« Les alliés de Kadhafi » : en ouverture de séquence du journal de 20 heures de France 2, le 20 mars, apparaît le chef de l’Etat vénézuélien Hugo Chávez – sans d’ailleurs qu’on entende ce qu’il dit. Et l’analyse s’arrêtera là. Pourtant, le rejet de l’intervention « militaro-humanitaire occidentale » – les atermoiements de la Ligue arabe ne faisant guère illusion – déclenchée contre la Libye ne fait pas des vagues qu’au Venezuela : sous des formes diverses, l’Argentine, la Bolivie, le Brésil, Cuba, l’Equateur, le Nicaragua, le Paraguay et l’Uruguay ont exprimé qui sa réprobation, qui sa condamnation.
On ne s’étendra pas ici sur le printemps arabe (Tunisie et Egypte dans un premier temps), accueilli avec chaleur à Caracas comme dans de nombreuses capitales latinoaméricaines. Des peuples qui se soulèvent contre des régimes autoritaires et figés inspirent, dans cette partie du monde, une immédiate sympathie. Mais il n’a échappé à personne que le soulèvement populaire tunisien a dû prendre de vitesse la réaction d’une grande puissance « patrie des droits de l’Homme », la France, soutien et amie indéfectible de M. Zine el-Abidine Ben Ali auquel, dans un premier temps, elle proposa du matériel pour mater la rébellion. Et que, confrontés à la révolte égyptienne, les Etats-Unis, n’abandonneront leur allié inconditionnel Hosni Moubarak qu’après avoir pris langue avec l’armée pour assurer une transition « sous contrôle » – sacrifiant un doigt pour sauver le bras.
Tout autre va être l’attitude de la « communauté internationale » – lire : les Etats-Unis et ceux qui leur sont inféodés – dès lors qu’une insurrection populaire, ni plus ni moins légitime que les précédentes, remet en cause le régime despotique de M. Mouammar Kadhafi. Le soutien immédiat à l’opposition, férocement réprimée, tranche avec l’attitude adoptée à l’égard de l’Egypte et de la Tunisie. Il trouvera son point d’orgue avec la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’Organisation des nations unies (ONU) du 17 mars autorisant « à prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger les civils et les zones peuplées menacés par une attaque » du pouvoir libyen.
Dirigeant atypique (il s’agit là d’un euphémisme) au pouvoir depuis le 1er septembre 1969, M. Kadhafi doit être resitué dans l’ « histoire longue » si l’on veut comprendre les réactions des dirigeants latino-américains. Il a, dans un passé lointain, été un leader anti-impérialiste, soutenant et finançant le combat anti-apartheid en Afrique du Sud, jouant un rôle dans l’accession à l’indépendance de l’Angola et de la Namibie, tentant (sans succès) de réunifier le monde arabe, rêvant de créer des Etats-Unis d’Afrique et appuyant nombre d’insurgés de par le monde (dont le Front sandiniste de libération nationale, au Nicaragua, dans les années 1970- 1980). Qu’il dirige la Grande Jamahiriya arabe libyenne d’une main de fer n’efface pas totalement, dans la conscience de nombre de dirigeants du « Sud », cette ombre portée. Pas plus que ne le fait son revirement, lorsque, désirant sortir du statut de « terroriste » auquel sa politique aventuriste et parfois criminelle l’a mené, il se rapproche des puissances occidentales, à la fin des années 1990, leur donnant accès au pétrole libyen et servant de supplétif à l’Union européenne dans sa lutte contre l’immigration clandestine.
Victime à de multiples reprises du « droit d’ingérence » autoproclamé de Washington, l’Amérique latine se montre très sensible dès lors qu’est abordé le thème de la souveraineté nationale. Tout en avançant dans le sens d’une plus grande intégration régionale, dont témoignent la naissance de l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA) [1] et de l’Union des nations sud-américaines (Unasur) [2], elle refuse toute ingérence dans les affaires internes de quelque pays que ce soit ; les relations se font d’Etat à Etat. M. Kadhafi assiste donc, le 29 novembre 2006, à Abuja (Nigeria), au premier Sommet Amérique du Sud – Afrique (ASA) qui, à l’initiative du Brésil et du Venezuela, réunit quarante-sept pays des deux continents afin de renforcer la coopération en matière politique, technologique, environnementale, commerciale et sociale.
C’est en tant que président en exercice de l´Union africaine (UA), que M. Kadhafi participe au deuxième Sommet de l’ASA, sur l’île de Margarita, au Venezuela, en septembre 2009, en compagnie des représentants de soixante pays. Le document final du 27 septembre comporte cent quatre-vingt huit propositions destinées à renforcer la coopération Sud-Sud dans les domaines de l’énergie, de la lutte contre le trafic de drogues et d’êtres humains, de la crise économique mondiale, de la sécurité alimentaire, de la santé, de l’éducation, des changements climatiques, etc. L’ambition affichée étant à la création d’un monde multipolaire, le président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva affirme à cette occasion que le Conseil de sécurité « a perdu de sa crédibilité », avant d’ajouter : « Nous devons travailler ensemble pour le réformer ». L’ASA désigne les chefs d’Etat du Venezuela, du Brésil, du Nigeria et de la Libye, ainsi que l’UA et l’Unasur, coordinateurs régionaux de l’organisation. Il est décidé que la Libye, pays clé du Maghreb et du panorama africain, accueillera le troisième sommet de l’ASA en septembre 2011. Qu’on le veuille ou non, dans ce type de circonstance, des liens se créent.
Doit-on s’en indigner ? Sans aucun doute, si l’on appartient à l’opposition libyenne. Ailleurs, les cris d’orfraie relèvent de la plus parfaite hypocrisie. Le 24 mars 2004, en plein désert, le premier ministre britannique Anthony Blair a tendu « la main de l’amitié » au « guide » de la Jamahiriya, faisant de lui « un solide partenaire de l’Occident ». Le 25 juillet 2007, Tripoli signait avec Paris un accord-cadre de coopération dans le domaine de la défense et, en décembre, plantant sa tente dans les jardins de l’Hôtel Marigny, résidence officielle des hôtes de l’Etat, M. Kadhafi était reçu à Paris par M. Nicolas Sarkozy. De là, il entamait une visite de quatre jours en Espagne, y rencontrant le chef du gouvernement José Luis Rodríguez Zapatero et le roi Juan Carlos (ainsi que M. José Maria Aznar) qui, plus que la démocratie et les droits de l’homme, entendent alors consolider les positions stratégiques du groupe pétrolier Repsol en Libye. Sans doute enchanté par la personnalité du « guide », le roi Juan Carlos effectuera une visite de deux jours dans son pays, en janvier 2009. Entre temps, en août 2008, avait été signé un traité d’amitié entre l’Italie et la Libye, pays dans lequel M. Silvio Berlusconi se rendra quatre fois entre 2008 et 2010.
Lorsque le cycle manifestations/répression se déchaîne à Tripoli et à Bengazi, un message envoyé via Twitter fait scandale : « Vive la Libye et son indépendance ! Kadhafi est confronté à une guerre civile ! » écrit le président Chávez, le 25 février. Trois jours plus tard, lors de la graduation de trois mille étudiants retransmise par la chaîne de télévision d’Etat VTV, il reviendra sur le sujet. On n’a voulu retenir de ses interventions que quelques bribes soigneusement sélectionnées. Si l’objectif recherché avait été l’analyse plutôt que la condamnation jubilatoire, immédiate et sans appel, un examen plus attentif des termes employés aurait pourtant permis de découvrir un certain nombre de clés, non forcément pour approuver, mais en tout cas pour comprendre la position du Venezuela.
« Je vais le dire avec beaucoup de respect à tous les gouvernements du monde, déclare M. Chávez, mais moi, je ne suis pas une girouette (…) qui tourne en fonction du vent qui souffle. Ah ! comme tout le monde dit aujourd’hui que Kadhafi est un assassin, Chávez va dire aussi que Kadhafi est un assassin ? Eh, bien, pas que je sache. Et avec la distance, je ne vais pas condamner – je serais un lâche de condamner celui qui a été mon ami depuis si longtemps, sans savoir exactement ce qui se passe en Libye. » Parlons clair : il s’agit d’une faute politique. On n’attend pas d’un chef d’Etat qu’il gouverne en fonction de sentiments nés de quelques accolades, dans le huis clos des rencontres « de haut niveau », mais en analysant des situations sociales, politiques et géopolitiques. On peut donc légitimement reprocher à M. Chávez son sens quelque peu encombrant de l’amitié. On jugera néanmoins son attitude infiniment moins obscène (et moins dangereuse) que celle de M. Sarkozy, qui, en 2007, signait un contrat de 70,5 millions d’euros pour la remise à niveau des Mirage F1 libyens, y rajoutait 79 millions pour trois cents missiles anti-chars Milan, proposait la vente d’une centrale nucléaire de type EPR ; le président français poursuivra sur sa lancée en accordant, en 2009, cinquantehuit autorisations d’exportation de matériel belliqueux – fusils, munitions, blindages, etc. (30,5 milions d’euros) – avant de retourner sa veste dans un accès de pulsion guerrière écœurant et ayant plus à voir avec la situation intérieure française qu’avec la défense de la démocratie.
On notera que la dernière partie de la phrase précitée du président Chávez – « …sans savoir exactement ce qui se passe en Libye » – recoupe l’une des premières réactions de M. Fidel Castro : « On peut être d’accord ou non avec Mouammar Kadhafi. Le monde est actuellement bombardé de nouvelles de toutes sortes, surtout produites par les médias. Il faudra attendre le temps nécessaire pour connaître vraiment ce qu’il y a de vrai et de mensonges ou de semi-vérités dans ce qu’on nous dit de la situation chaotique en Libye. » [3] A l’exception du Brésil qui, traditionnellement, dispose d’une diplomatie très performante, les pays d’Amérique latine qui mènent un difficile processus de transformation sociale ne peuvent guère compter sur leurs ambassades, faute d’un nombre suffisant de cadres compétents, pour avoir une idée claire de la situation interne des nations dans lesquelles celles-ci sont implantées. On n’évoquera pas plus leurs services de renseignements, inexistants (à l’exception de ceux des Cubains… sur le continent américain). C’est donc, dans un premier temps et alors que les informations manquent sur la situation réelle, au prisme de sa propre lutte contre les appétits pétroliers des Etats-Unis que le président vénézuélien décrypte les évènements. « Je ne sais pas pourquoi, sans savoir exactement ce qui se passe et s’est passé là-bas, cela me rappelle Hugo Chávez, le 11 avril [lors du coup d’Etat fomenté par Washington en 2002, qui donna lieu à une importante désinformation], “l’assassin”, celui qui a “massacré son peuple”, celui qui a “ordonné à ses tueurs de massacrer un peuple pacifique”… (…) Donc, nous, nous préférons être prudents dans tout cela. Et personne ne va nous faire du chantage : “Chávez soutient celui qui a assassiné je ne sais combien de personnes, etc…” Ils disaient et disent encore la même chose de moi. »
Le choc en retour est terrible : alors qu’ils pourraient, pour un dirigeant politique, constituer une source d’information, les médias nationaux et internationaux ont perdu, en Amérique latine, toute crédibilité. Comment s’en étonner ? « On n’a pas dit de nous que nous avions une bombe atomique ? Sous la fabrique [iranienne] de vélos ! (…) Et que nous soutenons le terrorisme, et que nous finançons la guérilla colombienne, les enlèvements, et le narcotrafic, et tout ça ! On nous accuse de tout ça : que nous envoyons de l’uranium en Iran et je ne sais où ! » Le constat ne concerne pas que le Venezuela, mais aussi la Bolivie, l’Equateur, le Honduras (pour ne citer qu’eux) : l’extravagance des médias a fini par délégitimer les médias. Ce qui n’empêche pas M. Chávez de laisser la porte ouverte à d’ultérieures évolutions. « Tout le monde sait quelle est notre ligne politique. Nous ne soutenons ni invasions, ni massacres, ni rien, quel que soit celui qui en est responsable », avant d’ajouter, quelques minutes plus tard : « Ceux qui ont déjà condamné [M. Kadhafi] ont sûrement leurs raisons ; peut-être ont-ils des informations que nous n’avons pas ».
Il n’empêche, c’est la curée. « Pour les grands médias, convertis du jour au lendemain – comme les gouvernements américain et européens – à l’anti-kadhafisme, la situation en Libye est aussi une occasion inespérée de mettre en accusation le Venezuela et d’autres gouvernements progressistes latino-américains regroupés au sein de l’ALBA », réagit cette organisation le 10 mars 2011. Précisant qu’elle « partage la préoccupation mondiale pour la situation de conflit en Libye, avec les pertes de vies humaines qu’elle entraîne », elle soutient l’initiative du président vénézuélien « visant à la création d’une Commission internationale humanitaire pour la paix et pour l’intégrité de la Libye afin d’éviter l’agression militaire de l’OTAN, et comme partie intégrante des efforts que doit réaliser la communauté internationale pour aider le peuple libyen. » Cette offre de médiation/négociation a été moquée, minorée ou purement et simplement ignorée. Pourtant, les liens établis entre l’Amérique latine et l’Afrique au sein de l’ASA auraient pu (ou pourraient) faire de leurs pays des interlocuteurs privilégiés et acceptables pour les belligérants – quand bien même le fils du « guide », M. Saif al-Islam Kadhafi, a, dans un premier temps, refusé cette proposition.
Au nom du droit d’ingérence humanitaire, et légaux sur le plan juridique puisque jouissant de l’onction donnée le 17 mars par le Conseil de sécurité de l’ONU, frappes et raids se multiplient désormais sur la Libye, menés par la France, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. « Que veulent-ils ? s’interrogeait M. Chávez, le 25 février, reflétant la conviction de l’ensemble des secteurs progressistes latino-américains : Bien sûr, ils se frottent les mains : le pétrole de la Libye ! » On peut trouver le raisonnement bancal : il y a longtemps que M. Kadhafi a offert son « or noir » à Total (France), ENI (Italie), China National Petroleum Corp, British Petroleum (Grande-Bretagne), Repsol (Espagne), ExxonMobil, Chevron, Occidental Petroleum, Hess et Conoco Phillips (Etats-Unis). C’est toutefois oublier l’existence de la Compagnie pétrolière nationale de Libye (CPN) – au vingt-cinquième rang mondial en terme d’importance –, dont le contrôle et, pourquoi pas, la privatisation, mettrait du beurre dans les épinards des promoteurs réels de l’intervention. Par ailleurs, une modification des rapports de force au sein de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) ne serait pas pour déplaire à certains.
Cela ne remet pas en cause la légitimité de la lutte des Libyens dressés contre le régime – même si, en tout état de cause, personne ne sait trop quels secteurs sociaux ils représentent et qui ils sont. Leur sort ne laisse personne indifférent. Fallait-il pour autant lâcher les chiens occidentaux ? Une partie de l’Amérique latine dit non [4]. Le Brésil dans un premier temps, en mode mineur, en s’abstenant (avec la Chine, l’Inde, la Russie et l’Allemagne) lors du vote autorisant la création d’une zone de non-survol (No Fly Zone) et des frappes aériennes en Libye. Insistant sur le caractère spontané des soulèvements arabes, Brasilia s’inquiète de la volonté d’en « changer le récit » par une intervention extérieure susceptible d’entraîner de sérieuses répercussions dans le reste de la région. Plus radicalement, Cuba, le Venezuela, le Nicaragua, l’Equateur, le Paraguay, l’Uruguay et la Bolivie condamnent cette nouvelle « croisade impérialiste », le président Evo Morales fustigeant le « Conseil d’insécurité » et le chef d’Etat équatorien Rafael Correa jugeant « inacceptables » les opérations lancées par la coalition. Une fois de plus, cette Amérique latine dérange et se voit interpellée y compris par la « gauche de gauche » européenne – vertement ou amicalement selon les cas – soudainement ralliée à l’exaltation des droits humains.
L’Amérique latine réfute la double morale des « Occidentaux » – l’enfer étant pavé, même pour les plus sincères d’entre eux, de bonnes intentions : pourquoi ne pas intervenir lorsque Israël frappe le Liban (2006) ou bombarde Gaza (2009) ? Lorsque, aujourd’hui, l’armée saoudienne entre au Bahrein – base de la Ve flotte américaine ! – pour y réprimer le vent de révolte qui souffle aussi là-bas ? Pourquoi pas au Yemen, en Chine, en Arabie saoudite, dans les monarchies du Golfe, tous pays qui ne font pas dans la dentelle en matière de déni de la démocratie. A-t-on vu Washington sortir ses F16 et Londres ses Tornado quand, le 28 juin 2009, a été renversé le président Manuel Zelaya, au Honduras ? Au contraire, Mme Hillary Clinton a mis en œuvre tous ses moyens pour « blanchir » le coup d’Etat ; depuis, la répression a fait plus de cent soixante morts dans ce petit pays centraméricain.
En Libye, il s’agit de protéger les civils, prétend-on, et de restaurer la démocratie à coups de missiles Tomahawk… L’Histoire récente est-elle si lointaine ? Cet objectif a-t-il été atteint en Irak et en Afghanistan ? Qui peut encore croire à l’innocuité des « frappes chirurgicales » pour les innocents ? Comment approuver une résolution de l’ONU tellement large qu’elle permet tout type d’actions ? Qui ne mentionne pas qui commande les opérations – l’ombre de l’OTAN se profilant une fois de plus sur une expédition menée contre un pays musulman. Et qui ne précise même pas l’objectif final, au risque – ce type de conflit échappant souvent aux analystes qui l’ont promu ou appuyé – de déboucher sur une aggravation de la guerre civile (c’en est désormais une, l’opposition étant armée), sur une partition de la Libye ou sur une situation de guerres tribales et claniques, comme en Somalie. Sans parler d’un enlisement probable ou possible des forces de la coalition.
Considérant que les conditions imposées par la résolution de l’ONU instituant une zone de non-survol de la Libye sont outrepassées par les forces de la coalition, le Brésil, à travers son ministères des affaires étrangères, a demandé, le 22 mars, « un cessez-le-feu effectif, le plus rapidement possible, capable de garantir la protection de la population civile et créant les conditions pour que la crise soit résolue à travers le dialogue ». Ce que préconisent également les chefs d’Etat membres de l’ALBA.
Maurice Lemoine