Le contexte international lors du sommet de Barcelone permet de comprendre les finalités du « partenariat » mis en place. La chute des dictatures bureaucratiques des pays de l’Est a redessiné les cartes des alliances et des sphères d’influences comme la première guerre du Golfe l’a illustré. La création de l’OMC (1994) a marqué la vague dominante de la mondialisation capitaliste orientée vers la construction de zones globales de libre-échange. L’Europe de Schengen s’est mise en place jetant les bases d’un contrôle sécuritaire renforcé des frontières et d’une lutte contre les migrants. Les accords d’Oslo laissaient entrevoir, au détriment du peuple palestinien, la possibilité d’une normalisation des relations de l’État d’Israël avec les pays de la région. L’instabilité politique durant le début des années 1990 dans certains pays, les transitions de règnes et les contestations populaires ont également pesé.
La politique méditerranéenne de l’UE a connu plusieurs phases : forum Med dans les années 1980, processus de Barcelone, politique européenne de voisinage (PEV), et finalement UPM. mais le processus de Barcelone constitue le fondement de la politique qui vise à assurer un redéploiement global de l’impérialisme européen. Les difficultés diplomatiques, les rivalités entre les États, les contradictions même des intérêts entre pays de l’UE et finalement l’absence de construction d’une zone de libre-échange globale et intégrée ne doivent pas occulter que les accords d’association initiés s’appliquent et qu’un processus de re-colonisation est bien à l’œuvre.
Le processus de Barcelone
Présenté comme le « principal instrument du partenariat, de la coopération et du dialogue avec la région méditerranéenne » [1], le processus de Barcelone lancé en 1995 avait trois objectifs officiels :
– la création d’une aire de paix et de stabilité, grâce au renforcement du dialogue politique et de la sécurité (volet politique et sécuritaire) ;
– la construction d’une zone de prospérité partagée à travers un partenariat économique et l’établissement progressif d’une zone de libre-échange (volet économique) ;
– le rapprochement entre les peuples grâce à des partenariats visant à la compréhension entre les cultures et des échanges entre les sociétés civiles (volet culturel, social et humain).
Le partenariat s’est concrétisé par des programmes de coopération multilatérale (programmes Meda), faisant l’objet de financements spécifiques, élaborés et évalués à l’occasion de rencontres ministérielles spécialisées, et des accords d’association bilatéraux entre d’un côté l’Union européenne, de l’autre chacun des pays tiers méditerranéens. Ceux-ci ont permis d’imposer aux pays du Sud les politiques libérales d’ouverture totale à l’investissement et à l’installation directe d’entreprises européennes. Chacun des objectifs a été préparé par un processus global de réformes législatives et réglementaires. Tout ce qui protégeait un minimum les économies nationales du sud méditerranéen a été démantelé, dans le but de libérer l’accès des produits européens au marché du pays avec lequel l’accord était signé, et celui des produits du pays concerné au marché européen.
Parallèlement on a favorisé la privatisation ou la mise en gestion déléguée des entreprises et établissements publics. C’est ce qui a permis au grand capital et tout particulièrement aux investisseurs étrangers… accompagnés par les familles au pouvoir, de s’installer dans les niches les plus rentables. Ce vaste chantier a essentiellement été financé par l’UE (appuyée par la Banque mondiale et le FMI) et se poursuit aujourd’hui dans le cadre de l’UPM dans le plan d’action régional 2007-2013 par la libéralisation du transport (indispensable pour accompagner le libre-commerce), la création d’une Zone euro-méditerranéenne de l’énergie potentiellement reliée aux pays producteurs de pétrole du sud du Sahara, et la généralisation de l’ouverture des services pour faciliter le transfert et la participation du capital étranger aux opportunités de profit.
Officiellement établi sur une base partenariale de réciprocité, le processus de Barcelone ne peut masquer un profond déséquilibre : le seul PIB de la Belgique est supérieur à celui de tous les pays arabes méditerranéens réunis. Les échanges commerciaux se font principalement au profit des pays de l’UE tandis que l’endettement des pays ara-bes se creuse. À l’inverse, les échanges sud-sud restent dérisoires.
L’UPM à la manœuvre
Fondée à l’initiative de Nicolas Sarkozy, en juillet 2008 dans le cadre de la présidence française de l’Union européenne, l’Union pour la Méditerranée est destinée à donner un souffle nouveau au processus de Barcelone. La continuité est réelle (d’ailleurs son siège a été localisé dans la capitale catalane), même si l’UPM répond à une situation nouvelle : enlisement américain au Moyen-Orient, difficultés d’Israël, avancées dans les projets de construction européenne... Ce qui se joue depuis 1995 n’est pas seulement la construction d’une vaste zone de libre-échange comme cheval de Troie d’une re-colonisation économique, mais bien la mise en place de mécanismes institutionnels de contrôle des politiques des États. Il y a bien sûr des objectifs politico-économiques explicites :
– finaliser la construction d’un accord de libre-échange global et approfondi pour 2012 notamment pour les services, l’agriculture, la pêche ;
– franchir un cap dans le contrôle de l’immigration ;
– développer le rôle structurant du secteur de l’énergie dans le partenariat.
Mais il y aussi des processus plus ciblés de subordination politique. Ce n’est pas seulement l’existence de délégations nationales installées par l’UE qui agissent en étroite coordination avec les « donneurs d’ordre » en vue d’intervenir sur tous les aspects des reformes en cours ou à promouvoir. Cela va plus loin, à l’ombre des médias, au travers d’organismes conjoints qui gèrent la mise en œuvre des reformes économiques mais aussi la restructuration des appareils sécuritaires et même des administrations de l’État. Il n’y a pas un aspect de la politique intérieure qui n’ait sa cohorte d’experts, de missionnaires, d’idéologues, d’audit, d’évaluation etc.
Bien sûr, ce processus n’est pas exempt de contradictions qui font patiner l’UPM : les bourgeoisies européennes n’ont pas le même rapport historique à la Méditerranée. Les États du Sud sont eux-mêmes tiraillés entre l’ouverture économique et les risques majeurs sur leur propre stabilité politique d’une crise sociale qui couve, à plus forte raison quand se mêle la question des rapports avec l’État d’Israël. Il y a aussi le décalage entre les intérêts immédiats des multinationales, qui ne cherchent qu’à profiter de la libéralisation sans investir, et les intérêts géopolitiques des États (l’essentiel des routes de pétrole mènent à la Méditerranée pour approvisionner les pays importateurs européens). Mais au-delà de la divergence de priorités et d’intérêts immédiats, existe une vision commune sur la nécessité de construire « une zone sûre et pacifiée ».
La bourgeoisie française a compris que son influence politique implique des projets qui dépassent des accords de partenariat bilatéraux. L’ambition dans tous les cas de l’État français est d’utiliser un réseau dense de projets transversaux pour construire une Euro-Afrique vue comme un prolongement de la Françafrique en s’appuyant sur une zone méditerranéenne intégrée. Dans cette configuration, les connexions entre les élites dirigeantes, les technocraties gestionnaires, les services de l’État et les réseaux patronaux se sont considérablement resserrés.
Le soutien aux dictatures
Le partenariat Euromed inclut en théorie une dimension démocratique. Les accords d’association stipulent que les réformes économiques doivent être accompagnées de la construction d’un État de droit et du respect des droits de l’homme. L’absence de prise en compte des droits démocratiques peut entraîner une suspension des accords. En réalité, l’UE n’a jamais appliqué cette clause malgré le constat de violations permanentes et répétées des droits les plus élémentaires, et a donné à cette condition une compréhension particulière. Il s’agit pour les régimes du Sud d’assurer « une bonne gouvernance » et « un pluralisme électoral ». Cette conception rejoint celle de l’administration américaine qui appelle à la « démocratisation » dans le Grand Moyen-Orient.
C’est ainsi que la plupart des dictatures ont introduit à des degrés divers des reformes limitées qui, sans bouleverser leur nature autoritaire, leur permettent de cultiver l’apparence d’une « transition démocratique ». Sur le plan interne, elles leur ouvrent les possibilités d’une cooptation des élites de « l’opposition » ou de secteurs de la « société civile » avec plus ou moins de succès. Les gouvernants français sont particulièrement zélés à célébrer la prétendue « entrée dans la modernité politique », ou les « ouvertures démocratiques » de Mohammed VI et… de Ben Ali, ou à les défendre dans les conflits existants : prise de position en faveur de la « marocanité » du Sahara occidental par exemple. Ou encore la lutte contre le « terrorisme », entendue dans un sens extensif comme tout ce qui trouble l’ordre public et l’intégrité de l’État légitime, avec l’aval des chancelleries occidentales, l’adoption de législations ultra sécuritaires et de mesures de répression de masses.
Mais au-delà des soutiens diplomatiques, il s’agit de garantir la stabilité et la capacité à imposer la « paix sociale » au moment où le train des « reformes » se traduit par une dégradation des conditions de vie et de travail des majorités populaires. Le libre-échange, avec sa violence sociale généralisée, s’accompagne du renforcement des régimes autoritaires en place tout en permettant aux impérialismes de consolider leur mainmise.
UPM et Grand Moyen-Orient : des projets complémentaires
L’UPM et le projet du Grand Moyen-Orient (annoncé lors d’une réunion du G8 en 2004) sont les deux faces rivales et complémentaires de la domination impérialiste. Aussi bien les USA que l’UE partagent la priorité donnée à l’ajustement pays par pays au marché mondial et l’arrimage politique de la rive sud à un ensemble occidental qui réaffirmerait leurs intérêts stratégiques communs.
Le projet du Grand Moyen-Orient repose sur la construction d’un vaste marché commun dans lequel les pays du Golfe fourniraient les capitaux, les autres pays arabes une main-d’œuvre bon marché et Israël le contrôle technologique et la fonction d’intermédiaire obligé. Ce n’est pas un hasard si les pays du Golfe, chasse gardée des USA, sont « exclus » du projet de l’UPM mais celui-ci vise les mêmes objectifs pour le restant des pays. L’UPM est un projet de recolonisation s’appuyant sur une zone de libre-échange, une adhésion aux objectifs et manœuvres de l’Otan, un soutien à la stabilité des pouvoirs autoritaires et un appui à l’État d’Israël. Cette complémentarité n’exclut pas la rivalité : les USA cherchent à signer des accords de libre-échange dans tout le pourtour méditerranéen, et manifestent un souci démocratique… là où ils ne sont pas le partenaire dominant.
Par ailleurs, la Méditerranée qui est à la jonction de trois continents, est une zone traversée de conflits ou percutée par ces derniers et concentre une part notable du commerce des armes. La guerre dans les Balkans, l’impact de l’intervention en Irak sur la région, la persistance du conflit kurde ou la guerre au Sahara occidental en plus de la question palestinienne témoignent de logiques coloniales qui pèsent sur l’avenir et les évolutions de toute la région. Dans cet ensemble, la place et le rôle dévolus à l’Otan et Israël sont significatifs.
Cela se traduit par l’intégration de nombre de pays de la région dans les opérations de contrôle de l’Otan notamment à travers l’opération maritime Active Endeavour, lancée en 2001 pour « combattre le trafic illicite et le terrorisme en Méditerranée ». De même, on en est à la finalisation du projet d’installation d’un commandement de l’Otan au Maroc dont le champ d’intervention s’étendrait à tout le continent. Comme avec l’intégration de la Mauritanie à l’UPM, il s’agit pour les États-Unis et l’Europe d’avoir des points d’appui au contrôle des richesses en Afrique. Cette logique de subordination à l’Otan est le trait majeur de cette dernière période ainsi que le renforcement des liens entre l’Alliance et l’État d’Israël. L’UPM, à son tour, limitant le partenariat aux seuls pays riverains de la Méditerranée plus la Jordanie, à l’exclusion des autres pays arabes, permettait à l’Union européenne d’assurer par le commerce et le libre-échange une pression supplémentaire pour la normalisation avec l’État d’Israël.
L’UE et la guerre aux migrants
Les projets de partenariat sont pour une bonne part « des accords “de défense” et de protection de l’UE contre de possibles “débordements” sociaux politiques et culturels des pays de la rive sud de la Méditerranée » [2]. Le premier type de débordement est l’émigration de masse vers l’Europe de l’ouest considérée comme une menace. Les ministres des Affaires étrangères « reconnaissent l’importance de la coopération dans les domaines clés du fonctionnement de la justice, des migrations, et de la lutte contre les menaces majeures de la drogue, du terrorisme et du crime organisé ». Ils évoquent l’importance d’« une approche intégrée de la migration » et d’un « intérêt commun à combattre la migration illégale » [sic] [3].
Non seulement tout a été mis en œuvre pour tenter d’empêcher l’accès à l’asile des demandeurs originaires de régimes « amis », mais une fois acquise la qualité de réfugié, ils n’ont pas été protégés des exactions perpétrées par les agents de ces régimes en Europe. C’est notamment le cas en France, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) ayant gelé pendant des années les demandes d’asile des Tunisiens. Les requérants qui n’ont pas eu accès à l’asile ont été renvoyés de France, d’Italie et d’Allemagne en Tunisie (y compris quand la Cour européenne des droits de l’homme avait demandé de surseoir au renvoi), pays pratiquant la torture.
Sur un plan plus général, en introduisant la confusion entre migration clandestine et criminalité organisée, le processus de Barcelone privilégie une approche sécuritaire des questions migratoires, et c’est dans ce cadre qu’est institué Frontex en 2004, l’Agence pour la coordination des frontières extérieures de l’UE : des patrouilles conjointes européennes sont régulièrement organisées au large de l’Afrique de l’Ouest et au sud de la Méditerranée pour contrôler les côtes européennes de l’immigration clandestine. L’utilisation d’avions et de bateaux de combat, de caméras thermiques, de murs électroniques, de patrouilles et exercices interarmées montrent qu’il s’agit bien d’une guerre contre les migrants, qui a fait des milliers de morts. L’UE inscrit maintenant la thématique (im-)migration dans un programme propre distinct et différent. La thématique (im-)migration s’accorde exclusivement avec justice, police, sécurité.
Un programme-cadre intitulé « solidarité et gestion des flux migratoires pour la période 2007-2013 » a été mis en place et financé par l’UE. Il est constitué de quatre fonds qui couvrent les domaines de la politique d’asile, des visas et du franchissement des frontières extérieures. Le sommet de Séville en 2002 a vu apparaître des clauses de « gestion migratoire » dans le cadre des « partenariats ». Le commissaire européen Frattini déclarait que « la bonne fin des négociations dépend de beaucoup de leviers ou devrais-je dire de carottes dont la commission dispose, c’est-à-dire d’incitations suffisamment puissantes pour obtenir la coopération des pays tiers concernés. » En réalité, il s’agit de déléguer, moyennant un chantage à « l’aide au développement » aux pays du Sud une mission de surveillance et de répression permettant de sous-traiter l’immigration clandestine.
Ainsi l’UE cherche à signer des accords de réadmission assurant l’industrialisation de l’expulsion, violant les droits des étrangers, notamment en les renvoyant dans certains pays dont ils ne sont pas ressortissants. Les ministres de l’Intérieur et de l’Immigration de l’Union européenne ont adopté 29 propositions rédigées par Éric Besson le 25 février 2010, qui visent à renforcer la militarisation des frontières européennes, à faciliter les expulsions et à impliquer davantage les pays du Sud dans le blocage de la circulation entre les deux rives. En même temps, la Commission européenne insiste beaucoup sur l’idée selon laquelle l’UE a besoin « d’encourager une gestion efficace de la migration économique ». C’est à ce titre que sont signés des contrats de travail provisoires, notamment dans l’agriculture, en Andalousie ou dans le sud de la France, qui permettent de faire venir, après sélection, une force de travail corvéable à merci, sous-payée et renvoyée aussitôt.
Lutter ensemble contre la mondialisation capitaliste
Loin d’être un simple cadre d’approfondissement des politiques d’ajustement structurel, le processus de Barcelone modifie en profondeur les rapports de dépendance classique entre le nord et le sud de la Méditerranée. La crise, tout en aiguisant les contradictions et conflits d’intérêts des secteurs dominants, renforce ce processus de subordination où il s’agit d’imposer partout aux populations les mesures drastiques d’austérité et des réformes qui accordent une liberté totale aux capitalistes. Les classes dominantes du sud renégocient leur fonction de relais associé des intérêts du capital multinational, en s’assurant une part du butin et l’assurance d’un partenariat global face aux risques d’instabilité sociale et politique de cette dynamique.
Face à un adversaire organisé à l’échelle internationale, qui agit, raisonne dans l’espace monde et définit sa stratégie à cette échelle, il n’y a pas de contradictions objectives entre les besoins des travailleurs et des peuples du monde entier. Le bien-être des uns ne se nourrit pas de la misère des autres et leur mise en concurrence débouche en réalité sur une dégradation d’ensemble. Si jusqu’ici le projet de domination globale se heurte aux résistances populaires contre la dégradation des conditions de vie et de travail, les guerres impérialistes et les occupations coloniales, il s’agit pour l’essentiel de résistances défensives dans le cadre de rapports de forces dégradés qu’il faut modifier. Cette réalité implique pour les forces d’émancipation d’unir leurs combats et de les faire connaître largement. L’enjeu est bien de réinventer un internationalisme militant et concret.
Le NPA travaille à l’organisation de conférences méditerranéennes anticapitalistes, vi-sant à poser les jalons de ce processus. En permettant une première rencontre politique dans les prochains mois, il s’agit bien sûr d’apprendre à se connaître, à partager nos expériences de lutte, à réfléchir collectivement, en partant de réalités différentes, sur les résistances à promouvoir et les contenus d’une alternative globale à la crise du capitalisme. Mais aussi de poser les bases de campagnes internationales qui brisent l’isolement des luttes sociales et démocratiques, mettent fin à l’impunité des dictatures quand elles répriment, s’opposent pied à pied à la re-colonisation, encouragent, au-delà des frontières, la solidarité entre travailleurs et apportent l’appui nécessaire aux luttes de libération des peuples occupés du Sahara à la Palestine.
Amin Nasser, le 5 janvier 2011