SENDAI, ENVOYÉ SPÉCIAL - Le froid et la pluie ont fait leur retour, mardi 15 mars, à Sendai, comme les derniers d’une longue série de châtiments. Après le tremblement de terre qui l’a ébranlée, après le tsunami qui a détruit sa côte, après les accidents nucléaires qui la menacent directement, la ville frissonne aujourd’hui dans les innombrables files d’attente qui s’allongent sur ses trottoirs.
Toutefois, ce désagrément climatique ne serait rien s’il n’était annonciateur d’une possible mauvaise nouvelle pour la cité. L’arrivée de la dépression rend, en effet, imprévisibles les vents qui, de janvier à mars, proviennent en principe de l’ouest et du sud-ouest, poussant plutôt vers l’océan un éventuel nuage radioactif.
Si les choses empiraient encore à la centrale de Fukushima, distante d’à peine 100 kilomètres, et que les vents, très variables pour le moment, s’orientaient mal, la pluie se chargerait alors d’aggraver les risques de contamination pour son million d’habitants.
Pour nombre d’entre eux, ces hypothèses renforcent le sentiment de n’avoir échappé au tsunami que pour se retrouver pris dans un piège dont ils ne peuvent plus s’extirper. « Comment puis-je espérer fuir le nuage radioactif si l’on ne me donne pas plus de dix litres d’essence après des heures d’attente ? », s’agace une automobiliste, prise dans une de ces files de voitures qui peuvent atteindre un kilomètre de long.
DES ALLURES DE FIN DU MONDE POLICÉE
La ville apparaît ainsi divisée en deux, à l’image de sa nouvelle géographie, entre un littoral ravagé par le tsunami et un centre-ville aux buildings encore tous debout, comme des fantômes. A Sendai, il y a ceux qui pleurent leurs morts, ou les cherchent encore. Et les autres, qui s’angoissent, et rêvent de partir.
Ceux-là ne cherchent pas seulement du carburant pour leur voiture, unique moyen de s’en aller rapidement, puisqu’il n’y a pas de trains. Ils grossissent également les files de ceux qui tentent leur chance auprès des compagnies de bus pour se lancer dans un long périple vers Tokyo en passant par les préfectures voisines.
Les employés qui se trouvaient en déplacement professionnel à Sendai, lorsque le tremblement de terre a eu lieu, espèrent tous obtenir une place dans un de ces bus. Ceux qui se sont retrouvés coincés à la gare centrale ont été regroupés dans l’école la plus proche. Ils sont encore plus de cent à dormir sur le sol de ces locaux glaciaux – le chauffage au gaz ne marche plus dans toute la ville – en attendant une chance de rentrer chez eux. « Les autorités locales ont pu faire partir leurs familles, mais nous, les citoyens ordinaires, nous sommes condamnés à rester bloqués là », se plaint Aochi.
Trois fois par jour, dans la cour de l’école, se forme aussi une longue file d’attente, la plus fréquente dans les rues de Sendai : celle pour la nourriture, et pour l’eau qui manque tant. Elle n’en finit pas de s’enrouler autour des pâtés de maisons, et le calme des participants achève de donner à la ville des allures de fin du monde policée.
JERRYCANS SUR LE PORTE-BAGAGES
Les immeubles du centre, en retrait de la mer, en composent le décor à première vue inchangé. Mais derrière leurs façades intactes, plus rien ne marche comme avant. Le chauffage et l’eau chaude sont des souvenirs, les intérieurs dévastés par les secousses. La quasi-totalité des hôtels de la ville ont dû fermer, pas même jugés aptes à accueillir des rescapés.
L’autre Sendai, celui des quartiers du littoral, ravagés par le tsunami, n’est pas en mesure de sauver les apparences. Il n’est plus qu’un immense chaos. Dans la zone portuaire, les dernières nappes d’eau stagnante ont fini par se dissiper lundi. Ouvrant l’accès à un enchevêtrement hallucinant de voitures, de camions, de marchandises et d’entrepôts éventrés.
Des jeunes, rapidement adaptés à l’économie de survie qui se met en place, ont compris qu’il y avait là une ressource inexploitée. Ils arrivent de la ville à vélo, jerrycans sur le porte-bagages, pour essayer de siphonner les réservoirs des carcasses de véhicules. Avec une pelle mécanique, des militaires tentent de rendre un tracé à ce qui fut une avenue. Des employés d’une entreprise de la zone commerciale marchent groupés vers la carcasse de leur ancien lieu de travail, dans l’espoir de retrouver la dépouille d’un de leurs collègues, disparu le jour de la catastrophe.
« NOS JOURNAUX NE DISENT LA VÉRITÉ QUE SUR LA DATE DU JOUR »
Les quartiers résidentiels, proches du port, ont un peu mieux résisté. Protégées par la voie ferrée, leurs maisons n’ont pas toutes été détruites. Mais leur état a obligé leurs habitants, là encore, à se réfugier dans les établissements scolaires les plus proches, aux portes invariablement couvertes d’affichettes destinées à retrouver un disparu.
Dans l’un d’eux, des dizaines de familles se sont établies dans le gymnase, où deux petits réchauds à gaz luttent contre le froid. Depuis des jours ils attendent. Quoi ? Zenichi, sexagénaire qui s’est installé là avec plusieurs amis, dit qu’il n’espère plus rien. « Le gouvernement nous ment autant que les responsables du nucléaire. Je ne crois même plus nos journaux, qui ne disent la vérité que sur la date du jour. Avec cette catastrophe, j’ai compris qu’on ne pouvait plus faire confiance à personne », dit-il.
Sans espoir d’échapper au piège de Sendai, Zenichi assure qu’il n’attend plus que les distributions quotidiennes de nourriture, provenant en grande partie de convois envoyés de tout le Japon. L’immense majorité des camions passe par une voie unique, l’autoroute réservée aux secours entre Tokyo et Sendai. Ce canal d’alimentation permet de maintenir, tant bien que mal, la ville sous perfusion. Mais qu’adviendrait-il si la catastrophe nucléaire en cours à la centrale de Fukushima, située non loin de l’autoroute, venait à la couper ? Le piège de Sendai serait alors durablement refermé sur ses habitants.
Jérôme Fenoglio