviction idéologique personnelle n’est que le poids des circonstances sociales et de la pression sociale de l’entourage. Au travers des réseaux de sélection sociale (comme le fameux « cabinet non officiel des riches promoteurs de Ronald Reagan), les « ressources humaines » politiques sont sélectionnées afin que seule une poignée de sujets soit préparée et propulsée aux plus hauts niveaux de l’autorité et du pouvoir national. De cette élite, entre un tiers et la moitié connaîtra quelque succès dans ses charges publiques, comme ministres, premiers ministres, présidents ou dictateurs. Même les dictateurs militaires doivent passer par le filtre d’une processus de sélection de la part de leur propre classe puisque la vie des cercles militaires élevés est étroitement liée au milieu bourgeois ou aristocratique.
Dans les niveaux les plus élevés du pouvoir politique, le processus de sélection atteint un caractère de tests de vie et de mort, de la force de volonté, de la précaution et de l’astuce. Les classes dominantes permettent rarement que des personnes accèdent à des positions de pouvoir central sans qu’elles ne donnent la garantie préalable qu’elles défendront de manière responsable les structures existantes de propriété et d’accumulation. La fonction de la hiérarchie du pouvoir repose précisément sur sa capacité à éliminer les candidats erratiques ou indignes de confiance. Pour cette raison, de nombreux illuminés ou de démagogues (comme Enoch Powell en Angleterre) n’arriveront jamais au sommet de la structure du pouvoir national. [9]
Le processus de sélection ne se fait pas purement de manière négative. Les qualités positives doivent êtres sélectionnées et testées avant que la classe, ou ses principaux représentants, accepte une personne comme candidat au leadership national. L’habilité à comprendre et à articuler les nécessités collective de classe est vitale, ainsi que la capacité correspondante à juger correctement les rapports de forces afin de formuler les tactiques adéquates et conformes aux plans stratégiques.
Naturellement, les qualités qui sont nécessaires en temps de prospérité et en temps de crise, dans la paix et dans la guerre, sont différentes. Une combinaison de capacités personnelles, qui qualifient certains candidats pour le leadership dans telle conjoncture, peuvent au contraire les disqualifier dans une autre conjoncture. Du fait de ces circonstances changeantes, dans le processus réel de sélection, il est quasi inévitable que, dans chaque pays donné, il existe toujours au moins quatre ou cinq leaders centraux disponibles pour appliquer des solutions parfois complètement distinctes. Généralement, la bourgeoisie choisira celui qui convient le mieux pour ce qu’elle considère être ses nécessités prioritaires du moment.
Bien entendu, la bourgeoisie peut commettre des erreurs dans le choix de ses « hommes prédetestinés ». Aucune loi automatique ne garantit qu’une classe sociale choisira toujours la meilleur direction qui lui convient. De plus, il existe toujours une certaine distance entre les intérêts de classe à court terme et à long terme, ce qui rend inévitable une certaine marge d’erreur dans le processus de direction. Aucune collectivité humaine ne peut être totalement consciente de la totalité de ses intérêts de manière complètement objective, cela étant du notamment à sa propre praxis politique qui altère toujours dans une certaine mesure la situation, rendant ainsi impossible un calcul exact des conséquences de son action. De plus, dans la société bourgeoise, le poids écrasant des intérêts privés empêche toute forme d’adéquation automatique et totale entre des motivations privées et les intérêts de classe.
Malgré tout, après que toutes ces précisions et clarifications aient été admises, il demeure que le cas d’un processus de sélection de direction est une détermination irrésistiblement et spécifiquement sociale et de classe. Aucune théorie du complot n’est nécessaire pour comprendre comment cela fonctionne ; le rôle des groupes informels, des salons, des regroupements, des réseaux d’influence, et autres est amplement suffisant. La question n’est pas tant que les grands capitalistes choisissent X, Y ou Z pour occuper une position élevée au détriment de A, B ou C. Plus exactement, les grands capitalistes – ou un quelconque réseau plus vaste d’intermédiaires du pouvoir au sein de la classe dominante – dressent les barrières suffisantes et les tests préliminaires pour garantir que les défenseurs des intérêts de la classe dominante au caractère faible ou « indigne de confiance » ne passent pas les rampes du pouvoir suprême d’Etat. De cette manière, en dernière analyse, l’homme (ou, plus rarement, la femme) qu’il fallait se retrouve généralement à l’endroit et au moment qu’il fallait.
Le problème du rôle des individus dans l’histoire a fréquement été formulé d’une manière qui oppose l’individu au groupe social. Plus récemment, cela s’est traduit dans une opposition entre des facteurs biologiques et sociaux. L’Ecole de socio-biologie et l’Ecole de psycho-histoire a tenté de défier la capacité du matérialisme historique à expliquer les transformation de l’histoire de manière compréhensible [10]. Mais ces deux approches sont insatisfaisantes dans la mesure où elles ignorent le fait que des individus importants, socialement relevants, qui influencent l’histoire au traver de leur praxis individuelle, le font seulement en vertu des caractéristiques pour lesquelles ils ont justement été formés par la société.
Les substrats biologiques ou instinctifs des personnalités créent seulement des potentiels qui ouvrent la voie à une grande variété de développements dépendants de contextes sociaux plus vastes. La véritable plasticité des dispositions biologiques ou psychologiques signifie qu’une personnalité individuelle émerge seulement de manière définitive après l’action d’un environnement social qui aura favorisé certains potentiels au détriments d’autres. Et cet environnement social est avant constitué par les institutions sociales qui ont modelé l’individu tout au long de son existence.
Dans la société bourgeoise, ces institutions incluent la famille nucléaire patriarcale, le système d’éducation (y compris l’institution religieuse et d’autres appareils idéologiques), les différentes institutions étatiques au travers desquelles l’individu cherche le pouvoir et, finalement, la matrice des organisation partisanes, lesquelles promeuvent de manière sélective les candidats les plus prometteurs (partis, corporations, réseaux de pouvoir, associations patronales, etc.). C’est un truisme de dire qu’aucun individu ne peut échapper à l’influence de ces puissantes institutions, et l’apport spécifique du matérialisme historique est d’affirmer qu’elles exercent une influence décisive dans la formation d’une direction sociale en modelant les talents et les dispositions dans certaines directions plutôt que d’autres. Elles sont, en d’autres mots, les puissantes sources du conformisme social, qui produisent les personnalités qui correspondent aux nécessités des classes sociales ou de leurs fractions principales. Elles gèrent les personnalités qui garantissent la défense de la reproduction d’un ordre social donné, dans la mesure où elles « internalisent » les valeurs élémentaires qui correspondent à la structure et aux intérêts de cet ordre social.
Dans la société bourgeoise, toutes ces institutions tendent à canaliser l’impulsion humaine élémentaire à l’auto-affirmation (Lustprinzip) dans le sens de la compétition individuelle pour la richesse privée et le pouvoir. Mais dans des structures fondamentalement différentes – communisme tribal, féodalisme ou socialisme – cette impulsion primordiale peut former des personnalités complètement différentes, avec des valeur d’auto-estime radicalement distincts.
Dans une société basée sur la production socialisée et démocratisée, par exemple, l’impulsion pour la richesse et le pouvoir deviendront socialement irrationnelles, et même contraire à la nature humaine. Et cela non pas parce que la nécessité de l’auto-affirmation aura été supprimée, mais bien parce qu’elle s’exprimera au travers d’un système entièrement différent de comportement social dans lequel la compétition pour servir la communauté sans expectative de récompenses matérielle ou de pouvoir sera dominante.
Reconnaître que la spécificité historique de l’individualité est formée socialement revient seulement à admettre un fait empiriquement démontrable et scientifiquement visible, il ne requiert pas nécessairement un jugement de valeur. Mais les marxistes formulent tout de même des jugements en affirmant qu’une société dans laquelle la domination de l’homme par l’homme prévaut produira toujours des personnalités plus aliénées, agressives et destructives, que dans une société dans laquelle les relations élémentaires de production reposent sur la coopération volontaire et la solidarité consciente en tant que valeurs sociales centrales.
Les chevaliers blancs de l’apocalypse
Pour revenir au problème du nazisme et de la Seconde guerre mondiale, il est remarquable de constater que les historiens tendent à dévaloriser ou à ignorer le processus de sélection institutionnel dans l’ascension de Hitler au pouvoir. Bien avant son succès électoral en 1930, Hitler a du surmonter les critiques sévères au sein de son propre et relativement petit parti, afin d’établir une autorité incontestée dans ce microcosme du futur IIIe Reich. Ces années initiales ont été, sans doute, la période la plus difficile de sa carrière politique, et à plusieurs moments, il a été à deux doigts de perdre le contrôle sur son propre parti en faveur d’autres personnalités comme Röhm.
La droite nationaliste allemande était une véritable jungle et un vivier de Führers potentiels, parmis lesquels Hitler n’était, initialement, qu’un « primus inter pares ». Les leçons qu’il a apprises pendant sa lutte implacable pour la direction du parti nazi ont déterminé son modus operandi, fait de cruauté, d’opportunisme et de fausseté. Ne pas rechercher les origines de ces traits d’Hitler dans le milieu social constitué par la droite nationaliste dans l’Allemagne post-Versailles ne peut que distordre la perspective. Loin d’être un gangster de naissance, Hitler était plutôt à l’origine incliné à suivre une carrière médiocre en architecture ou en art. S’il est devenu le maître-gangster du XXe siècle, ce fut par sa lutte pour la conquête du pouvoir pendant une décennie dans une organisation quasi classique de gangsters – le Parti nazi – , qui n’était pas très différente d’autres organisations telles que la Mafia de Sicile ou des Etats-Unis.
La chute de Mussolini, en 1943, constitue un autre exemple impressionnant de la manière dont de vastes forces sociales sont capables, dans des circonstances imprévisibles, de capturer des individus, non pas comme les araignées capturent des mouches dans leurs toiles, mais bien comme un sculpteur qui martèle continuellement son bloc de marbre. Mussolini, un maître de l’intrigue et de l’exercice du pouvoir, a été manœuvré avec facilité par ses auxiliaires : le monarque fantoche Victor Emmanuel III et le Maréchal Badoglio. Le Roi et le Maréchal furent pendant 20 ans des complices au service du Duce, entièrement subjugués par son intelligence et sa force de volonté. Ce ne furent des réserves insoupçonnées de génie ou de résolution qui leur ont permis de déposer Mussolini, mais bien le retournement dramatique du sort pour la classe dominante italienne, paniquée par l’invasion alliée, qui a dépossédé le leader fasciste de son pouvoir et de sa base sociale.
Les nécessités collectives de la bourgeoisie italienne ont fait en sorte que l’institution de la monarchie (tout comme la direction collective du Parti fasciste, subitement revivifiée) soit littéralement réactivée d’un jour à l’autre, en promouvant le Roi du rôle du fantoche soumis à celui du conspirateur principal. Face à l’unanimité de la classe dominante italienne, le « Tout-Puissant Duce » fut fait prisonnier par une poignée de carabiniers et a été incapable de mobiliser ne serait-ce que quelques centaines de ses partisans pour défendre une dictature qui avait duré pendant 20 ans !
Dans la même veine, l’Empereur Hiro-Hito a été le symbole passif d’un groupe militaire qui a gouverné le Japon depuis la moitié des années 30. Par tradition, il fut une figure décorative qui ne s’est jamais mêlée des affaires de l’Etat et n’a jamais imposé ses points de vues. Mais, à partir du moment où il devint évident que les forces aériennes américaines pouvaient détruire les bases urbaines et industrielles du capitalisme japonais et qu’il n’existait plus aucune autre issue qu’une paix négociée, l’Empereur – conseillé par Tsugeru Yoshida et son cercle de politiciens bourgeois – a manœuvré avec habilité les terribles militaires pour obtenir une capitulation inconditionnelle. Subitement, il fut transformé d’une simple figure décorative en leader politique de la classe dominante qui a, littéralement, imposé la paix aux chefs militaires jusqu’au-boutistes, en s’adressant par dessus leurs tête directement et pour la première fois au peuple par la radio, les mettant ainsi dans une contradiction politico-idéologique inextricable. Puisque le militarisme japonais tirait essentiellement sa légitimité au travers de la fidélité et du culte à la personnalité « divine » de l’Empereur, ils ne furent pas capables d’agir à l’encontre de son appel « divin ».
Dans les deux cas, l’italien et le japonais, la transformation de figures décoratives en détenteurs du pouvoir fut seulement temporaire. Victor Emanuel et sa dynastie entière furent rapidement bannis de la scène tandis qu’Hiro-Hito, grâce à la clémence de Mc Arthur, s’est réfugié dans son rôle traditionnel et cérémoniel. Leurs fonctions de courte durée comme figures nationales décisives furent le résultat de circonstances exceptionnelles qui ont provisoirement doté de pouvoirs d’urgence des institutions décoratives dans le but de sauver les appareils d’Etat d’une destruction imminente.
Cependant, aucun de ces deux cas ne nécessitait une capacité d’initiative ou d’habileté personnelles exceptionnelles. En vérité, ce sont les réseaux du pouvoir traditionnels – l’entourage du Comte Acquarone à Rome, et l’entourage du Prínce Kanoye et du Marquis Kido à Tokyo – qui furent mobilisés pour tiser ensemble les intrigues nécessaires, sous la vigilence attentide de la classe dominante.
En Allemagne, une opération de sauvetage beaucoup plus ambitieuse fut tentée après la Débarquement des Alliés en Normandie. Au cours de l’année 1944, il était devenu clair pour une majorité des leaders financiers et industriels allemands – surtout pour les dynasties des junkers prussiens – que la guerre était perdue et que le Reich serait démantelé à moins que l’avance de l’Armée rouge ne soit stoppée par une paix séparée avec les américains. Plus encore que dans les cas japonais, italien ou français, la survie absolue de vaste secteurs de la classe dominante allemande étant en danger. Quand, de fait, les conspirateurs militaires ont lancé leur coup d’Etat contre Hitler le 20 juillet 1944, les Soviétiques avaient atteint la Vistule et il était impossible de prévoir avec certitude la suite des événements qui pouvaient survenir après le succès de leur coup d’Etat – notamment la réussite ou non de l’appel à l’anticommunisme pour diviser le bloc des alliés.
Leur action s’est finalement soldée par un échec. Pourquoi ? Doit-on accepter les explications conventionnelles selon lesquelles la conspiration s’est écroulée à la suite d’un incident technique – l’emplacement erroné de la bombe de Stauffenberg contre Hitler – ou encore du fait que Beck, le véritable leader des conspirateurs, était une personnalité « Hamletienne » qui, en hésitant au moment crucial, a été dupé et manoeuvré par le diabolique Goebbels (aidé par l’admiration personnelle du Major Remer envers le Führer) ? Il est évident que non.
Le général Ludwig Beck fut, pendant de nombreuses années, le Chef d’Etat-Major de l’Armée et le responsable, à ce titre, non seulement du réarmement efficace du Reich, mais également de la conception de plusieurs de ses premières victoires militaires. Il fut un excellent planificateur, apparaissant, en comparaison avec Victor Emanuel, Hiro-Hito ou Goebbels, sans parler de Remer, comme un Gulliver au milieu des Liliputiens. Mais même ce planificateur habile et expérimenté a misérablement échoué au moment de garantir les règles élémentaires d’un coup d’Etat, tels que l’occupation des stations de radio, le contrôle des télécommunications de Berlin ou la coupure des lignes téléphoniqies entre le ministère de Goebbels et le bunker d’Hitler à Rastenburg. Pourquoi une telle inaptitude ? Avait-il subitement perdu toute célérité ?
Il est difficile de croire en l’analyse de l’échec du coup d’Etat comme étant la conséquence des faiblesses personnnelles du général Beck ou de son acolyte politique, Carl Goerdeler, le maire de Leipzig. Il est sans consteste plus sérieux de souligner la différence de situation objective que les conspirateurs allemands affrontaient, en comparaison avec la situation objective des conspirateurs italiens en 1943 ou avec le cercle social autour de l’Empereur du Japon pendant l’été 1945.
En Italie et au Japon, l’armée avait été battue et les centres urbains, sans défense, exposés à leur destruction par les forces aériennes alliées. Il n’existait plus qu’un seul chemin possible pour la classe dominante : terminer la guerre de manière immédiate et inconditionnelle. Il existait, de ce fait, un désir unanime dans la bourgeoise pour suivre une ligne d’action claire. En Allemagne, au contraire, bien que la guerre était objectivement perdue, l’armée n’avait pas encore été totalement vaincue. Elle pouvait compter sur un réservoir de ressources matérielles et humaines qui permettaient de soutenir sa capacité de combat pendant plusieurs mois encore. En outre, au contraire des cas italien et japonais (ou des premiers exemples de la France et de l’Angleterre), la classe dominante allemande était confrontée à un péril particulièrement plus menaçant ; non seulement celui de perdre une partie de son pouvoir et de sa richesse, mais bien de voir sa position de classe purement et simplement expropriée et détruite par l’Armée rouge.
Dans ces conditions spécifiques, la classe capitaliste allemande, à l’inverse de son homologue italienne ou japonaise, était profondément divisée quant à la marche à suivre. Bien qu’elle fut unie autour du refus de toute capitulation face aux Soviétiques et convaincue du fait que n’importe quel type de capitulation devant les ango-saxons etait la seule alternative à saisir, elle était par contre divisée quant au fait et aux conditions pour lesquels les Américains et les Anglais accepteraient une paix séparée. Il existait une profonde divergence d’opinion sur cette question dans les cercles bourgeois allemands. Tandis que certains réclamaient la destitution d’Hitler et la capitulation immédiate face aux Américains, d’autres se demandaient si cela valait la peine de prendre le risque d’un effondrement du front sans garanties préalables de la part des Alliés, et ce dernier bloc était majoritaire.
Comme résultat de ces divergences stratégiques, l’Armée et l’appareil d’Etat étaient totalement divisés. Ce fut cette division – conséquence d’un dilemme objectif pour l’impérialisme allemand à l’été 1944 – qui explique l’hésitation fatale qui a mené à l’échec du coup d’Etat. Si Beck, qui fut jusqu’alors une personnalité résolue, a vacillé au moment décisif, ce fut parce qu’il comprenait que, quoiqu’il fasse, son Armée serait divisée, provoquant ainsi sur la guerre civile ou un écroulement du front, ou les deux à la fois. Si l’Etat-Major de l’Armée avait soutenu Beck, comme dans le cas italien en faveur du Roi et de Badoglio, en quelques heures, le coup d’Etat aurait été un succès. La hiérarchie du Parti nazi était devenue profondément discréditée et peu de monde se serait levé pour la défendre contre l’Armée qui jouissait, quant à elle, d’un immense prestige parmi les classes moyennes.
Ainsi, ce ne fut pas le caractère « Hamletien » du général Beck qui a sanctionné le coup d’Etat, mais bien les hésitations de la totalité de la classe dominante allemande qui étaient, à leur tour, le reflet des contradictions objectives et confuses réelles. Ce ne fut pas un individu qui a provoqué le désastre pour sa classe, mais au contraire la classe qui a empêché un individu d’agir avec succès.
Ajoutons, sous forme d’épilogue, un incident qui replace le destin des conspirateurs du 20 juillet dans une perspective ironique. Tandis que Beck, Goerdeler, Stauffenberg et leurs associés préparaient leur coup d’Etat, plusieurs hauts fonctionnaires du Ministère nazi des Affaires Economiques (sous la protection d’un des dirigeants de la SS) préparaient tranquillement un plan pour une Allemagne de l’après-guerre intégrée dans une économie internationale ouverte, basée sur le libre mouvement des capitaux – autrement dit en rupture complète avec toutes les pratiques autarciques, commerciales et financières, du IIIe Reich. Les architectes de cette vision – qui sera connue ultérieurement comme le “miracle de la République Fédérale” - n’étaient autres que Ludwig Erhard, le futur Chancelier allemand, et Ludwing Emminger, le futur Président de la Bundesbank. Alors qu’ils avaient loyalement collaborés avec les nazis pendant une décennie, ils modifièrent leur trajectoire de 180 degrés lorsque cela devint nécessaire pour la survie de leur classe. Leurs machinations habiles contrastent avec l’échec de la Conspiration de Juillet, bien que ce fut au prix de la liquidation des Junkers et de la perte de près de la moitié du Reich allemand.
On doit également observer que la terreur nazie, déchaînée par Himmler après l’échec du coup d’Etat, et les effets dévastateurs des bombardements alliés ont détruit le potentiel qui existait encore dans des secteurs de la classe ouvrière allemande afin d’intervenir comme une force autonome pour mettre fin à la guerre [11]. L’afflux massif de plus de 10 millions de réfugiés venant de Prusse Orientale et d’autres territoires allemands perdus, a par la suite créé une immense armée de réserve industrielle qui a maintenu les bas salaires pendant 15 ans et a préservé les hauts taux de profit générés par la redistribution des richesses entre les classes sous la dictature nazie.
La voie préparée par Ehrard et Emminger, sous le patronage de l’impérialisme américain et la tolérance initiale par Staline, a permis à la classe dominante allemande d’émerger 20 ans plus tard avec une puissance industrielle et financière plus importante qu’auparavant, y compris à l’intérieur d’un territoire d’Etat plus réduit. On ne pourrait illustrer de manière plus convaincante comment les retournements de l’histoire fonctionnent au travers de l’utilisation des talents individuels par les nécessités de classe, dans le cadre des limites d’un mode de production donné.
Ernest Mandel