« C’est par l’image, dans un univers où elle règne partout, que s’est peu à peu imposée cette perte de considération pour le peuple. En France, le cinéma fut longtemps un lieu populaire, où le peuple était présent des deux côtés de l’écran. » Bertrand Tavernier citait récemment sur France Inter ce passage de La gauche sans le peuple, ouvrage du journaliste Eric Conan (1) qui analyse la rupture entre les partis de gauche et les classes populaires. Nostalgique d’une époque révolue où des films mettaient en scène « les tourments privés ou publics d’un ouvrier, d’un conducteur de locomotive, d’un chauffeur routier, d’un marin-pêcheur ». Nostalgique de ce que la revue Autrement appelait « Années Thorez, années Gabin ». Thorez n’est plus, Gabin non plus.
Pointer la disparition du peuple des écrans de cinéma n’est pas une nouveauté. C’est même devenu un poncif. Dès le Front populaire, marqué par l’entrée des ouvriers sur la scène politique et cinématographique, des critiques déploraient leur sous-représentation. Contre toute attente, Gilles Deleuze a quant à lui érigé cette absence tant décriée en signe de la modernité : « Resnais, les Straub, sont sans doute les plus grands cinéastes politiques d’Occident, dans le cinéma moderne. Mais, bizarrement, ce n’est pas par la présence du peuple, c’est au contraire parce qu’ils savent montrer comment le peuple, c’est ce qui manque, c’est ce qui n’est pas là ». Et de poursuivre : « Car, dans le cinéma classique, le peuple est là, même opprimé, trompé, assujetti, même aveugle ou inconscient » (2).
La nostalgie d’un passé idéalisé tient sans doute plus à la façon dont l’ouvrier était autrefois représenté qu’à la quantité de films qui le mettaient au premier plan. Gabin incarnait le mythe du métallo parisien, libre et frondeur, capable de tenir tête à son patron. « La classe ouvrière a été mythifiée, magnifiée. La place importante des ouvriers dans la société française a donné naissance à un idéal ouvriériste qui a masqué la complexité de la réalité. A la différence de l’Angleterre qui avait sur cette question une longueur d’avance : le Parti communiste anglais n’ayant jamais été très puissant, les cinéastes ont su regarder le monde ouvrier britannique dans la réalité de son fonctionnement, sans verser dans le mythe, explique le documentariste Marcel Trillat, auteur des Prolos et de 300 jours de colère. Il faut cesser de donner une image diabolique ou angélique du peuple ».
Icônes du monde du travail dans les années 1930, les figures populaires sont, dans leurs avatars contemporains, souvent exclues et désocialisées. Dotées hier d’un tempérament combatif, gouailleur et débrouillard, aujourd’hui murées dans leur résignation et leur incapacité à communiquer, elles sont depuis quelque temps abonnées aux marges, vouées à l’altérité ou à une inquiétante étrangeté. La vie de Jésus et L’Humanité de Bruno Dumont, La vie rêvée des anges et Le petit voleur d’Eric Zonka, En avoir (ou pas) et A vendre de Laetitia Masson, Quand la mer monte... de Gilles Porte et Yolande Moreau (voir Regards, numéro 11, novembre 2004)... Personnages tantôt noircis, tantôt poétisés, mais toujours sur le fil.
Salariés au bord du licenciement, chômeurs au bord de la crise de nerf, précaires papillonnants de petits boulots en petits boulots. Le travail évoqué en creux ou au loin pose toujours problème. A quelques exceptions près, dont Les Brodeuses. Dans ce premier film, Eléonore Faucher met en scène la rencontre entre une jeune fille, caissière au supermarché du coin, et une femme, Ariane Ascaride, qui accepte de la prendre dans son atelier : « L’héroïne s’accomplit au travers de son travail. Elle est reconnue pour ce qu’elle a envie de faire et ça l’aide. Ce n’est pas qu’une reconnaissance professionnelle. Elle peut rêver en travaillant, oublier le poids du quotidien. Ça lui apporte une estime d’elle-même », raconte la réalisatrice. Si elle a choisi la broderie, c’est parce qu’elle est pour elle peu étiquetée socialement. « Ce métier renvoie aux grisettes comme à la haute couture. » Exception rare à tous points de vue : le travail est souvent invisible, parfois aliénant, rarement épanouissant. « Dans En avoir (ou pas), le travail pue, au sens propre : Sandrine Kiberlain se lave tout le temps car elle travaille dans une usine de poisson », observe l’historien Tangui Perron. Le personnage de Dries, dans Quand la mer monte..., préfère porter des géants occasionnellement que vendre des légumes sur les marchés. Dépourvu d’attaches, il musarde sans notion d’espace et de temps, s’accroche à son amour impossible, avec qui il écume les bars tabac et les fêtes populaires locales. Reste malgré tout une forme de solidarité collective : le défilé de géants « remplace en un sens les religions qui ont déserté », raconte Yolande Moreau. Gilles Porte ajoute : « Il y a une fanfare, un groupe, quelque chose qui relève du clocher, de la place du village. Une communion ».
Versant désespéré de cette désocialisation, les films de Bruno Dumont campent des êtres instinctifs à la dérive, sur fond de paysages dévastés à l’image de l’état mental de ces héros borderline (voir entretien p. ???). « Depuis les dix dernières années, les classes populaires réapparaissent par les marges. Les cinéastes montrent des parias, des exclus, des fermetures d’usine. Etienne Chatilliez utilisait un ressort sociologique dans La vie est un long fleuve tranquille mais il filmait lui aussi des outsiders. La famille Groseille, c’est presque le quart monde », corrobore Yann Darré, auteur d’une Histoire sociale du cinéma français (3).
« Tous mes films parlent d’un individu en marge d’un groupe, qui essaie d’y trouver sa place », nous confiait Laurent Cantet au moment de la sortie de l’Emploi du temps. Même en crise, l’individu n’a pas cessé chez lui d’entretenir une relation avec le groupe. Certes fragile, la conscience de classe n’a pas complètement volé en éclats. Dans Ressources humaines, Franck, projeté au service DRH dans l’usine de son père ouvrier, intériorise la violence des rapports de classe, tiraillé entre sa filiation prolétaire et ses aspirations professionnelles. Autre cas singulier dans le champ du cinéma français : Robert Guédiguian moins sensible à ce qui sépare qu’à ce qui unit. Les relations amoureuses et amicales, les fêtes de quartier, les rapports de voisinage, les convictions politiques et humanistes tissent la trame de toute sa filmographie, de Dernier été à Mon père est ingénieur. « Guédiguian porte beaucoup d’intérêt à la vie affective et aux difficultés de la vie quotidienne, sans misérabilisme. Il transpose dans un milieu populaire l’approche de Claude Sautet ou Louis Malle. La très haute société est rare dans le cinéma français qui lui préfère la moyenne bourgeoisie, classe favorite de Claude Chabrol », affirme le sociologue Michel Pinçon (4). Rarement saisie par ses marges, la bourgeoisie se reflète plutôt dans sa « normalité ». Elle teste parfois ses limites, en se faisant un peu peur, comme dans Nathalie... dernier film d’Anne Fontaine, réalisatrice de l’excellent Nettoyage à sec. Fanny Ardant pimente la vie de son couple en jetant une prostituée, Emmanuelle Béart, dans les bras de son mari, Gérard Depardieu. Heureusement, tout finit par rentrer dans l’ordre... Forte de ses privilèges, la bourgeoisie connaît peu de catastrophe identitaire sur les écrans, confortée in fine dans sa légitimité et sa conscience d’elle-même. Aussi divers que soient ses visages - satirique chez Claude Chabrol, caricatural chez Etienne Chatilliez, critique chez Louis Malle, complaisant chez le Claude Miller de La petite Lili... De fait, « aucun groupe social ne présente à ce degré, unité, conscience de soi, et mobilisation », estiment Michel et Monique Pinçon-Charlot dans leur Sociologie de la bourgeoisie.
Dans les milieux populaires, la conscience de classe s’est au contraire fissurée. Ceci explique sans doute cela : le « peuple » forme aujourd’hui une nébuleuse difficile à appréhender et à représenter. « Sans conscience de classe, plus de représentation possible du peuple sinon des figures d’aliénés », résume bien Tangui Perron. Des figures que Bertrand Tavernier contourne en filmant des héros qui ont encore le courage de lutter pour autre chose que leur survie : « Certains critiques ont tendance à privilégier des films autistes qui mettent l’accent sur l’impossibilité de communiquer, le désespoir, le repli sur soi. Pour ma part et pour mon malheur, je m’intéresse à des personnages conscients de la réalité du travail qu’ils exercent : à l’évidence, le directeur d’école de Ça commence aujourd’hui incarné par Philippe Torreton ne ressemble pas aux personnages de Bruno Dumont ». Si des cinéastes aussi différents que Bruno Dumont et Eléonore Faucher se défendent de faire œuvre sociologique, préférant saisir des itinéraires individuels, si Laurent Cantet refuse d’incarner le Ken Loach français, c’est sans doute à l’image d’une génération méfiante vis-à-vis des abstractions politiques.
Notes
(1) Eric Conan, La gauche sans le peuple, éditions Fayard, 2004.
(2) Gilles Deleuze, L’Image-temps, les éditions de Minuit, 1985.
(3) Yann Darré, Histoire sociale du cinéma français, éditions la Découverte, 2000.
(4) Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, éditions la Découverte, 2000.