Lorsque le train passait le long de ce littoral découpé, en surplomb d’une dentelle de rocs, de promontoires et de criques, il ralentissait pour que les voyageurs puissent admirer ce saisissant paysage : une sorte de Bretagne sur le Pacifique. On ne le reverra pas avant quelque temps : la région de Sanriku (les « trois pays ») a été ravagée par le tsunami. Ce fut déjà le cas en 1896 et en 1933. Et puis les voyageurs avaient pu goûter à nouveau ce panorama. Un exemple de cette renaissance inlassablement reprise après des désastres au Japon.
Aujourd’hui, dans la désolation des villes détruites et des hameaux emportés, il y a une lueur d’espoir : par leur histoire ponctuée de catastrophes naturelles, les Japonais ont cultivé ce sentiment de renaissance. « Les Japonais » : tout comme « les Français », c’est là une généralisation hâtive relevant d’une approche culturaliste, ahistorique, gommant les diversités sociales et les évolutions. L’utilisation de ce mot ne vise ici qu’à épingler sous un vocable générique quelques traits d’une mentalité collective - d’une attitude devant la vie - partagée, à des degrés divers, par la majorité, qui sourd d’une histoire.
On a beaucoup écrit sur le « fatalisme » des Japonais - mot bien impropre dans leur cas. Car il y a chez eux une farouche volonté de surmonter l’adversité, de ne pas se résigner à la passivité, à l’opposé du fataliste. Comme chez tous les peuples, la force de vie finit par l’emporter. Mais, ici, elle est indissociable du sentiment d’impermanence du monde. Ce sens aigu de la fragilité de toute chose, symbolisé par l’éphémère beauté de la fleur de cerisier emportée par le vent, nourri de la pensée bouddhique de l’évanescence, n’est qu’une expression du tragique de la vie - que d’autres peuples conjurent à leur manière. Il a pour contrepoint au Japon une soif de vivre, un « matérialisme honnête », une appétence pour les plaisirs, un goût de la fête. Les Japonais sont un peuple gai - très peu zen dans l’interprétation donnée en Occident de cette pratique de méditation.
De leur attitude face à une catastrophe qui marquera - personne n’en doute - un tournant dans l’histoire nationale ressortent trois traits de leur manière d’être au monde : maîtrise de soi, volonté chevillée au corps de se dégager de l’ornière et solidarité.
Après avoir été vus comme des « samouraïs de l’entreprise », voilà les Japonais devenus dans la vulgate occidentale du moment un peuple « digne ». Certes, ils le sont par leur calme, leur endurance et leur civisme - autant que faire se peut dans le chaos actuel. S’ils peuvent être expansifs dans la joie, ils sont réservés dans la peine. Alors que les Coréens, qui ont les mêmes racines civilisationnelles, exultent leur chagrin lors de funérailles, les Japonais contiennent leur peine. Quelle attitude est la plus digne ? Fausse question. Certains « hystérisent » les situations, crient leur douleur, d’autres baissent la tête pour cacher leurs larmes. Chacun « négocie » comme il peut avec la douleur.
Une nouvelle de Ryunosuke Akutagawa (1892-1927), « Le Mouchoir », est révélatrice de l’attitude japonaise : une mère vient annoncer la mort de son fils au professeur de celui-ci. Impassible, elle fait le récit de ce qui s’est passé. En se penchant pour ramasser son éventail, le professeur voit sous la table les mains tremblantes et crispées sur son mouchoir de son interlocutrice : « Tout en gardant le sourire sur son visage, la femme pleurait de tout son corps... » (Rashomon et autres récits, Le Livre de Poche). Aujourd’hui, dans les décombres, s’exprime cette maîtrise de soi. Elle se traduit aussi par le semblant de normalité à Tokyo, menacé de retombées radioactives.
Inconscience du danger ? Sous-information ? Les Japonais se sentent surtout impuissants et font preuve en cela d’une poignante lucidité. Demain, à n’en point douter, ils s’insurgeront contre l’incurie de leurs gouvernants et la coupable irresponsabilité des opérateurs nucléaires, comme ils le firent avec les industries polluantes qui, dans les années 1960-1970, provoquèrent la mort de milliers de personnes et la naissance d’enfants handicapés à vie. Et ils les mirent à genoux. Mais, pour l’instant, « la maison brûle » et il faut faire front.
Se dégager des décombres, « tourner la page » fait ici partie de la vie. Au lendemain du séisme de Kanto (région de Tokyo) en 1923 (140 000 morts), la priorité fut d’édifier une ville nouvelle. Ce fut aussi le cas lors de la défaite de 1945 : un rebond rendu par le titre du livre le plus éclairant sur l’après-guerre, Embracing Defeat (« Etreindre la défaite ») de l’historien John Dower. « Courage et imagination : c’est ce dont nous avons besoin », écrivait le quotidien Asahi, trois jours après le désastre.
Dernier trait : une solidarité séculaire que la modernité n’a pas entamée, en particulier dans des régions rurales. Au lien social qui unit des communautés s’ajoute un volontariat multiforme. Un altruisme, difficilement quantifiable mais réel, dont les moteurs sont les jeunes et les femmes. Sans surenchère verbale, ce volontariat né au lendemain du séisme de Kobe (1995) reste l’une des forces vives de la société civile.
Pas plus ni moins qu’un autre peuple, mais à leur manière, pied à pied, les Japonais savent faire front. Et ainsi forger l’espoir. Quoiqu’il arrive.
Philippe Pons