Au fil des protestations géantes dans le Wisconsin et l’Ohio, un nouveau mouvement des travailleurs-euses est né, aux Etats-Unis, au cours de ces dernières semaines. Ces jours-ci, il fait face à une épreuve de force décisive. A Madison comme à Columbus, capitales respectives des deux Etats, les Républicains cherchent à supprimer les syndicats de la fonction publique : des dizaines de milliers de salarié.e.s manifestent et résistent.
Nous n’avions plus vu un tel face-à-face entre travailleurs-euses et patrons aux Etats-Unis depuis l’agitation ouvrière du début des années 1970, bien que les problèmes posés aujourd’hui évoquent plutôt ceux des années 30. C’est l’existence même du mouvement ouvrier étasunien qui est en jeu. La question qui s’impose est donc la suivante : comment arracher une victoire ?
Dans la lutte pour défendre le droit des employé.e.s de la fonction publique à se syndiquer, des dizaines de milliers de personnes (jusqu’à 70’000) ont manifesté dans le Wisconsin. Elles ont occupé de façon permanente le Capitole et alimenté, à l’extérieur de celui-ci, un mouvement de masse bouillonnant. A Columbus aussi, plusieurs manifestations se sont déroulées devant le Capitole, réunissant jusqu’à 10’000 travailleurs-euses. Et ça continue. A Indianapolis, où des milliers de métallos et d’ouvriers de l’automobile ont manifesté, les Républicains ont décidé de retirer de la table des négociations leur « droit à la non-affiliation syndicale » [dans les Etats où la syndicalisation n’est pas automatique, les syndicats sont davantage enclins à défendre les droits des travailleurs-euses, NdT.]
Renverser la vapeur
A Madison, centre névralgique de la lutte, une nouvelle conception du mouvement ouvrier voit le jour. Depuis plusieurs décennies, les ouvrier-ères étatsuniens se sont battus pour améliorer leurs conditions de vie, mais ils/elles sont restés confinés dans les limites bornées du syndicalisme corporatiste. Chaque syndicat ignorait largement les autres (mis à part les moments où ils étaient en concurrence les uns par rapport aux autres) et négligeait souvent la question du mouvement ouvrier pris dans sa globalité, pour ne rien dire des problèmes des travailleurs-euse eux-mêmes qui, dans leur grande majorité, ne sont pas syndiqués. Et soudain, nous avons à nouveau un vrai mouvement ouvrier, dans lequel les syndicats du secteur public et ceux du secteur privé marchent à l’unisson : tuyauteurs et professeurs, métallos et secrétaires, programmeurs et éboueurs. Les salarié.e.s syndiqués sont souvent rejoints par des milliers de salarié.e.s non-syndiqués et d’étudiant.e.s. Toutes celles et ceux qui se trouvent du bon côté de la barrière de classe sont les bienvenus. Le mouvement s’ouvre et les esprits aussi. Les manifestant.e.s écoutent les Démocrates venus les soutenir, mais ils/elles prennent aussi les journaux des organisations socialistes et discutent avec des militant.e.s d’extrême gauche.
Là où le mouvement est à son apogée, au Wisconsin, les syndicats redeviennent des mouvements de salrié.e.s et renouent avec le vieux concept de la solidarité des travailleurs-euses, selon lequel « attaquer l’un d’eux revient à les attaquer tous ». Le mouvement n’est pas confiné au Midwest. Partout dans le pays, les travailleurs-euses affichent leur solidarité, en manifestant notamment, du Vermont à Atlanta. Au moins 150 militant.e.s syndicaux californiens ont ainsi pris l’avion pour rejoindre les piquets de grève à Madison. Nous avons aujourd’hui un nouveau mouvement ouvrier national propulsé par l’énergie, l’enthousiasme et la créativité par en bas.
Il y a des moments où la politique est tout entière contenue dans des principes, et d’autres où tout tourne autour de la stratégie. Nous traversons une phase où tout dépend de la tactique, de la recherche d’une tactique qui peut amener suffisamment d’énergie pour arracher une victoire sur le plan local et commencer à renverser la vapeur au niveau national.
Enormes enjeux
Il ne s’agit pas seulement d’un grand mouvement social. Les enjeux de cette bataille entre la droite et les travailleurs-euses sont énormes. Les Républicains dans le Wisconsin, l’Ohio et l’Indiana voudraient casser les syndicats, les éliminer en tant qu’acteur de la société américaine. La législation qu’ils proposent vise à mettre un terme aux droits des employé.e.s de la fonction publique à se syndiquer, à faire grève, à négocier. L’élimination légale des syndicats doit passer, dans leur esprit, par l’arrêt brutal du système de déduction automatique des cotisations syndicales, sapant ainsi la viabilité économique des syndicats.
Certains à gauche soulignent – non sans raison – que les cotisations automatiques elles-mêmes ont miné le mouvement syndical. Quand jadis les fonctionnaires syndicaux collectaient les cotisations de la main à la main, auprès de chaque membre, ils devaient écouter les travailleurs-euses syndiqués et leur rendre des comptes. Depuis que les patrons collectent eux-mêmes les cotisations pour les syndicats, c’est une autre histoire. L’argent arrive directement sur les comptes en banque des syndicats dans un flux financier continu, mais qui en supprime un autre, celui des commentaires, des idées et des doléances qui arrivaient en même temps que les cotisations.
Il y a du vrai dans cette argumentation et le nœud du problème réside bel et bien dans la nécessité pour les syndicats d’un fonctionnement démocratique contrôlé par les membres. Mais le fait de détruire brutalement leur fonctionnement actuel aurait des conséquences désastreuses. Les locaux syndicaux fermeraient, les équipes syndicales partiraient à vau-l’eau et les programmes syndicaux seraient dispersés aux quatre vents. Les syndicats nationaux continueraient certainement à soutenir les fédérations dans les Etats touchés ; mais sur le plan régional, pour continuer à exister, celles-ci devraient licencier l’essentiel de leurs employé.e.s, perdant du jour au lendemain une grande part de leur force de frappe.
La casse de ces syndicats signifierait aussi l’abrogation des contrats qui protègent leurs membres. Une bonne part de ces contrats garantit non seulement des salaires décents, mais aussi une couverture maladie ; ils touchent de même à la défense des conditions de travail et à la régulation du code de travail en cas de plainte des employé.e.s. Ces contrats induisent chez les travailleurs-euses un certain sens de la « citoyenneté sur la place de travail », c’est-à-dire la conscience d’être tous des salariés, hommes et femmes, bénéficiant des mêmes droits.
Un paysage sans syndicat ?
Les Républicains veulent casser les syndicats car cela réduirait leur force de frappe dans le champ politique et sur les lieux de travail. Le Parti démocrate ne pourrait plus compter sur les financements syndicaux pour payer une bonne part de ses efforts électoraux, ceux qui permettent à ses équipes de mener des campagnes téléphoniques et de porte-à-porte. Les directions de la fonction publique pourraient faire travailler les gens davantage et les payer moins. L’affaiblissement des syndicats du public réduirait l’influence syndicale dans toute la société, conduisant également à une réduction de l’influence des syndicats du privé.
Pour les Républicains, il ne s’agit en effet que d’un premier pas. Le but véritable est d’en finir avec les syndicats de l’industrie, en particulier de l’industrie manufacturière où est produit l’essentiel des richesses matérielles du pays.
Les syndicats, malgré tous leurs défauts – et il y en a beaucoup, des salaires très élevés des secrétaires nationaux à l’organisation bureaucratique, en passant par les inégalités de « race » et de genre en leur sein, par leur politique systématique du moindre mal et par leur subordination au Parti démocrate – pèsent d’un poids décisif dans une série de luttes importantes. Ainsi, même si on peut dénoncer leur fonctionnement arriéré sur les questions de « race » ou de genre, ils continuent néanmoins à soutenir publiquement les luttes contre ces discriminations.
En d’autres termes, en dépit de tous leurs problèmes internes, les syndicats incarnent le poids de la classe ouvrière dans la société et le champ politique. Et même si leur poids, en raison de leur alliance avec les Démocrates, n’est pas toujours transformé en une véritable puissance de mobilisation, l’organisation syndicale de la classe ouvrière représente l’acteur social le plus important dans la démocratie étasunienne.
Que faut-il faire pour gagner ?
Le mouvement a déjà démontré son grand potentiel. Les manifestations de dizaines de milliers de personnes dans le Midwest, soutenues par des milliers de sympathisant.e.s dans d’autres Etats ont été bien autre chose que purement symboliques. C’est une mobilisation de salarié.e.s qui sont aussi des contribuables et des électeurs-trices, et les Républicains le savent et le craignent. Dans le Wisconsin, cette mobilisation a été accompagnée par une occupation du Capitole et par ce qui a été, durant un ou deux jours, une quasi grève générale des enseignant.e.s. Une telle mobilisation est certes impressionnante, mais il n’est pas sûr qu’elle parviendra à elle seule à stopper le projet législatif des Républicains et de leurs bailleurs de fonds.
Les travailleurs-euses se sont concentrés sur l’occupation du Capitole, mais ils/elles ont encore utilisé la puissance jusqu’ici négligée des manifestations de rue et de la désobéissance civile pour perturber le gouvernement et les milieux d’affaires. Des groupes de salarié.e.s se préparent à aller en prison pour défendre leur droit à élever le niveau de lutte dans le Wisconsin.
Mais les travailleurs-euses ont un pouvoir sur l’économie comme sur la société qu’ils/elles n’ont pas encore utilisé dans sa pleine mesure. La grève serait en effet une arme puissante dans la lutte. Seuls les enseignant.e.s du Wisconsin l’ont déjà utilisée. Le secteur sud de la Fédération centrale du travail du Wisconsin met en avant l’idée d’une grève générale de tous les syndicats de l’Etat. Pour être efficace, une grève générale doit être appelée avant le vote de la loi et doit être organisée de manière à ce qu’elle bloque le gouvernement et l’économie en même temps, tout en prenant en charge les besoins élémentaires de la population du Wisconsin.
Partout dans le pays, des centaines de milliers de salarié.e.s se tournent vers le Wisconsin et l’Ohio dans l’espoir d’y découvrir les moyens nécessaires pour contrer l’assaut des Républicains contre nos droits.
Dan La Botz
« Ici vous faites l’Histoire et le monde entier vous regarde »
Encart ajouté par solidaritéS
« Je suis Tom Morello, un syndicaliste. Durant 22 ans, j’ai milité dans la section 47 du syndicat des Musiciens (Musician Union Local 47 » à Los Angeles, et je suis fier d’être membre de l’Industrial Workers of the World (IWW) ; c’est un honneur d’être dans la rue à vos côtés aujourd’hui. Lorsque j’étais à l’aéroport quelqu’un m’a demandé : « pourquoi vas-tu à Madison ? » et j’ai répondu : « parce qu’ils sont en train de faire l’Histoire à Madison, c’est pour ça que j’y vais ». Ma mère a enseigné pendant 40 ans à l’école publique dans l’Illinois. Même si ma famille n’avait pas beaucoup d’argent, nous avions toujours de quoi manger sur la table et de quoi nous habiller, parce que ma mère était membre du syndicat des enseignants du secondaire. Ce combat est pour moi très personnel ! Je pense que l’avenir des droits des travailleurs-euses de ce pays ne sera pas décidé au Congrès, ni dans les tribunaux, pas plus que sur les ondes radiophoniques ou par Fox News (chaîne de télévision ultra-conservatrice). Leur avenir sera décidé dans les rues de Madison.
Ici vous faites l’Histoire et le monde entier vous regarde ! »
Discours de Tom Morello (guitariste de Rage against the Machine, l’un des groupes de rock parmi les plus engagés et les plus connus des années 1990), tenu le 21 février 2011 à Madison (Traduction de solidaritéS)
A voir sur http://www.youtube.com/watch?v=4_8qrlyZKx4