Jean Batou – Au cours de ces dernières semaines, dans les manifestations internationales de solidarité avec les révolutions du monde arabe, on a beaucoup entendu scander : « One, Two, Three, demain c’est l’Algérie ! » Penses-tu que ce slogan-pronostic corresponde à la réalité ?
Chawki Salhi – L’explosion algérienne a précédé ces manifestations mais nos représentations du réel et les rythmes de nos actions n’échappent pas aux campagnes dominantes. L’insurrection populaire de Tunisie a surpris une Algérie émeutière, dans une phase de contestation générale de Bouteflika. Les révoltes du 5 janvier et leur violence désordonnée ont vite déçu et provoqué un repli attentiste sur le plan politique qu’on aurait tort d’identifier à un soutien à Bouteflika. Simplement, après avoir appelé au changement en 1991, sous hégémonie intégriste, et subi les horreurs qui ont suivi, les masses populaires ne peuvent se contenter de dire « dégage » ! Elles veulent préciser l’alternative pour laquelle elles mettraient à bas l’ordre libéral autoritaire actuel. Mais l’impact des victoires tunisiennes et égyptiennes est réel. Il se traduit par un sentiment largement partagé d’une urgence à remettre en cause la précarité sociale et à contester l’arbitraire quotidien. L’absence temporaire de contestation politique du régime n’empêche pas une radicalité sociale impressionnante. Les Algérien-nes sont, en fait, très attentifs et prêts à bouger si les perspectives politiques se clarifient. C’est pourquoi Bouteflika panique et multiplie les programmes disparates pour distribuer les emplois temporaires et atténuer les tensions sociales.
Quelles sont à tes yeux les principales analogies et les principales différences entre la situation de l’Algérie et celles de la Tunisie, de l’Egypte, de la Libye ou du Maroc ?
La crise mondiale de 2008 a plus affecté l’Egypte, la Tunisie et le Maroc, pleinement intégrés à la mondialisation libérale – tourisme, ateliers de sous-traitance, centre d’appels... En Algérie, bien moins intégrée, l’effondrement des cours du pétrole a été amorti par le confortable matelas de devises accumulé. Cela vaut aussi pour la Libye. Par contre, tous partagent l’extension dramatique de la précarité sociale et du chômage des jeunes, notamment diplômés, terreau principal de la contestation. Mais la précarité n’est pas spécifique à la région.
Sur le plan politique, la Tunisie était un très joli commissariat de police : la société réduite au silence était soumise aux impératifs du tourisme et aux besoins des investisseurs étrangers. La dictature libyenne me semble avoir été plus féroce encore. Les libertés au Maroc et en Algérie sont beaucoup plus larges : la presse, la vie associative, les partis, les syndicats animent la société malgré les entraves d’un pouvoir autoritaire et les coups de sa répression. Par contre, le discrédit abyssal des partis et de la politique accroit la difficulté de construire une alternative. L’Egypte est dans une situation intermédiaire. L’expression politique centrale était totalement fermée, mais la société était bouillonnante à l’inverse du glacis tunisien, où les opposants étaient écrasés par la répression.
On sait peu de choses sur la Libye, mais les autres pays ont connu une certaine effervescence sociale. Ce phénomène a été plus massif et plus insolent en Algérie, où on parle de 2500 conflits pour 2010 (émeutes, grèves, etc.) ; c’était plus dur au Maroc et en Tunisie face à la brutalité policière, malgré les actions de solidarité de la gauche marocaine. La Tunisie et l’Egypte révolutionnaires sont pénétrées d’un sentiment de dignité qui développe la radicalité sociale. Le Maroc doit être saisi, comme l’Algérie, de cette idée que c’est le moment de bouger. Cela concerne d’abord les précaires.
Le Parti socialiste des travailleurs (PST) n’a pas appelé à soutenir la marche du 12 février de la Coordination nationale pour le changement et la démocratie (CNCD). Peux-tu expliciter les raisons qui vous ont amené à prendre une telle décision ?
Depuis la mise en place des dispositifs protectionnistes de 2008 et 2009, les secteurs dominants de la bourgeoisie, liés aux importations, ont convergé avec leurs tuteurs impérialistes pour en demander le retrait. Leurs grands quotidiens dénoncent les concessions sociales du pouvoir comme autant de « primes à l’émeute ». L’objectif proclamé de la CNCD est le changement de régime. L’enjeu est celui de donner une direction politique au mouvement social bouillonnant. Mais ces personnalités démocratiques et ces partis libéraux ont refusé de faire la moindre concession aux revendications des luttes populaires en cours : emploi, logement, etc. Curieux, cet exotisme qui refuse aux socialistes d’Algérie de diverger sur l’avenir politique avec des courants de droite. Les paramédicaux, les profs, les communaux, tous en grève nationale, les chômeurs qui, par centaines, coupent les routes et assiègent les mairies, les groupes de travailleurs temporaires qui bloquent leurs entreprises, n’ont pas prêté attention à ces initiatives ultra-médiatisées. Pas plus que les étudiant-e-s en mobilisation nationale qui assiègent le ministère.
En 1990, il était assez difficile de refuser le front unanime contre le pouvoir en place. Vingt ans après, l’équation est différente. Les révolutions tunisienne, égyptienne, ont chassé leurs despotes et les militaires gèrent la continuité. Notre révolte de 1988 avait aussi débouché sur un pouvoir militaire dès 1992. L’Algérie, la Tunisie et l’Egypte vont devoir inventer la suite.
* Entretien réalisé par Jean Batou