Depuis la fuite de Ben Ali et après les quelques jours de chaos et de terreur organisés par le régime, la population a imposé, malgré le couvre-feu (levé seulement le 18 février) et l’Etat d’urgence toujours en vigueur, la liberté de manifestation et d’organisation. Les masses se sont approprié la rue et ne sont pas prêtes d’en partir. Il y a des manifestations tous les jours, plusieurs par jour. Et même si cette multiplicité des actions peut indiquer une dispersion des forces, elle montre malgré tout que la mobilisation ne faiblit pas. Contrairement au récit mensonger de certains médias bourgeois, il n’y a pas de retour à « la normale » en Tunisie. Et cette dispersion a même pris fin avec le début du sit-in de la Kasbah à partir du 20 février, avec des revendications communes visant à en finir avec les restes de la dictature.
Car non seulement les militants de longue date mais aussi une majorité dans la société tunisienne est aujourd’hui consciente du risque réel de victoire des forces contre-révolutionnaires ne serait-ce que parce que la lenteur du changement bénéficie à ces forces, leur permet la destruction des preuves de leur compromission et la réorganisation de leurs militants.
La révolution tunisienne est confrontée à des dangers de taille
D’abord, les restes de la dictature ne sont pas négligeables : un gouvernement provenant du RCD, un ministère de l’Intérieur menaçant, des institutions inchangées (Constitution, codes divers), le ménage n’est pas fait dans les ministères et particulièrement dans les rangs de la police,… etc. Le gouvernement peine à nommer des gouverneurs acceptables par la population. Le maintien de l’état d’urgence n’est pas pour rassurer les manifestants.
En plus, l’appareil répressif est toujours aussi fort et déterminé, provoquant 5 morts en 3 jours à Tunis avant le départ de Ghannouchi. La nature de ce soi-disant « nouveau » gouvernement a été dévoilée entre le 24 et le 27 février. Pendant cette période ; et suite aux manœuvres, mensonges et provocations (les snipers qui ont assassiné des dizaines de manifestants entre fin décembre et début janvier n’ont pas été inquiétés, les milices qui ont semé le chaos non plus. pas de demande réelle d’extradition de Ben Ali et sa clique, pas de dissolution du RCD, pas de poursuites contre les tortionnaires), les manifestations exigeant la dissolution du gouvernement ont repris dans plusieurs villes et particulièrement à Tunis (HB). Elles ont été réprimées dans le sang ! Les milices continuent d’agir et de s’organiser pour semer la terreur, la police et l’armée les laissent faire. Exemple de la Gare SNCFT de Tunis : toujours gardée par un nombre impressionnant de soldats et des brigades d’intervention (équivalent des CRS) armés jusqu’aux dents, elle a été désertée le soir du 26 février et livrée aux pilleurs et casseurs. Les autorités attribuent ces actes de vandalisme aux manifestants alors qu’il est clair que ce sont des milices qui agissent au vu et au su des forces de l’ordre.
La passivité complice de l’armée commence à agacer, surtout qu’elle a quasi-systématiquement rendu à la police les personnes arrêtées par les comités de surveillance des quartiers, en sachant que la police allait les libérer. La sécurité est assurée là où la police est absente et que l’ordre est assuré par les militants !
Tout le monde voit le caractère manœuvrier et dilatoire de l’action du gouvernement, mais certains ont besoin d’une bouée de sauvetage, et Ghannouchi en a été une. Caïd Essebsi aura du mal à en être une ! C’est un bourguibiste de la génération de Mebazaa, nommé sans aucune concertation, présenté comme étant à l’écart de la vie politique sous Ben Ali, ce qui est faux : il a été président de l’assemblée nationale entre 1990 et 1991. Mais ce qui est aussi très problématique, c’est :
– d’abord son passé de tortionnaire quand il était ministre de l’intérieur de Bourguiba,
– ensuite, le fait qu’à la colère des travailleurs et des chômeurs, Mebazaa répond – le 27 février au soir – par la nomination d’un aristocrate comme Premier Ministre (Béji Caïd Essebsi vient de l’aristocratie tunisoise liée à l’ancien pouvoir beylical) ! Et face à la colère de la jeunesse qui mène cette révolution, il nomme un vieillard de 84 ans !
Les autorités ont aussi tenté, notamment pendant les sit-in de la kasbah, l’instrumentalisation du sentiment régionaliste pour diviser.
Ensuite, le gouvernement n’en finit pas d’agir illégalement, démontrant son incapacité à vivre dans un climat de légalité et d’état de droit. Dernier exemple en date : réquisition de la fortune trouvée dans le palais de Ben Ali, sans aucune procédure judiciaire, en absence de juge,… aucune traçabilité !
Par ailleurs, les revendications sociales restent sectorielles et divisées et subissent la forte propagande gouvernementale pour arrêter la mobilisation et retourner au boulot, prétendant que la révolution a déjà atteint ses objectifs. Les médias se sont fait les relais de cette propagande ainsi que des inquiétudes de la bourgeoisie et petite bourgeoisie qui agitent le risque de chaos, de fuite de capitaux (elles menacent de retirer leurs investissements et délocaliser leurs entreprises au Maroc), de décroissance, expliquant que les caisses de l’Etat sont vides, agitent l’épouvantail des pertes d’emplois.
La petite bourgeoisie est totalement déconnectée des masses, en a peur ainsi que des décisions qu’elles peuvent prendre. Elle s’oppose donc à l’exigence commune d’élection d’une assemblée constituante et privilégie des modifications de l’actuelle constitution par des experts en droit. Elle commence à organiser des manifestations dans les quartiers petit-bourgeois de Tunis pour soutenir le gouvernement et dénoncer… l’UGTT et Hamma Hammami contre qui elle mène une véritable campagne de diffamation. Même si le secrétaire général de l’UGTT a été réellement compromis avec le régime de Ben Ali, il suffit de voir d’où viennent les attaques contre l’UGTT : des sites internet tels que : Kapitalis, Espace Manager, Business News,…etc.
La bourgeoisie agite aussi l’épouvantail islamiste comme ennemi principal pour détourner l’attention de la continuité RCDiste de la politique du gouvernement et pour justifier le maintien de l’état d’urgence. Le ministère de l’intérieur a ainsi immédiatement attribué l’assassinat d’un prêtre polonais travaillant en Tunisie aux islamistes, pour changer de discours par la suite, puisque même les autorités polonaises ont écarté cette hypothèse ! Les manifestations du parti salafiste Ettahrir sont en plus à peu près les seules à ne pas subir la répression policière, y compris quand elles ont un caractère clairement antisémite.
Les partis « d’opposition » qui sont rentrés dans le gouvernement se sont transformés en porte-paroles du gouvernement et retournent contre les manifestants d’aujourd’hui les accusations qu’ils ont eux-mêmes subies dans le passé : incitation au chaos, complot contre la nation, irresponsabilité…etc. Néjib Chebbi n’était au gouvernement que pour démarrer sa campagne électorale ! C’est ce qui explique sa démission maintenant que le nouveau premier ministre pose comme condition pour être au gouvernement, de ne pas se présenter aux élections à venir.
Le poids de l’impérialisme commence aussi à se faire sentir : les entreprises françaises menacent à leur tour de quitter le pays à cause du « chaos ». Elles ont résisté à 23 ans de népotisme sous le régime de Ben Ali qui les « pillait », selon leurs dires, mais n’ont pas supporté quelques semaines mouvementées nécessaires à l’émergence d’un nouveau système !
La responsabilité de la quasi-totalité de la gauche tunisienne est aussi engagée. Cette dernière n’a jamais cru à la possibilité d’une révolution, ne s’y est pas préparée et une partie se retrouve aujourd’hui à tirer le pays vers le passé, avec des revendications souvent en deçà des exigences populaires. Ce passé, auquel s’ajoute la forte répression qu’ont subie les opposants depuis 40 ans, explique les difficultés actuelles de coordination et d’organisation, l’absence d’une réelle direction politique. S’y ajoute la méfiance des travailleurs et de la jeunesse vis-à-vis de cette classe politique critiquée pour avoir autant que Ben Ali abandonné les classes populaires. Seul le PCOT et son porte-parole désormais connu bénéficient d’une certaine reconnaissance. Il faut dire que c’est la seule force politique progressiste menant depuis des années un réel travail de terrain.
Le rôle de l’UGTT est toujours complexe : sa partie compromise a d’abord soutenu le gouvernement de transition et a déserté la rue, tandis que différents syndicats apportent leur soutien officiel aux manifestants. Aujourd’hui, l’UGTT se remet à dénoncer le gouvernement. Ce changement survient après le refus du président par intérim de reconnaître le conseil national de protection de la révolution (CNPR).
Mais la révolution s’approfondit aussi !
L’attitude grossièrement manœuvrière du gouvernement a en quelque sorte bénéficié à la mobilisation et au maintien de la vigilance : les gouverneurs nommés dans un premier temps (19 sur 24 sont du RCD) ont été rejetés en bloc par la population ; les CV de leurs remplaçants sont épluchés par les habitants qui y découvrent systématiquement les mêmes tares : compromission avec le régime de Ben Ali, abus de pouvoir, malversations,…etc. La plupart sont contraints à la démission quelques jours après leur nomination. Et c’est parce que la mobilisation est montée d’un cran avec un appel à un nouveau sit-in à la Kasbah pour le 20 février que gouvernement a demandé l’extradition de Ben Ali et sa clique. Là, l’ultime provocation du ministère de l’intérieur (il a rappelé que l’état d’urgence était encore en vigueur et que dans ce cadre, les lois du 26 janvier 1978 et de1969 permettaient aux autorités de disperser les rassemblements « par tous les moyens ») a été perçue par tous comme une menace pour la toute nouvelle liberté de manifester. La participation au sit-in a donc été massive. Ce sit-in marque aujourd’hui un nouveau temps fort de ce processus révolutionnaire. Tous misent sur son succès avec la dissolution du gouvernement. Une victoire grande a d’ailleurs déjà été remportée : la démission de Mohamed Ghannouchi et de 5 autres ministres dans sa foulée. En plus, l’idée d’élection d’une assemblée constituante plutôt que l’organisation d’élections présidentielles est acceptée par le nouveau Premier Ministre.
Ce regain de mobilisation provient aussi en partie de l’influence des révoltes des autres pays arabes et notamment du processus révolutionnaire égyptien, qui a fait des pas en avant plus rapides que la Tunisie : dissolution des assemblées, suspension de la constitution, une commission a déjà proposé au referendum des modifications de la constitution, le calendrier des élections est connu (même si les modalités sont critiquables et le rôle de l’armée problématique). Le courage et la détermination du peuple libyen face à la barbarie de Kadafi ont aussi contribué à motiver les militants en Tunisie.
Par ailleurs, la manifestation du 19 février devant l’ambassade de France à Tunis constitue le premier acte fort de la dimension anti-colonialiste de la lutte du peuple tunisien, avec des slogans tels que : « Pas d’ingérence française dans les affaires tunisiennes » ; « Tunisie libre, dehors l’ambassadeur ». Quant à Michèle Alliot-Marie, les tunisiens nous disent : « virez-la ! ». C’est enfin chose faite. Mais cette lutte n’est pas encore anti-impérialiste. Il n’y a pas de dénonciation générale de la mainmise de l’Etat français sur l’économie tunisienne. Cette dimension peut quand même émerger maintenant que des entreprises françaises menacent de se retirer du pays.
Des sit-in et des manifestations sont organisés à Sousse, Sfax, Tunis, Bizerte, Kasserine…Et ces mobilisations ont dans un premier temps poussé le gouvernement de Ghannouchi à faire de nouvelles concessions, symboliques (demande d’extradition d’un président déchu mourant, demande officielle de dissolution du RCD..) mais prouvant une victoire certaine : l’obligation qu’a tout gouvernement aujourd’hui en Tunisie de compter avec la rue et ses exigences.
Sous la pression de la population, le gouvernement commence à évoquer l’idée de dissoudre les gouvernorats (équivalent des préfectures) et les remplacer par des « conseils régionaux représentants les différentes forces politiques dans le pays ».
Le 25 février, le gouvernement ayant compris que la contestation ne cessera pas sans mesures concrètes, fait donc des promesses : le conseil des ministres décide d’encourager les départs à la retraite anticipée pour créer des emplois pour les jeunes chômeurs, promet aides aux petites entreprises pour éviter les licenciements…etc. Mais ces promesses ne calment pas la rue qui considère toujours ce gouvernement comme illégitime et ne croit pas à ses promesses.
La direction de l’UGTT a su profiter du rapport de force pour imposer des mesures sociales importantes telles que l’interdiction de la sous-traitance dans les entreprises publiques et semi-publiques, source d’inégalités criantes (deux ouvriers effectuant exactement le même travail ont des salaires pouvant varier du simple au double, quand l’un est sous-traitant et l’autre titulaire ou contractuel).
La situation actuelle a aussi imposé un début d’organisation des forces militantes : le front du 14 janvier a été créé et se constitue d’organisations politiques de gauche et des nationalistes arabes. Il commence à s’implanter dans les différentes régions du pays. Ses militants sont aussi des syndicalistes capables de mobiliser à partir des bases de leurs syndicats.
Le conseil national de protection de la révolution (CNPR) est un cadre plus large, constitué le 11 février et regroupant la quasi-totalité des forces politiques extérieures au gouvernement, de l’UGTT, de l’UGET et de plusieurs associations d’avocats, juges, de diplômés chômeurs. Ce CNPR veut être un organe de décision et de surveillance des activités du gouvernement de transition, qui doit être recomposé. Il exige aussi l’élection d’une assemblée constituante avant tout autre rendez-vous électoral. Rejeté dans un premiers temps par Mebazaa et Ghannouchi, il est s’est finalement imposé à Caïd Essebsi, qui le reforme sous un autre nom et accepte ses exigences en termes d’échéances électorales.
La jeunesse et les travailleurs commencent à s’organiser dans toutes les régions en dehors des partis déjà existants, jugés archaïques, et donc en dehors du front du 14 janvier et du CNPR aussi. Le sit-in de la Kasbah et les autres sit-in organisés dans plusieurs villes sont autant de lieux de rencontre pour former un réseau national entre tous ces groupes de travailleurs et de jeunes, et de débat politique.
Au sit-in de Sfax, des enseignants et des juristes distribuent des brochures explicatives sur les assemblées constituantes. Au sit-in de Tunis, les avocats ont tenu un meeting pour présenter les différents types de régimes politiques possibles. L’assemblée constituante est au centre de toutes les discussions : quel est son rôle ? Quel mode de scrutin ? Qui se présente ? Nécessité de débats publics au préalable…
Pour les différents sit-in organisés : sur le plan logistique, on constate que les enseignements ont été tirés du premier sit-in de janvier à la Kasbah : barrages filtrants, gestion des rumeurs souvent provenant des islamistes, pas d’argent mais des dons de nourriture, couvertures, matelas et tentes ; commission de « propagande » pour combattre la tentative des médias officiels de salir l’image des sit-in. Les médias alternatifs ont donc joué un rôle crucial et continuent d’être aujourd’hui le principal moyen de diffusion de l’information et de mobilisation en Tunisie.
Les habitants des quartiers populaires des grandes villes expriment clairement un besoin de débats politiques et de participation à ce processus révolutionnaire. Et ce ne sont pas toujours les partis politiques qui vont vers eux, mais plutôt les groupes nouvellement constitués, de travailleurs, étudiants, jeunes.
Globalement, il y a une véritable effervescence, mais sans coordination, sans l’émergence d’un courant politique majoritaire avec une orientation claire. Dans les sit-in, les forces organisées sont absentes ou divisées. Les partis sont absents, leurs militants viennent individuellement. (pcot et nationalistes arabes). Il y a en fait une crainte de la part des occupants de la place de la Kasbah par exemple de voir leur sit-in récupéré par certaines forces politiques.
Le niveau d’organisation est très inégal selon les régions. Dans certaines villes du bassin minier il existe déjà double pouvoir voire pouvoir des comités créés par la population. Les lieux de décisions ne sont plus les mairies ou préfectures, ce sont les locaux de l’UGTT ou même les locaux du RCD récupérés par les habitants. Si le bassin minier et les régions pauvres plus généralement sont aussi avancés en termes d’organisation, c’est certainement dû à l’accumulation de luttes dans ces régions depuis plusieurs années, mais aussi au sentiment juste que les régions pauvres risquent d’être les perdantes de cette révolution et qu’il est donc urgent de s’organiser et de maintenir un niveau de mobilisation le plus élevé possible.
Le caractère social du processus révolutionnaire en cours en Tunisie a été vite occulté alors que les origines sociales et économiques de ce processus sont évidentes. Et la bourgeoisie, malgré toutes les concessions qu’elle est prête à faire pour obtenir la paix sociale nécessaire à la reprise des affaires, ne peut pas changer de nature. Elle continuera de faire les mêmes provocations et susciter les mêmes colères, parce que ses intérêts sont toujours les mêmes. Ses intérêts sont en contradiction totale avec ceux des occupants de la Kasbah, venus de toutes les régions pauvres du pays, réclamer le droit de décider de leur avenir. La confrontation de classe promet donc de surgir. Et le rôle de l’armée y sera vite dévoilé, maintenant que le Général Rachid Ammar commence à menacer les militants syndicaux responsables selon lui des atteintes à l’ordre public et des dégâts économiques que le pays subit. Il oublie que les « pertes » de ces dernières semaines ne sont rien en comparaison avec les dégâts causés par la Mafia de Ben Ali. Les capitalistes tunisiens et les puissances impérialistes qui recourent à l’armée pour défendre leurs intérêts, ce n’est pas un nouveau scénario, mais il a aujourd’hui le mérite de montrer le vrai visage de l’armée, qui avait jusque là la sympathie de la plupart des tunisiens, ainsi que la véritable nature de la révolution à mener.
Il devient donc urgent de doter cette révolution d’une direction politique qui représente les travailleurs et défend leurs intérêts. Les différents cadres constitués jusque là auront besoin de gagner la confiance des travailleurs et de la jeunesse qui s’organisent de leur côté et qui auront besoin de l’expérience et de la culture politique des premiers. Sans la construction de ce pont, les forces contre-révolutionnaires seront les premières à en profiter, avec le concours des puissances impérialistes. D’où la nécessité aussi de propagation de cette vague révolutionnaire vers les autres pays de la région et notamment la rive nord de la méditerranée pour le renversement des rapports de forces dans la région.
Wafa Guiga