Pourquoi, lorsque Ernesto Che Guevara se rendit en Egypte en 1965, le président égyptien Gamal Abdel Nasser l’emmena-t-il à Kamchich, village niché au cœur du delta du Nil dans le gouvernorat de Menoufia ? Pourquoi Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre y allèrent-ils à leur tour deux ans plus tard, tout comme une délégation de l’association Via Campesina en 2005 ? Kamchich occupe une position singulière – entre Kafr Al-Mousaylaha, le village natal du président Hosni Moubarak, au nord ; Mit Abou Al-Kom, celui d’Anouar El-Sadate, au sud-est ; et Dinshwaï, qui fut le théâtre d’un soulèvement contre l’occupation britannique en 1906 [1], à l’est. Mais surtout, emblématique des luttes paysannes menées en Egypte, le village porte la trace tant de leurs succès passés que de leurs difficultés présentes.
Dans les campagnes d’avant la révolution de 1952 [2], où la grande majorité de la paysannerie connaissait des conditions de vie misérables et de travail très dures, existait, à côté d’une petite agriculture « libre » mais paupérisée, un large secteur agricole de type féodal. Les paysans y avaient un statut de « métayers semi-serfs ». Vivant dans des izba, grands domaines où ils étaient regroupés avec leur famille dans des hameaux, ils cultivaient les terres du maître gérées par un intendant. Un labeur non rémunéré par un salaire, mais par l’attribution à titre précaire d’une parcelle du domaine, qu’ils travaillaient pour leur propre compte et qui leur permettait à peine de vivre avec leur famille.
Ne faisant pas exception, Kamchich se trouvait sous la domination des Fiqqui. A la fin des années 1940, cette famille possédait environ 600 hectares, aux deux tiers sur le territoire du village. Elle avait également la haute main sur la coopérative agricole, créée en 1936, et donc sur la distribution des crédits, des semences et des engrais aux petits paysans – un contrôle qui, avec celui de la mairie, lui permettait de pratiquer l’échange forcé de parcelles, de réquisitionner de la main-d’œuvre pour des travaux sur ses terres et de s’attribuer des privilèges en matière d’irrigation.
Cinq années de « paix sociale »
Durant cette période, puis, de façon plus pressante, à la fin de la seconde guerre mondiale, la nécessité d’une réforme agraire s’imposa. Le 9 septembre 1952, soit moins de deux mois après leur accession au pouvoir, les Officiers libres conduits par Nasser promulguèrent une loi qui limitait sévèrement la taille des propriétés agricoles, marquant ainsi le début de la réforme agraire (lire ci-dessous « Redistribution des terres »).
A Kamchich, les Fiqqui – comme les grands propriétaires de nombreux autres villages – réussirent dans un premier temps à échapper à ces dispositions. Ils usèrent jusqu’en 1961 de nombreux subterfuges pour faire croire que leur propriété foncière individuelle n’excédait pas le plafond fixé, alors que chacun des membres de la famille en possédait plus du double. Face à cette situation, dès la fin de 1952, de jeunes étudiants et des paysans du village s’engagèrent dans la lutte lancée par Salah Hussein Maqlad, issu d’une famille de moyens propriétaires appauvris. Ils appelèrent l’ensemble des paysans à récupérer les terres que leur avaient achetées à bas prix les Fiqqui, profitant de ce que la crise des années 1930 avait ruiné beaucoup d’entre eux.
Des affrontements armés restés dans toutes les mémoires se déroulèrent au cours de l’année 1953. Salah Hussein fut assigné à résidence à Shibin Al-Kom, chef-lieu du gouvernorat, à la fin de 1953, puis emprisonné durant plus d’un an pour appartenance présumée aux Frères musulmans, avant d’être déchu de ses droits civiques jusqu’à la fin de 1965. Car l’Etat, en dépit de ses positions de principe « antiféodales », voyait d’un mauvais œil le développement d’un mouvement autonome paysan.
En juillet 1961, le régime nassérien prit néanmoins un tournant radical avec la promulgation des « décrets socialistes », qui entraînèrent la mise sous séquestre des biens de quatre mille familles et de leurs terres, au total plus de 50 000 hectares. A Kamchich, six mois furent nécessaires pour recenser toutes les parcelles litigieuses, mais le comité désigné à cette fin établit que la superficie possédée par la famille Fiqqui dépassait largement le plafond fixé par la loi. Confisquées en totalité, ses propriétés furent redistribuées à deux cents petits paysans du village. Et les Fiqqui furent assignés à résidence à Alexandrie. Dès lors, Kamchich fut un exemple de la paix et de la justice sociales enfin établies dans les campagnes, grâce à l’application des principes « socialistes » de la réforme.
Cette « paix sociale » ne durera cependant que cinq ans. Lorsque, rétabli dans ses droits civiques, Salah Hussein revient à Kamchich, en 1966, il est considéré comme un dangereux agitateur communiste et placé sous la surveillance des services de sécurité. Il écrit en avril une lettre aux dirigeants de l’Union socialiste arabe, le parti unique, pour réclamer la confiscation des palais abandonnés par les « féodaux », afin d’y héberger les services sociaux d’éducation et de santé. Quelques jours plus tard, le 30 avril 1966, il est tué au cours d’une « altercation ». Deux membres de la branche principale des Fiqqui sont immédiatement soupçonnés d’avoir commandité cet assassinat, mais seuls des seconds couteaux seront condamnés par la justice.
En mettant en œuvre la réforme de 1961, l’Etat avait également des visées d’ordre politique : en finir avec le pouvoir de la « grande aristocratie foncière » alliée de l’ex-royauté, en brisant son assise socio-économique. Au vu des nombreux postes politiques et administratifs encore ou nouvellement occupés au niveau tant local que régional, durant les années 1960, par les membres de cette aristocratie foncière ou leurs héritiers, on peut toutefois considérer que le dessein de l’Etat n’a abouti qu’au niveau national.
En outre, à partir de 1961 – l’année où furent promulgués la seconde loi de réforme agraire et les « décrets socialistes » –, les terres soustraites aux grands propriétaires furent classées selon deux statuts distincts. Le premier concernait les terres confisquées aux latifundiaires par la mise en application des deux lois de réforme agraire : les paysans qui les exploitaient pouvaient en devenir propriétaires moyennant le versement à l’Etat de quarante annuités. Le second se rapportait aux terres séquestrées durant les années 1960, à l’époque de la radicalisation du régime nassérien : sans qu’elles cessent de leur appartenir, les grands propriétaires n’en disposaient plus à leur gré. Elles étaient placées sous l’autorité de l’Etat et gérées par le département du séquestre et par l’organisme pour la réforme agraire, qui les confiaient en fermage à de petits exploitants et reversaient leur loyer aux grands propriétaires.
Après la mort de Nasser en 1970, le nouveau président Sadate lance, dès mai 1971, un « mouvement rectificatif », amorçant la « dénassérisation ». En juin 1974 fut ainsi votée une loi annulant les séquestres liés aux « décrets socialistes » de 1961. Elle prévoyait la restitution pure et simple de 60 000 hectares à leurs propriétaires ou leur indemnisation substantielle. Cette opération ne se passa pas sans heurts. Bénéficiant de contrats de location permanents, d’un montant légal fixe et très modique, les paysans empêchaient les propriétaires de les déloger.
A Kamchich, la famille Fiqqui parvint à reprendre non seulement ses terres séquestrées, mais encore la demeure familiale où avaient été installés une école et différents services sociaux. Et la veuve de Salah Hussein, Mme Shahinda Maqlad (lire ci-dessous ), qui avait pris, dès juin 1971, la tête d’un mouvement régional de protestation, fut interdite de résidence au village ; elle fut par la suite souvent emprisonnée.
Aujourd’hui, Kamchich compte quarante mille habitants. Enrichie par les migrants revenus des pays du Golfe depuis 1990, la ville a été dotée de trois pharmacies ainsi que d’un nouveau jardin public, ceinturé par un mur surmonté d’une grille, offert par Mme Suzanne Moubarak, la femme du président. Juste à côté se trouve un symbole de la lutte opiniâtre menée contre le « féodalisme » : un des palais abandonnés par la famille Fiqqui. Mais nombre de militants paysans, isolés, menacés, assiégés, emprisonnés, torturés, bannis et parfois assassinés, ont payé un lourd tribut à la lutte qu’ils menaient, en particulier pour le droit à la terre. Cinquante-cinq ans après les premières réformes agraires, beaucoup continuent de vivre dans la peur d’être, du jour au lendemain, arbitrairement chassés de chez eux.
En effet, adoptée en 1992, la nouvelle loi agraire a marqué un changement profond dans les relations entre propriétaires et locataires de terres agricoles. Elle a été conçue comme applicable à partir de 1997 seulement, après une période transitoire de cinq ans durant laquelle le loyer de la terre devait passer progressivement de 7 à 22 fois le montant de l’impôt foncier. Le prix du bail serait ensuite fixé sur le seul marché libre, et les locataires dans l’incapacité de régler la somme demandée pourraient être expulsés. Par ailleurs, les contrats de fermage cesseraient d’être transmissibles par héritage et permanents pour être fixés à terme (la durée minimale officielle étant d’un an) ; quant au fermage annuel, il deviendrait payable en espèces et en totalité dès la signature du bail, c’est-à-dire avant même la récolte. Dans la pléthore de rapports consacrés à la réforme du secteur agricole, le sort des victimes d’une telle politique ne fit l’objet d’aucune considération.
Cette loi, qui visait au moins un million d’exploitants (sur les trois millions alors comptabilisés en Egypte), autrement dit près de six millions de personnes ou un neuvième de la population totale du pays, traduisait la convergence d’intérêts opérée entre les propriétaires et les néolibéraux. Elle permettait aux premiers de revaloriser leur patrimoine foncier, par l’augmentation sensible de la rente ou par la possibilité d’en disposer à leur guise. Et elle permettait aux seconds de vanter le libre fonctionnement du marché en lui attribuant toutes les « vertus » du nouveau système foncier. La revalorisation de la rente présentait à leurs yeux deux gros avantages : d’une part, encourager la recherche d’une plus grande rentabilité de l’exploitation, donc sa modernisation et l’intensification de la production ; d’autre part, entraîner un « écrémage » des microexploitations non rentables et leur possible annexion à des exploitations modernes.
Dans le même temps, le régime précédent était décrit de manière caricaturale : les propriétaires y étaient « exploités » par des locataires « insouciants » qui se contentaient d’engranger les énormes bénéfices d’exploitation favorisés par le montant dérisoire de la rente, pour leur racheter finalement à bas prix les terres une fois qu’ils les avaient ruinés...
Des conflits au coup par coup
La réalité est bien différente : les petites exploitations pratiquent une agriculture extrêmement intensive ; leurs rendements sont parmi les meilleurs des pays du Sud, et chaque parcelle relevant de l’horticulture peut donner jusqu’à trois récoltes par an. Si les petits propriétaires cherchent en priorité l’autosubsistance pour assurer la nourriture indispensable à leur famille, ils ont aussi le souci de maximiser les bénéfices par une diversification des productions destinées à la vente qui implique une prise de risques découlant notamment des fluctuations du marché. Par ailleurs, on constate couramment que les locataires investissent en travail et intrants destinés à améliorer la fertilité des parcelles, donc leur rendement, quand ils se sentent sécurisés par des baux à long terme. Comment, à l’inverse, des locataires expulsables au bout d’un an pourraient-ils avoir même l’idée de le faire – si tant est que la ponction opérée par la rente leur en laisse la possibilité ?
Le vote de la loi de 1992 créa une certaine émotion parmi les paysans concernés ; mais, comme une proportion non négligeable d’entre eux n’en eurent connaissance que tardivement, la presse s’attendait plutôt à des jacqueries lors de son entrée en vigueur, en octobre 1997. Si celles-ci n’eurent pas lieu, des conflits éclatèrent dans de nombreux villages – au coup par coup, sans effet « boule de neige », mais provoqués par les évictions forcées de paysans qui refusaient les augmentations de loyer. Le Centre agraire pour les droits humains, une organisation non gouvernementale du Caire [3], a répertorié sur trois ans (1998-2000) cent dix-neuf morts, huit cent quarante-six blessés et mille quatre cent neuf arrestations liés à des opérations d’éviction de fermiers et à d’autres conflits associés à l’accès aux terres agricoles.
L’absence d’« explosions en chaîne » – que l’Etat porta au crédit des « commissions de conciliation » mises en place à son initiative – était en fait liée à l’interdiction de tout syndicat indépendant, ainsi qu’à l’omniprésence et à l’efficacité des organismes de renseignement, de contrôle et de répression. Elle s’explique aussi par l’extrême complexité des rapports sociaux dans les milieux ruraux – en particulier, l’existence d’un marché locatif parallèle où les loyers étaient déjà très élevés, les relations de clientélisme établies entre propriétaires et paysans locataires, la présence de petits propriétaires non exploitants et pas seulement de latifundiaires.
La loi agraire de 1992 a néanmoins profondément bouleversé la vie des paysans. Depuis cette date, la rente foncière agricole a en moyenne décuplé, et elle peut atteindre désormais entre le tiers et la moitié du revenu brut annuel d’exploitation. On estime que les trois quarts des petits exploitants qui louaient des terres en 1996 y ont renoncé, la plupart du temps du fait de leur surendettement. De multiples témoignages attestent en effet que les paysans s’endettent de plus en plus lourdement pour payer les nouveaux loyers. D’importantes ventes de bijoux et de bétail ont lieu, et les ménages cherchent à diminuer les dépenses par tous les moyens : suppression de la viande dans l’alimentation quotidienne, retrait d’un enfant de l’école pour le mettre au travail... La catégorie des exploitations supérieures à 10 feddans [4] s’est, en revanche, consolidée, en effectifs comme en superficie totale, au détriment des microexploitations. Ainsi, les inégalités dans la répartition des terres agricoles, qui s’étaient réduites de 1952 à 1980, pour stagner entre cette date et 1990, ont recommencé à croître comme au bon vieux temps, celui des dernières années de l’« ancien régime » !
Au cours de la dernière décennie, le gouvernorat de Menoufia fut traversé de nombreuses « explosions sociales » liées à la terre. En général passées sous silence par les médias, elles étaient dues aux manœuvres des anciennes familles possédantes. S’appuyant sur la loi de 1992, celles-ci ont entrepris de récupérer des terres qui leur avaient appartenu ou de s’emparer d’autres qu’elles convoitaient. De telles manœuvres ont déclenché des affrontements souvent très violents entre des paysans et les hommes de main ou les forces de police appelées à la rescousse par ces familles, affrontements suivis de multiples interpellations, d’emprisonnements arbitraires – parfois accompagnés de tortures – et de procès iniques assortis de lourdes peines. D’après le Centre agraire pour les droits humains, il en est résulté, entre 2001 et 2004, cent soixante et onze morts, neuf cent quarante-cinq blessés et mille six cent quarante-deux arrestations.
Les événements qui se sont déroulés en 2005 à Sarando, village de dix mille habitants situé dans le nord-ouest du Delta, illustrent ces enjeux. Profitant du flou juridique qui entourait les 2 100 hectares en sa possession avant 1952, la famille Nawar a résolu de reprendre « ses » terres par la force. Du 5 janvier au 15 mars, la population locale a de ce fait vécu un véritable cauchemar, la police saccageant les maisons, terrorisant les populations, et interpellant de nombreux hommes sous les chefs d’inculpation de port d’armes, destruction de récolte et tentative d’assassinat sur agents de la force publique. Des dizaines de personnes ont été arrêtées ; l’une d’elles, une femme âgée de 40 ans, est décédée le 14 mars après avoir été torturée.
A deux cents kilomètres au nord-est, Izbet Mershaq a connu l’année dernière d’autres incidents graves. Quoique les paysans bénéficiaires de la réforme aient versé, entre 1964 et 2005, les annuités requises pour entrer en possession des parcelles qui leur avaient été attribuées, l’organisme pour la réforme agraire refusait de leur délivrer leurs titres de propriété. Le précédent propriétaire en profita pour engager des poursuites à leur encontre et, au fur et à mesure qu’il gagnait ses procès, il les fit expulser, récupérant jusqu’à la moitié des 42 hectares qu’on lui avait expropriés. Dans l’intervalle, les paysans ayant enfin réussi à obtenir leurs titres, ceux qui avaient été expulsés firent appel. Cependant, comme cet appel n’était pas suspensif, dix-sept fourgons de police et des dizaines de policiers en civil investirent une parcelle afin de procéder à une nouvelle expulsion, le 21 mai 2006. Accourus pour prêter main forte à son occupant, les six cents habitants d’Izbet Mershaq, accompagnés de journalistes, furent encerclés par les forces de l’ordre, qui les chassèrent à la matraque et à la bombe lacrymogène, jetant même des femmes dans un canal. Il y eut vingt-cinq personnes interpellées, et un journaliste fut blessé.
Cependant, et pour la première fois, l’événement eut un retentissement à l’étranger, grâce à la présence sur les lieux de la presse ainsi que du comité de soutien aux paysans créé à Kamchich en 2005 – il participa en juin de la même année au Forum social européen (FSE) de Barcelone. Les ambassades égyptiennes étant inondées de fax de protestation, les paysans interpellés furent rapidement relâchés, les chefs d’accusation contre eux abandonnés ; l’officier de police qui avait mené cette répression très brutale fut muté. Les paysans décidèrent alors de ne plus passer d’accord individuel avec les ex-propriétaires, mais de s’opposer collectivement à eux par la voie légale. Une première étape a ainsi été franchie dans la lutte contre la remise en cause des acquis de la réforme agraire, à Kamchich.
Beshir Sakr et Phanjof Tarcir
Redistribution des terres
Au début des années 1950, la surface agricole utile de l’Egypte représentait 2,5 millions d’hectares, soit un sixième de moins que celle des Pays-Bas. Elle appartenait pour un tiers à 2,6 millions de tout petits propriétaires (dont beaucoup n’étaient pas paysans), ayant chacun en moyenne 3 000 mètres carrés mais constituant 94 % de l’ensemble des propriétaires. Un autre tiers était détenu par 150 000 moyens propriétaires, possédant entre 2 et 20 hectares. Le dernier tiers revenait à 11 000 possesseurs de véritables latifundia, représentant à peine 0,4 % du total des propriétaires – 3 000 d’entre eux avaient entre les mains 20 % des terres agricoles, avec des domaines pouvant dépasser 4 000 hectares de terres irriguées. La pression exercée par les possédants était telle que, juste avant la révolution de 1952, le loyer des terres agricoles atteignait en moyenne la proportion exorbitante de 75 % du revenu net d’exploitation.
La loi n° 178 que promulguent les Officiers libres nassériens en 1952 marque le début de la réforme. Le volet foncier plafonne la propriété agricole à 200 feddans (84 hectares) par individu, avec possibilité pour celui-ci de transférer immédiatement jusqu’à 100 feddans à ses enfants mineurs et de vendre sur le marché la fraction restante de son avoir. En 1961, le plafond est ramené à 100 feddans par propriétaire individuel et à 200 feddans par famille nucléaire.
A la fin des années 1960, le bilan de cette réforme s’établit ainsi : sur les 380 000 hectares saisis, soit 15 % de la surface agricole utile de l’Egypte) environ les quatre cinquièmes ont été redistribués en pleine propriété à 318 000 exploitants agricoles, lesquels constituent 17 % des familles vivant de l’agriculture et le quart des exploitants possédant entre 1 et 5 feddans. L’objectif de la redistribution, d’ordre avant tout social, est au demeurant modeste : non seulement le plafond de la propriété autorisée reste de 200 feddans par famille, mais encore la réforme ignore les « paysans sans terre » et les minifundiaires (possédant moins de 1 feddan). De plus, cet objectif ne sera que partiellement atteint, puisqu’une proportion non négligeable de grands propriétaires conservera, par divers moyens pour la plupart illégaux, des domaines dont la taille excède les limites fixées.
Beshir Sakr et Phanjof Tarcir
Portrait d’une militante paysanne égyptienne
Shahinda Maqlad est membre fondateur du Comité de soutien aux paysans bénéficiaires de la réforme agraire. Depuis un demi-siècle, cette femme égyptienne de près de 70 ans lutte contre « le féodalisme, l’absolutisme et le capitalisme sauvage ». La sortie de son autobiographie consacrée aux « années Kamchich » est l’occasion de revenir sur les moments significatifs d’une vie militante dans un contexte particulièrement tendu : son livre a fait l’objet d’une plainte pour injure et diffamation de la part des héritiers Fiqqui.
Shahinda voit dans l’influence de son père, qui, bien qu’officier de police, était un fervent nationaliste wafdiste à tendance marxiste, l’une des sources de son combat. A l’école, l’une de ses institutrices, Widad Metri, lui parle également de justice sociale. Sa jeunesse est marquée par le développement du nationalisme arabe et par la lutte pour l’indépendance de l’Egypte. Elle se souvient d’un attachement viscéral à la cause palestinienne, lié au passé héroïque de son cousin Salah Hussein, qui allait devenir par la suite son mari. En 1948, alors qu’elle n’a que 10 ans, celui-ci quitte sa famille et l’Egypte clandestinement pour aller combattre aux côtés des feddayins palestiniens à Gaza.
1958 : une entrée remarquée en politique. Au mois de décembre 1958, lors d’une réunion publique de l’Union nationale (nom du parti unique de l’époque) à Chibin Al-Kom, chef-lieu de la province de Menoufiyya, Shahinda Maqlad prend la parole devant l’assemblée en qualité de seule femme élue de l’Union dans la province. Elle y interpelle le président de l’Union, le colonel Kamal Al-Din Hussein, membre du Conseil de la Révolution, présent avec une délégation syrienne (envoyée dans le cadre de l’unité syro-égyptienne de 1958-1961) et dénonce les manœuvres des grands propriétaires terriens de son village, Kamchich, qui tentent d’échapper aux dispositions de la loi de réforme agraire. Le discours de Shahinda, épouse du militant Salah Hussein, fait l’effet d’une bombe. Quelque temps après, les terres de ces propriétaires, les Fiqqui, seront confisquées et redistribuées aux petits paysans, lesquels éliront Shahinda comme leur représentante au sein de la section locale de l’Union.
Les combats de Shahinda et Salah à Kamchich. En 1961, après l’échec de l’union avec la Syrie, Nasser prend un ensemble de décisions (« Les décrets socialistes »), dont l’un concerne la mise sous séquestre des biens – y compris fonciers – de grandes familles de l’« ancien régime ». Ces mesures, qui visent essentiellement à l’affaiblissement de leur pouvoir économique et politique dans les campagnes, sont soutenues par les paysans : à Kamchich, hommes et femmes participent à de grandes manifestations organisées par Shahinda et Salah (qui avait abandonné ses études de lettres pour se consacrer à ses activités politiques). A cette occasion, des affrontements ont lieu avec les forces de l’ordre. Salah Hussein est arrêté, puis emprisonné. Revenu quelques années après au village, il est tué le 30 avril 1966 dans des circonstances peu claires, lors d’une altercation avec des paysans ralliés à la famille Fiqqui. Shahinda s’emploie alors à transformer les manifestations spontanées de colère et d’appel à la vengeance qui s’organisent en volonté de mettre au jour les dimensions politiques de ce meurtre et d’en dénoncer les responsables.
Sous Sadate et Mubarak, la lutte continue. A la mort de Nasser, en 1970, Anouar El-Sadate accède au pouvoir et met en place son « Mouvement de rectification », qui s’accompagne d’une vague de répression contre les éléments radicaux, notamment dans les campagnes. Des fonctionnaires et des enseignants suspects sont mutés aux quatre coins du pays. Le pouvoir procède à plus de deux cents arrestations et à vingt et une expulsions de militants hors de leur province de résidence. Parmi ces derniers se trouve Shahinda, considérée comme meneuse du mouvement paysan de Kamchich. En juin 1971, elle est interdite à vie de résidence dans les provinces de Menoufeyya et de Kafr El-Sheikh. Elle ne renonce cependant pas à ses activités militantes et réaffirme sa volonté de jouer un rôle politique. Après avoir obtenu, avec ses compagnons de lutte de Kamchich, l’annulation de son bannissement, elle se présente aux élections législatives à trois reprises, en 1976, 1979 et 1984. Au début des années 1980, elle crée le Rassemblement paysans au sein du parti d’opposition de gauche Tagammou’ (Rassemblement). En 2005, elle participe encore à la fondation du Comité de soutien aux paysans bénéficiaires de la réforme agraire.
L’« affaire Shahinda ». Dans un entretien accordé en janvier 2005 à l’hebdomadaire féminin Nisf El-Dunya (la moitié du monde), Shahinda raconte son combat à Kamchich et l’assassinat de son mari. Comme son autobiographie, ses propos – qui s’appuient pourtant sur les procès-verbaux de l’époque – font l’objet d’une plainte pour injure et diffamation de la part des héritiers Fiqqi.
Le dimanche 25 juillet 2006, le verdict tombe : Shahinda n’ira pas en prison, mais n’est pas acquittée pour autant. Elle est jugée coupable d’injures et diffamation à l’encontre des héritiers Fiqqi et, à ce titre, condamnée à une amende de 2500 livres égyptiennes (350 euros) et à 2100 livres égyptiennes de dommages et intérêts (290 euros). En condamnant Shahinda, c’est la résistance des paysans qui est criminalisée. Au moment où, par la violence, des héritiers des grandes familles féodales, appuyés par la sûreté de l’Etat, expulsent des petits paysans devenus depuis cinquante ans légalement propriétaires de leurs terres, des tribunaux « révisionnistes » réécrivent ainsi l’histoire de la réforme agraire nassérienne.
Beshir Sakr et Phanjof Tarcir