On ne comblera pas en peu de temps l’écart entre les mobilisations nécessaires pour rendre crédible un autre projet européen et l’état actuel des mouvements sociaux, syndicaux et politiques. Ce fait, combiné à l’hétérogénéité des situations, peut favoriser l’hypothèse qu’il serait plus réaliste et efficace de sortir de l’euro pour résister aux plans sociaux. Cela n’a rien d’évident. Mais pour en débattre, il faut d’abord rejeter les fausses évidences, enfermées dans un fétichisme des monnaies (qu’il s’agisse de l’euro, du franc ou d’une monnaie commune).
Une même monnaie ne vaut-elle qu’à niveau de développement égal ?
On lit par exemple sur le site du M’PEP (en septembre) : « pour partager une monnaie unique, il faut des niveaux de développement homogènes ». Mais, comme toutes les monnaies « nationales », le franc a unifié un territoire hétérogène : les budgets (voire, dans le cadre de la reconstruction d’après-guerre, des investissements planifiés avec des fonds publics) ont cherché à réduire les inégalités... Car il est vrai que si l’on applique à un territoire économiquement hétérogène la seule concurrence de marché, les inégalités se creusent : la compétition libre entre inégaux renforce... les plus forts.
Cela s’est réalisé au sein de la zone euro. Mais ce n’était pas fatal : c’est justement la compréhension largement consensuelle que la monnaie unique risquait d’aggraver les inégalités qui avait conduit les gouvernements de l’UE à introduire en 1994 un « fonds de la cohésion » visant à aider les pays membres dont le PIB était inférieur à 90 % de la moyenne communautaire (Grèce, Portugal, Espagne et Irlande). Ces pays avaient aussi bénéficié (comme chaque région en-dessous de 75 % du PIB moyen), de « fonds structurels » augmentés en 1975 face à l’hétérogénéité croissante de la Communauté. Mais l’Acte unique de 1986 (négocié après le tournant néolibéral de la gauche française) accentua la logique de concurrence par la libre circulation des capitaux et l’unification allemande produisit un choc radical. En contrepartie de l’abandon du Deutsche Mark, le couple franco-allemand négocia le carcan monétariste de Maastricht et l’absence de solidarité financière entre États : seuls les financements privés devaient répondre aux besoins d’investissements. La concurrence sur la fiscalité et les salaires allait marquer le nouvel élargissement vers l’est de l’Union. Au lieu d’être augmentés, les fonds structurels du budget européen seraient plafonnés... Mais il s’agit de choix. Pas de l’euro en tant que tel.
Une monnaie commune est-elle en elle-même porteuse de solidarité ?
« Une monnaie commune permettrait la solidarité et la coopération avec les pays qui le souhaiteraient », suggère le même texte du M’PEP. Certes. Mais ce n’est toujours pas une question monétaire. La solidarité et la coopération peuvent être prônées avec l’euro comme avec des pays qui ne partagent avec nous aucune monnaie... À l’inverse, malheureusement, la même monnaie, commune par exemple, « permettrait » tout autant des politiques de régression sociale : c’est ce qui s’est passé dans les années 1980. Avec le franc pour monnaie « souveraine », et l’écu pour monnaie commune, on a vécu le tournant vers l’austérité et les politiques néolibérales, sous la présidence de F. Mitterrand, en 1982-1983 : avec une chute de dix points de la part des rémunérations salariales dans la valeur ajoutée en quelque dix ans, en s’ajustant sur l’austérité allemande... Et ce système monétaire européen (SME) a connu une crise majeure (avec spéculation massive sur les monnaies) en 1992, forçant à élargir les marges de fluctuation à 15 % autour des parités... accélérant l’orientation vers une monnaie unique. Il est peu convaincant d’affirmer aujourd’hui qu’un retour en arrière serait stabilisateur, ou facile – encore moins, en lui-même, porteur de solidarités.
Jacques Sapir, tout en prônant d’aller vers une monnaie commune, préconise deux mesures : une monétisation de la dette (levée des clauses de Maastricht qui interdisent aux banques centrales de financer les dettes publiques) ; et un contrôle des mouvements de capitaux. Ces mesures sont indispensables pour aller vers un contrôle public des financements. Mais on peut en formuler l’exigence sans sortir de l’euro... En elles-mêmes, elles impliquent une remise en cause des traités européens actuels. Mais ce n’est pas l’euro ni le montant des dettes qui sont à l’origine de l’instabilité appelée « crise », ce sont les financements spéculatifs jouant sur les maillons faibles d’une Union sans cohésion ni solidarité. Les gouvernements européens doivent introduire des financements européens dits « solidaires » pour contrer cette spéculation – et sont donc obligés de modifier les traités. Mais ils veulent introduire des mesures injustes, inefficaces et non démocratiques, parce qu’il s’agit de renforcer les fardeaux pesant sur les populations en comprimant les dépenses sans toucher à la logique des financements privés et des marchés.
Construire une autre Europe
C’est donc le moment de marteler des exigences démocratiques et sociales pour construire une autre Europe : refuser les plans sociaux européens en exigeant, par des mobilisations nationales et européennes, un processus constituant pour la mise à plat des traités, avec un contrôle pluraliste public de tous les modes de financement européens, appuyé sur un audit public sur les dettes et un moratoire de leur paiement.
L’enjeu est l’émergence d’un « non de gauche » aux plans antisociaux – européens et nationaux. Il devra être l’adversaire irréductible des nationalismes racistes et de l’ethnicisation des questions socio-économiques... notamment monétaires. Il faut mettre en évidence derrière la monnaie des choix sociaux et politiques, exprimer des objectifs mobilisateurs solidaires contre les politiques dominantes (des priorités sociales et écologiques ; des processus démocratiques), avec une « géométrie variable » quant aux scénarios (politiques et monétaires) largement imprévisibles – mais en valorisant les aspirations à une Europe solidaire et sans frontières contre toutes les divisions racistes.
Catherine Samary