Plusieurs tentatives au sein de l’ex LCR puis du NPA ont déjà eu lieu pour relancer un débat sur une pensée stratégique, indispensable si celui-ci veut poursuivre son projet. Mais il rencontre des difficultés à s’élargir au delà d’un cercle étroit d’initiés, les causes étant certainement nichées dans les échecs des révolutions socialistes du XX siècle, dont les bilans tendent à rendre hypothétique toute réflexion stratégique.
Pourtant, en s’inspirant du titre d’un petit livre écrit par un géographe célèbre, le NPA a besoin d’une « géographie » s’il veut tout simplement faire de la politique comme art stratégique.
La politique comme art stratégique
Pour Daniel Bensaïd la Révolution russe avait son stratège, Lénine. Or, chez lui, politique et stratégie sont interchangeables : pas de politique possible sans l’aide d’une « carte d’orientation » permettant de tracer des lignes de front, bousculer les rapports des forces, vaincre des ennemis de classe et réussir à - selon John Reed - « ébranler le monde » (les révolutions sont contagieuse). Mais Lénine n’était pas le seul à raisonner de façon stratégique. L’apport d’Antonio Gramsci me semble en effet précieux pour évoluer dans une « phase de préparation révolutionnaire », ce qui veut dire un « horizon à révolution absente ».
Un autre penseur, de l’autre bord celui là (la bourgeoisie doit aussi raisonner stratégiquement si elle veut assurer sa survie), mérite d’être cité. Il a théorisé une « notion de politique » très proche de celle de Lénine. Karl Schmitt reste pour moi fréquentable sur ce plan (et pour Daniel Bensaïd aussi, puisqu’il l’a utilisé pour penser l’« Etat d’exception », un moment stratégique identifiable dans un processus révolutionnaire). Sa notion du politique est fondée sur le clivage ou l’approfondissement d’un antagonisme qui peut être d’ordre religieux, ethnique, culturel, national ou de classe. Il cite même comme exemple la Révolution russe et une guerre civile ou extérieure n’est qu’« un moyen extrême de la politique ». Toujours chez ce penseur, la politique désigne « le degré d’intensité d’une association ou d’une dissociation d’êtres humains » (intéressant si l’on veut « penser » le niveau de cohésion du NPA aujourd’hui).
Dans la même veine, Daniel Bensaïd affirme de son côté que « les classes se posent réciproquement dans leur lutte », faisant des rapports de classe un « concept stratégique » (Antoine Artous). Après tous ces rappels, serait-il difficile de reconnaître que si nous voulons faire une politique, il faut commençons par élaborer sa « carte stratégique » ? Sans stratégie pour changer les bases de ce monde, pas de politique révolutionnaire non plus.
Pour Lénine, les bolcheviks ont marché sur deux jambes
La Révolution russe reste un cas d’école pour faire de la politique dans un cadre stratégique « à horizon révolutionnaire dans l’immédiat », ce qui implique une « guerre de mouvement » sur deux fronts : la crise révolutionnaire et la mise en conflit de légitimation des deux pouvoirs. Samy Johsua et François Sabado affirment – je partage leur avis – que notre horizon actuel est limité par l’absence de révolution. Et le cadre stratégique le plus adapté à cette « phase préparatoire » est celui d’une « guerre de position » (Gramsci).
Dans notre quête des « hypothèses stratégiques », la mémoire reste nécessaire, elle est même « toujours de la guerre » à en croire Walter Benjamin. Alors, « A l’histoire comme à la guerre ! » (Mikaïl Guefter).
Dans sa « Maladie Infantile » (1920) Lénine synthétise l’histoire d’une politique bolchevique qui tient compte des cartes stratégiques dans laquelle elle est menée, mais aussi des conjonctures qu’elle rencontre : « Les armées défaites sont à bonne école » ; « il est impossible de vaincre sans avoir appris la science de l’offensive et de la retraite ».
Mais il insiste à plusieurs reprises sur une tactique utilisée en permanence quelle que soit les phases : « l’importance qu’il y a à combiner la lutte légale et illégale », en accordant dans tous les cas de figure la primauté aux luttes : « l’action des masses - une grande grève, par exemple - est plus importante que l’action parlementaire toujours et non pas seulement pendant la révolution ou dans une situation révolutionnaire ».
Tout comme Lénine, Ernest Mandel défend dans son étude sur « La social-démocratie désemparée » (1993), le projet tactique de combiner luttes et élections, de « marcher sur deux jambes » pour reprendre la belle formule d’Isaac Johsua : « La priorité est accordée à l’action de masse extra parlementaire, à la grève de masse, à la grève politique de masse, à l’éclosion des formes d’auto-organisation et de démocratie directe à la base… ». Et « C’est Rosa Luxemburg qui a défendu de la manière la plus systématique cette stratégie là avant 1914… ». Mais aussi : « Dans les conditions particulières de la Russie tsariste, Lénine a suivi une ligne semblable avec encore plus d’emphase »
Au NPA nous retrouvons la recommandation de cette pratique politique, qui est loin d’être partagée par tous, et que résume bien Alain Krivine et François Sabado dans ce passage extrait d’une contribution écrite après les élections régionales : « Privilégier les luttes et les mobilisations » ne signifie pas ignorer le rôle des élections » […] « En revanche, faire de bons scores et avoir des élus permet de redonner confiance, d’intensifier les luttes, d’être leur porte parole et d’obtenir ainsi quelques réformes qui, à leur tour, redonne confiance pour des mobilisations plus amples ».
Même aujourd’hui, quel que soit le cadre stratégique défini, le NPA devra apprendre à marcher sur deux jambes. Isaac Johsua nous fait cependant observer que ce projet tactique est aussi mis en œuvre chez les réformistes antilibéraux (« Fondamentalement le projet du PG (ou du FG) est le même que celui du PC » [1]
Ernest Mandel le pense aussi dans son étude : « Ce choix [entre deux stratégies, révolutionnaire et réformiste, qu’il définit comme l’illusion du démantèlement graduel du pouvoir du Capital car : « les réformes peuvent affaiblir le pouvoir, mais jamais l’abolir »] ne concerne pas un option pour ou contre la participation aux élections et la présence à des assemblées élues, non seulement à des fins de propagandes mais aussi pour arracher le vote des lois en faveur des salarié(e)s et d’autres exploité(e)s et opprimé(e)s ».
La tactique de « marcher sur deux jambes » est donc au service d’une stratégie. Ce que constate aussi Isaac Johsua : « utiliser le champ institutionnel pour fournir des points d’appui aux luttes mais surtout utiliser les luttes, la radicalité, etc., pour « tirer à gauche » le champ institutionnel et en particulier le PS ». « En politique comme à la guerre, la tactique est toujours subordonnée à la stratégie » notait L. Trotsky.
Nous connaissons un exemple récent de son utilisation par leurs dirigeants avec le mouvement social d’automne sur les retraites, en contradiction avec son développement et sa radicalisation. Lancée publiquement par le dirigeant le plus connu du FG et au beau milieu de la phase ascendante des mobilisations sociales, c’est le projet d’une initiative référendaire sur la réforme des retraite privilégiant la voie institutionnelle. En outre, ils ont suivi et cautionné de façon a-critique toutes les initiatives de la coordination syndicale nationale « pilotée » par un couple CGT-CFDT favorable à l’accompagnement de la réforme et opposée au durcissement du mouvement, allant jusqu’à refuser de signer un communiqué commun condamnant la répression des grévistes des raffineries, les plus en pointe avec leur grève reconductible et leur blocage.
Au NPA sa politique inverse la priorité, comme le montre aussi le mouvement social d’automne : tout en organisant sa présence dans les défilés, sa politique visait l’extension et la radicalisation des luttes en popularisant le « tous ensemble » et la « grève générale reconductible ». Ce mot d’ordre stratégique pour le NPA a reçu un large écho dans certains secteurs. Il visait la recherche d’une épreuve de force avec le pouvoir, car elle pouvait ouvrir d’autres perspectives voire une autre « carte stratégique ».
La question institutionnelle, véritable talon d’Achille du NPA
Samy Johsua et François Sabado nous rappellent que « Dans le cadre d’une stratégie de « guerre de position », la question « institutionnelle » se pose en tant que telle. Elle se pose certainement de manière différente dans le cadre d’une stratégie de « guerre de mouvements ».
La question est donc posée en tant que telle au NPA depuis sa fondation, sans qu’il puisse y trouver la bonne réponse politique puisqu’il sort affaibli au bout de deux ans. Dans une contribution écrite pour le congrès national, Yvan estime que dans l’immédiat « nous ne sommes pas en mesure de discuter concrètement comment se combineront luttes institutionnelles et luttes extra parlementaires… ». Faudrait–il attendre une phase révolutionnaire pour rendre possible leur combinaison ? Mais les élections elles, ont-elles attendu, attendent ou attendront-elles que le NPA sache marcher sur deux jambes ?
Depuis la fondation du parti et en deux ans seulement, trois séquences électorales ont provoqué et accentué son affaiblissement politique jusqu’à le « mettre sur la corde » avec une perte sensible de cohésion (et d’adhérents). Mais qu’adviendra-t-il en 2012 avec deux nouvelles élections ?
Les questions de tactiques électorale et de présence dans les institutions occupent une place centrale dans la« Maladie infantile », ce qui explique sans doute l’origine du titre du livre. Or ce n’était pas la tactique dans les luttes qui semblait le plus crucial chez Lénine mais bien leur combinaison avec les luttes « légales ». Ainsi : « Vous voulez créer une société nouvelle et vous reculez devant la difficulté de créer une bonne fraction parlementaire de communistes convaincus, dévoués, héroïques, dans un parlement réactionnaire ! N’est-ce pas de l’enfantillage ? Si Karl Liebknecht en Allemagne et Hôglund en Suède ont su, même sans un appui massif d’en bas, donner des modèles d’utilisation véritablement révolutionnaire des parlements réactionnaires, comment un parti révolutionnaire de masse, qui se développe rapidement, dans le cadre de la déception et de la colère des masses au lendemain de la guerre, n’aurait-il pas la force de forger une fraction communiste dans les pires des parlements ?! ».
Depuis sa fondation, le projet tactique de conquérir des positions institutionnelles, soutenir ou proposer des lois favorables aux salarié(e)s, créer une fraction parlementaire ( et pour certains de participer aux élections )… divise profondément le NPA. Il en est de même au sujet des compromis électoraux qui peuvent être nécessaires dans certaines situations afin d’obtenir de bons scores ou des élus (les accords dit « techniques » de répartition des cantons ou politiques « à minima » concernant le premier ou le second tour dans les scrutins de liste).
La tactique électorale du NPA est erronée puisqu’elle l’empêche de « marcher sur deux jambes », alors que nous pensons évoluer dans le cadre stratégique d’un « horizon d’absence de révolution ». Y a-t-il des conséquences stratégiques ? Je pense que oui car Il ne peut pas compter sur une combinaison ou dialectique des luttes dans les institutions et des luttes sociales pourtant indispensable pour maintenir ses propres positions politique dans une guerre.. de positions. Pendant ce temps les réformistes anti libéraux lui disputent son espace politique.
Savoir combiner les luttes extra institutionnelles et les luttes institutionnelles, cela passe certainement par l’obtention de bons scores électoraux et si possible d’élus (voir l’exemple des réformistes du FG aux cantonales).
La « formule algébrique » de gouvernement, une revendication stratégique oubliée ?
Son absence dans la propagande du NPA pourrait être révélatrice d’une autre faiblesse stratégique . Nous la retrouvons en effet très rarement dans les interventions publiques de son porte parole principal, encore moins dans les campagnes électorales, même lorsque la question du pouvoir est posée par des millions d’électeurs ! Pourtant les bolcheviks avaient des débats et utilisaient le mot d’ordre de la « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie » dans leur propagande car elle était pour eux une hypothèse stratégique, une « formule algébrique » pour Léon Trosky, depuis 1905.
Stratégique pourtant, sa place reste insuffisante aussi bien dans « nos réponse à la crise » que dans la motion votée au CPN du 27 mars sur les présidentielles. Elle n’y fait pas l’objet d’un développement particulier dans ces deux textes.
La présence des mesures d’urgence et du « tous ensemble », voire de la « grève générale » dans une plate forme électorale du NPA me paraît juste politiquement (la jambe « luttes »). Mais l’impasse qui est faite dans ses interventions sur notre réponse à la question institutionnelle du pouvoir alors que celle ci est souvent posée par des millions d’électeurs, ne peut qu’affaiblir sa politique et diminuer ses possibilités stratégiques. Agir ainsi, c’est prendre le risque de donner l’image d’un parti indifférent à la question du pouvoir ! Et de faire aussi une mauvaise gestion d’un « capital électoral » qui peut être utile si le NPA veut avancer avec ses deux jambes, c’est-à-dire marcher, faire de la politique aujourd’hui.
Pourtant, si nous suivons l’exemple des bolcheviks, profiter des élections pour faire connaître notre proposition d’un « gouvernement démocratique des travailleurs et de la population » permettrait de dérouler ce fil rouge transitoire et stratégiquement incontournable dans une phase de guerre de mouvement. Au V° congrès de l’IC, Clara Zetkin proposait une définition de la formule de gouvernement plutôt pertinente pour une revendication transitoire : « Le gouvernement ouvrier et paysan est l’expression publique d’une situation où la bourgeoisie ne peut déjà plus se maintenir au pouvoir mais où le prolétariat n’est pas en condition d’imposer sa dictature ». C’est donc un gouvernement de l’« entre deux ». Un « entre deux » concernant l’ancien système et le nouveau , ce qui pourrait se traduire aussi par un gouvernement de front unique, « mixte », dans lequel participeraient à la fois des représentant(e)s des luttes extra parlementaires et parlementaires. Même dans ce type de gouvernement, la question institutionnelle reste posé et il faudra apprendre à marcher sur deux jambes.
Albert Guillot