Ghannouchi, actuel premier ministre et ex-premier ministre de Ben Ali, vient d’annoncer sa démission. C’est une nouvelle victoire pour la révolution tunisienne. L’homme qui a été l’artisan du capitalisme néolibéral en Tunisie vient d’être éjecté du pouvoir, sous la pression populaire. Ainsi, en un peu plus de deux mois, les masses populaires ont fait un grand pas vers la délivrance de la Tunisie du pouvoir dictatorial ; le dictateur, son gouvernement et son parti sont d’ores et déjà hors d’état de nuire.
Cette démission ouvre, sur le plan politique, sur toutes les recompositions possibles et imaginables. Tout d’abord, toutes les alliances et tous les regroupements politiques sont sous haute pression ; il est fort probable que bon nombre vont éclater, s’ils ne le sont pas encore.
Ghannouchi a annoncé la couleur. Il dit préférer comme perspective politique un processus conduisant directement à une assemblée constituante et une nouvelle constitution. Les choses sont claires. Il s’agit maintenant, d’ici à la mi-juillet, de préparer, notamment, une nouvelle loi électorale qui sera le cadre des élections législatives prochaines.
La question du nouveau gouvernement se pose donc. D’abord, qui va rester et qui va partir de l’actuel gouvernement ? A mon avis, le trio Chebbi, Brahim (ex-opposition) et Baccouche (indépendant) vont se maintenir dans le prochain gouvernement. Qui va rejoindre ce nouveau gouvernement ? Cette question est plus importante que le nom du futur premier ministre.
Je pense que la quasi-totalité des partis, in et extra ex-gouvernement Ghannouchi, seront d’accord à intégrer le futur gouvernement, s’ils ne sont pas déjà dedans, car cela ne fait aucun doute qu’avant d’annoncer sa démission, Ghannouchi a assuré sa succession. Cette question va donc remettre en cause, tout l’échiquier politique post-14 janvier.
Pourquoi Ghannouchi a-t-il démissionné ? Tout d’abord parce qu’il n’avait plus le choix ! Depuis vendredi, tout particulièrement, la mobilisation populaire record n’a pas faibli, alors que le Sit-in 2 à la place du gouvernement, se poursuit depuis 10 jours. De plus, le gouvernement Ghannouchi s’est cassé les dents sur la question sociale.
Je pense, en effet, que c’est la question sociale, essentiellement, qui a précipité la chute de Ghannouchi. Plus d’un demi-million de chômeurs (chômage selon les standards internationaux, et chiffre officiel) dont près de 200 000 sont des diplômés de l’université et, enfin, ¾ des chômeurs sont des jeunes de moins de 34 ans ! Par ailleurs, la pauvreté a atteint des proportions importantes sous le règne du libéralisme économique. Ben Ali ne reconnaissait que 100 000 familles vivants sous le seuil de pauvreté, il y a quelques jours, le porte-parole du gouvernement avait reconnu 180 000, aujourd’hui Ghannouchi a parlé de 200 000 familles !
La chute du dictateur a libéré une parole longtemps confisquée par la dictature mais a libéré, aussi, les revendications sociales, notamment les plus insoutenables d’entre-elles. Après le 14 janvier plus aucun pauvre, plus aucun chômeur n’est disposé de patienter, d’attendre des lendemains qui chantent, et c’est tout à fait légitime.
Ghannouchi a compris cela, lui qui pensait qu’en acceptant presque toutes les revendications concernant les libertés individuelles et collectives il pouvait sauver l’essentiel ; à savoir le régime économique et social, s’est rendu à l’évidence. La Tunisie a été socialement exsangue tout au long des 23 ans de règne du capitalisme néolibéral. L’austérité sociale, la casse de l’emploi, la marchandisation des services publics fondamentaux, auxquels s’ajoutent une politique fiscale prédatrice et les pratiques mafieuse des clans de Ben Ali ont saigné à blanc la Tunisie.
Les pauvres et les chômeurs, tout particulièrement, ont compris, à juste titre, que la révolution a sonné pour eux l’heure de l’affranchissement de la misère, l’heure de la reconquête de la dignité confisquée. Le gouvernement de Ghannouchi, en se maintenant dans la logique économique et sociale de l’avant 14 janvier, ne pouvaient, en aucune manière leur apporter satisfaction. Il n’est donc pas exclu que la sortie de Ghannouchi s’inscrive dans la perspective de la sauvegarde du régime ! Se maintenir davantage au pouvoir aurait contribué à alimenter le mécontentement et nourrir le processus révolutionnaire et à le faire rentre dans une dynamique de rupture avec l’ordre établi. Quitter le gouvernement et y impliquer dans le même temps des représentants de l’opposition qui ont politiquement bénéficié de cette position, peut avoir un double objectif. D’une part diviser le camp adverse et, d’autre part, impliquer ces partis dans la gestion quotidienne de la crise sociale, ce qui ne manquera pas de les affaiblir à leurs tour, sauf bien entendu, s’ils s’engagent dans une perspective de rupture avec l’ordre établi, par exemple en annonçant la suspension du remboursement de la dette publique extérieure et de réorienter l’argent ainsi libéré vers l’allègement du poids de la pauvreté et l’indemnisation des chômeurs.
Pour l’heure, une question préoccupe, à juste titre, beaucoup de Tunisiennes et de Tunisiens ; la question sécuritaire. D’autant plus que l’ancien pouvoir n’a cessé de jouer avec les nerfs des tunisiens, et à l’occasion de lâcher ses milices armées afin de semer la peur et le désordre dans le pays. Je pense que les tunisiennes et les tunisiens ont prouvé jusqu’ici qu’ils sont d’une maturité et d’une intelligence politique qui a surpris plus d’un. Les garants de la stabilité et de l’ordre en Tunisie sont les Tunisiens eux-mêmes. Ben Ali, son gouvernement, son Etat et son parti n’étaient les garants que d’un ordre injuste et oppresseur. Les masses populaires, les travailleurs et la jeunesse qui ont fait cette magnifique révolution sans tirer un seul coup de feu, tout en garantissant l’électricité, l’eau, le téléphone, la presse, le pain, etc… sont capables, nul doute là dessus, de préserver leur révolution et de la maintenir dans le chemin qui mène vers la liberté, la justice sociale et l’égalité dans un Etat populaire et démocratique souverain, libéré de toute tutelle et de toute ingérence.
Ce qui facilite d’autant ce processus, c’est la révolution arabe qui avance avec détermination et qui a remporté plusieurs victoires dans l’attente d’en réaliser davantage.
Fathi Chamkhi, Tunis, le 27 février 2011 (17h30).