C’est autour d’un slogan « Liberté, dignité » martelé pendant des semaines que les hommes et les femmes se sont rassemblés en Tunisie pour une libération d’une dictature qui bénéficiait de la complicité silencieuse de tous les grands de ce monde. Pour nous, femmes tunisiennes, partie prenante de cette révolution, la libération et la dignité exigent que le principe de l’égalité entre les femmes et les hommes soit consacré dans la Constitution.
En effet, le Code du statut personnel (1956), souvent brandi comme exemplaire dans le monde arabe et musulman, structure les droits des femmes autour de la sphère familiale et matrimoniale exclusivement, malgré un caractère moderniste indéniable pour son époque. Les femmes y sont traitées non comme des personnes humaines titulaires de droit propre, mais comme filles, épouses, mères… Ainsi, les mères célibataires ne bénéficient d’aucun droit. De plus, les droits reconnus sont marqués par un ancrage identitaire musulman. Cet enfermement trouve sa raison d’être dans l’article 2 de la Constitution qui affirme l’islam comme religion d’État. L’évolution du droit n’a porté que des progrès à la marge (réserves faites des conventions internationales égalitaires signées par la Tunisie). C’est donc au nom de ces identités que le droit recèle nombre de discriminations légales à l’encontre des femmes, l’inégalité dans l’héritage favorable aux hommes, l’interdiction de fait du mariage d’une musulmane avec un non-musulman, l’impossibilité pour une non-musulmane d’hériter de son mari musulman… Il en découle que la citoyenne tunisienne non musulmane n’a pas les mêmes droits qu’une musulmane et que la musulmane se voit ainsi dirigée dans ses choix.
Pour toutes ces raisons et pour d’autres, les femmes tunisiennes s’engagent pour une réelle égalité femmes-hommes dans notre pays. Ce principe doit être affirmé par la future constitution, qui doit le consacrer en même temps que la séparation du religieux et du politique.
Pour éclairer l’avenir, la mémoire des luttes des femmes en Tunisie
Le statut des femmes en Tunisie, acquis indéniable, a souvent été instrumentalisé par le pouvoir. Comme Bourguiba l’a fait avant lui, Ben Ali s’est servi des droits des femmes comme outil de communication politique vers l’étranger et comme bouclier vis-à-vis des différents groupes religieux.
Or, d’une part, Ben Ali a hérité du Code du statut personnel promulgué en 1956, il l’a amélioré en deçà des revendications égalitaires des féministes tunisiennes et, d’autre part, l’histoire officielle du parti-État a confisqué l’histoire des luttes des Tunisiennes pour les droits. Il est donc urgent de réhabiliter les pionnières de cette histoire.
La société tunisienne dans son ensemble et les femmes tunisiennes plus particulièrement n’ont pas attendu Bourguiba et encore moins Ben Ali pour imposer le débat sur les droits des femmes dans la société. Dès 1924, Habiba Manchari a été la première à se dévoiler lors d’une conférence à Tunis, pour réclamer la suppression du voile, et à plaider en 1928 pour l’abolition de la polygamie. D’autres noms sont dans la mémoire des luttes : M. El Ouertani, N. Ben Othman (1925) qui, dévoilées, ont revendiqué, sur la tribune du Parti socialiste, la suppression du voile et la libération des Tunisiennes. En 1924-1929, un grand débat sur le voile a eu lieu dans le journal Tunis socialiste et dans le journal réformiste Ennahda.
En 1930, Tahar Haddad a dénoncé dans son livre Notre femme dans la législation et la société le sort réservé aux femmes et des associations de femmes ont vu le jour dans les années 1930-1940. La Société des dames musulmanes, en 1934, l’Union musulmane des femmes de Tunisie, en 1936 et l’Union des femmes de Tunisie, proche du Parti communiste, en 1944. Elles avaient des centaines d’adhérentes et étaient présentes dans plusieurs villes.
La promulgation du Code du statut personnel en Tunisie n’est donc pas un fait du prince mais résulte d’un réel ancrage dans la modernité des femmes tunisiennes.
Rompre de manière définitive avec le double discours
La révolution tunisienne a permis de ressouder les Tunisiens. Pendant plusieurs jours, le peuple a vibré sur les mêmes mots pour déloger les mêmes maux. Le sprint final concentré dans un terme unique chargé de rage, « Dégage », a fait des petits depuis.
La chorégraphie engagée par tout un peuple pour se libérer n’a nécessité ni chef d’orchestre ni chorégraphe. Les corps et les voix ont trouvé leur place et se sont emboîtés naturellement. La cohésion et le consensus régnaient. Dans cette foule compacte, les particularités n’apparaissaient nullement.
Le peuple de gauche comme le peuple de droite ont marché ensemble. Les islamistes n’étaient pas visibles, aucun de leur slogan n’a été perçu. Mais ils ont fini par prendre le train en marche et, depuis quelques jours, on assiste à des agissements qui sont pour le moins inquiétants : quelques imams sont chassés des mosquées, des petites manifestations brandissant des slogans tels que « Le coran est notre constitution », ou « Nous sommes toutes avec le hijab », des femmes attaquées lors d’une marche pacifiste. On chasse aujourd’hui l’imam qui est fonctionnaire de l’État, comme on pourrait chasser demain le prof qui enseigne les Mille et une Nuits ou Abou Nouwas (1). Au même moment, le parti Ennahda dont le mot d’ordre semble être : « Ne pas faire peur », n’arrête pas de faire des ronds de jambes, sans pour autant dénoncer les dérapages commis par des groupes islamistes en Tunisie. Ennahda ne peut ignorer sa responsabilité ni que, ce qui peut rassurer les Tunisiennes et les Tunisiens aujourd’hui, c’est son adhésion à la séparation du politique et du religieux et à une constitution qui consacre l’égalité entre les femmes et les hommes.
Il ne peut rassurer s’il continue à ménager la chèvre et le chou, il doit rompre de manière définitive avec le double discours et cesser de se comparer avec l’AKP turc car il occulte une donnée fondamentale, la Constitution turque offre des garanties que n’offre pas la Constitution tunisienne. Elle est laïque.
Les paternalistes et néocolonialistes en tous genres reprennent du service
Depuis quelques jours, on assiste à un concert de spéculations sur la situation en Tunisie assez étonnant, une ribambelle d’experts défile à la télé, des hommes et des femmes de tous bords dictant aux Tunisiens leur conduite future. Ceux-là mêmes, qui, pendant des décennies, soutenaient activement ou par leur silence le régime de Ben Ali, sont aujourd’hui de retour.
Ceux qui parlaient « du miracle tunisien », « du rempart à l’islamisme » mais ne trouvaient rien à redire sur le régime, la répression, les atteintes aux droits des Tunisiens. Ceux qui comme Antoine Sfeir se sont démultipliés, par le passé sur les plateaux, vantant le régime de Ben Ali jusqu’à participer activement à sa propagande lors des dernières élections et accusant les opposants de dramatisation et d’exagération, tous ceux-là nous offrent un show indécent.
Quinze jours, à peine, après la chute du dictateur, les voilà remis en selle par des médias complaisants. Des médias qui ont, au passage, brillé par un silence assourdissant sur la révolution en Tunisie quasiment jusqu’au bout, à l’instar du gouvernement, qui, égal à lui-même et arrogant, a misé sur la dictature pour protéger ses privilèges.
A peine Ben Ali déchu, des paternalistes et néocolonialistes en tous genres reprennent du service. Ils nous demandent d’organiser des élections au plus vite, de trouver un terrain d’entente avec le RCD, d’enterrer vingt-trois ans de dictature en un temps record. La Belgique n’a pas de gouvernement depuis des mois, ils ne s’en mêlent pas. Les Tunisiens n’ont-ils pas le droit de faire leur transition démocratique souverainement à leur rythme ? La Tunisie n’est pas sous tutelle et les Tunisiens n’ont besoin de personne. Ils ont réussi à virer un dictateur, pourquoi ne seraient-ils pas capables de virer le RCD ? Jusqu’à quand une certaine classe politique française restera-t-elle paternaliste et néocoloniale ? À ceux-là, j’ai envie de dire : vous n’avez rien compris à la Tunisie et aux Tunisiens.
Un nom qui ne fait guère consensus chez les Tunisiens, « la révolution du jasmin ! »
Beaucoup de ceux qui ont participé à cette marche vers la liberté contestent cette appellation et la refusent. Ils l’ont exprimé à maintes reprises devant les médias mais il faut croire que ces derniers sont sourds et loin d’être démocratiques au point de s’octroyer le droit d’abuser de leur pouvoir pour véhiculer ce nom et l’imposer aux Tunisiens.
Le jasmin est souvent associé à la Tunisie de la carte postale et des affiches dans le métro parisien. Une Tunisie fantasmée. Car pour les Tunisiens, le décor avait un envers et des coulisses, beaucoup plus sombres et sordides. Aujourd’hui les Tunisiens n’ont pas envie d’être folklorisés et n’ont pas envie que leur œuvre soit réduite à une vision orientaliste et « carte-postalienne ». Curieuse manière de saluer un peuple que de l’usurper de son œuvre.
Avec 219 morts et 510 blessés, selon le rapport encore provisoire du Haut-Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU, cette révolution n’embaume pas le jasmin. Notre révolution s’est faite et continue à se faire avec beaucoup de douleur, de peur et de sang.
Le nom n’étant pas encore déposé, j’ai vérifié, il serait peut-être temps de laisser aux Tunisiens le choix du nom de leur révolution. Ils ne se reconnaissent nullement dans ce terme chargé de stéréotypes et « d’andalouserie » de pacotille, d’autant que Ben Ali lui-même a employé ce mot, en 1987, lors de sa prise de pouvoir. Et le jasmin de Ben Ali est tâché du sang des Tunisiens.
Cette révolution est d’abord celles des « sans » : sans présent ni avenir, sans rien, sans rêves. N’ayant plus rien à perdre, ils nous ont rappelé que la dignité se paie au prix fort. Alors, par respect de la mémoire des martyrs, notre révolution s’appelle la révolution tunisienne, elle s’est faite à mains nues, pour la dignité et la liberté, et elle restera dans l’histoire pour cela. Vous n’écrirez pas notre histoire à notre place !
Nadia Chaabane
(1) Poète arabo-persan.