L’histoire nous dira si le Mouvement Ennahdha est le plus grand bénéficiaire, au niveau des partis politiques, de la Révolution du 14 janvier 2011. Toujours est-il que ce mouvement, à fort potentiel militant, et totalement déstructuré sous le régime de Ben Ali est sorti de sa léthargie après le 14 janvier et commence à connaître une vitesse de croisière ces dernières semaines.
Pour comprendre la stratégie politique d’Ennahdha, il ne faut pas oublier la nature de son leadership actuel, héritée d’une lourde répression qui a duré une vingtaine d’années.
Des milliers de cadres d’Ennahdha furent emprisonnés sous Ben Ali. D’autres milliers prirent le chemin de l’exil. Entre les deux il y avait un désert sidéral : quelques sympathisants qui osaient afficher à peine leur obédience.
Sortis de prison, par vagues, dès le début des années 2000, les cadres du mouvement tentaient de restructurer le peu de militants restés fidèles et résolus. Leur marge de manœuvre était extrêmement étroite. Ils tentaient de se mettre, presque, sous la protection des partis de gauche, et surtout du Parti Démocratique Progressiste d’Ahmed Néjib Chebbi. Ils étaient prêts à toutes les concessions pourvu qu’ils soient réintégrés dans le circuit politique de l’opposition au Président déchu. Ils étaient aussi prêts à négocier avec le régime de Ben Ali. Il y a eu quelques tentatives indirectes dans ce sens, sauf que c’était le pouvoir de l’époque qui n’en voyait pas la nécessité.
Cette stratégie-là connut son couronnement dans ce que l’on a appelé le mouvement du 18 octobre où des dirigeants d’Ennahdha furent associés aux mouvements de gauche et de l’extrême gauche tunisiennes.
Les Nahdhaouis avaient alors signé des textes très en avance sur leurs positions traditionnelles en termes d’égalité citoyenne entre les deux sexes et des relations entre le politique et le religieux.
La Révolution du 14 janvier a levé d’un coup toutes les restrictions qui pesaient sur le mouvement et la liberté d’action de ses dirigeants. Il était convenu dès les premiers jours de la Révolution de réorganiser le parti autour du noyau dirigeant des anciens prisonniers.
Pour ce faire, la direction en exil et à sa tête Rached Ghannouchi devait remettre les rênes, toutes les rênes du pouvoir au groupe de Tunis dirigé par Hamadi Jbali et ses camarades.
Il faut rappeler ici quelle a été l’analyse de la direction de Tunis et d’une bonne partie de celle de l’exil de la situation du pays post révolutionnaire et de la meilleure tactique à adopter pour le mouvement.
L’idée, largement partagée par les hauts cadres dirigeants était la suivante : la répression qui s’est abattue sur le mouvement en 1990 était due en partie à la démonstration de force des listes indépendantes soutenues par les Nahdhaouis lors des législatives d’avril 1989.
Répéter les mêmes démonstrations de force serait néfaste pour le mouvement, même si la dictature n’est plus là pour réprimer. Les dirigeants islamistes de l’intérieur estimaient qu’ils n’avaient aucun intérêt à inquiéter ni les partis politiques, ni l’opinion publique, ni encore moins nos voisins du Sud et du Nord.
Pour Hamadi Jbali, Secrétaire général et porte-parole d’Ennahdha, il y a de cela deux mois, le pays n’est pas prêt pour une véritable compétition électorale et Ennahdha n’a aucun intérêt à être dominante dans le paysage politique. Son intérêt réside dans la réussite du processus démocratique, fut-il à ses dépens. Donc pas de démonstrations de force et l’objectif était de chercher le consensus le plus large possible.
Dans cette perspective-là, Rached Ghannouchi n’avait pas sa place dans la direction politique du mouvement. D’ailleurs le fondateur d’Ennahdha l’avait lui même compris. Il se préparait à passer le témoin et à s’occuper d’activités intellectuelles et théologiques à l’échelle internationale. Il voulait juste rentrer en Tunisie après vingt ans d’exil, revoir les siens et s’installer définitivement à Londres.
Mais l’accueil triomphal du Cheikh par ses fans à l’aéroport a changé la donne. Les meetings publics dans les mosquées et ailleurs n’ont fait que confirmer son leadership naturel. La base du mouvement sortie de son ornière en était demandeuse et le cheikh, manifestement, en raffolait.
Il y a également un autre élément important dans cette tournure qu’ont pris les évènements : la lutte fratricide entre les deux fondateurs du mouvement, Ghannouchi et Mourou.
Ce second “oublié” dans la reconstitution de la nouvelle équipe dirigeante a immédiatement menacé d’entrer en dissidence. Mourou sait pertinemment que Ghannouchi ne lui pardonne pas ses prises de position en 1991 quand il s’en est pris, aux actes de violences commis par des membres d’Ennahdha et qui ont amené à la tragédie de Bab Souika où un gardien de la cellule de parti au pouvoir fut brulé vif. Pour Mourou, même si cette mort atroce n’était pas voulue par les assaillants, recourir à la violence était déjà un acte condamnable à ses yeux et cela quelles qu’en soient les raisons.
Abdelfattah Mourou avait pensé un moment fonder son propre mouvement, mais il avait compris, très vite, ce qu’il risquait de perdre : le “peuple” engagé des mosquées très suspicieux à l’idée de la division de la “communauté des croyants”. Le cheikh Mourou, comme l’appellent ses partisans et ses adversaires, s’est mis immédiatement à la reconquête de ce “peuple” des mosquées. Une leçon par jour, chaque fois dans une mosquée différente. Si l’on ajoute à cela quelques émissions télévisées, le show de Mourou avait porté. Il est (re)devenu une figure incontournable de l’islamisme modéré “Made in Tunisia”.
Ce retour en force de l’ancien numéro deux du mouvement, à la limite de la dissidence, n’a fait que renforcer l’emprise de Ghannouchi sur le parti. Sans lui, Mourou ne ferait qu’une bouchée d’Ennahdha. Aucun autre dirigeant n’a son charisme populaire, ni sa légitimité historique. Mourou avait ainsi obligé Ghannouchi de ne plus être un “Président par intérim” du mouvement, mais un véritable leader politique et religieux afin de faire face à ce nouveau danger de l’intérieur.
Le premier numéro d’El Fajr (L’aube) l’organe officiel d’Ennahdha confirme cette nouvelle posture. Alors que c’était Hamadi Jbali qui était le directeur responsable d’El Fajr dès 1989, c’est désormais Ghannouchi qui prend sa place. Et pour la petite histoire Jbali est totalement absent dans ce premier numéro de reprise du 9 avril 2011.
Le jour même Ghannouchi tenait un grand meeting populaire dans le stade de Sfax. Une dizaine de milliers de fidèles et de sympathisants étaient à l’accueil. Le spectacle était impressionnant. On est loin, très loin de cette prudence des premières semaines post-révolutionnaires.
Avant Sfax il y avait Gabès, Sidi Bouzid, Siliana et d’autres villes de la Tunisie. La ferveur était toujours au rendez-vous.
L’organisation impeccable et le service d’ordre impressionnant. Que cherche Ghannouchi ? Seulement impressionner les esprits ou préparer la conquête du pouvoir par les urnes ? Probablement les deux à la fois : l’une ne marchant pas sans l’autre.
Retour à Sfax ce 9 avril 2011. Un fait a retenu toutes les attentions : la présence du Secrétaire général de l’Union régionale du travail, l’inamovible Mohamed Chaabane. Le dirigeant syndicaliste ne s’est pas contenté de sa simple présence, déjà lourde de conséquence, mais a pris la parole et a exprimé d’une certaine manière un soutien au parti Ennahdha. Emoi dans les milieux dirigeants de la Centrale syndicale et l’on s’attend d’une heure à l’autre, la publication d’un communiqué de l’UGTT qui dénonce l’attitude de Mohamed Chaabane.
Mais la signification la plus importante du Secrétaire général régional et de son adjoint, plutôt connu pour être proche d’un groupe d’extrême gauche, est la capacité d’Ennahdha à réaliser des alliances qui, elles, demain pourraient la porter au pouvoir.
Qu’y a-t-il en face de cette machine impressionnante qui commence à se mettre en branle après une hybernation de deux décennies ? Une kyrielle de partis souvent sans poids réel. On assiste, toutefois à l’émergence d’un pôle qui se veut démocratique, moderniste et social. Il serait formé du Mouvement Ettajdid, du Forum Démocratique pour le Travail et les Libertés et du nouveau Parti du Travail tunisien qui comprend certains dirigeants syndicalistes dans sa direction. Des associations de la société civile pensent rejoindre ce pôle. On cite à titre d’exemple l’initiative citoyenne qui fédère de nombreux indépendants d’horizons divers pour défendre, dans la nouvelle constituante, les acquis de la modernité tunisienne.
Il y a à signaler à côté de cela, l’influence relativement importante de l’extrême gauche et surtout du Parti ouvrier communiste tunisien (POCT) dans certaines régions du pays.
D’autres forces aspirent à se positionner dans le centre de l’échiquier politique. Toutes ces composantes auront-elles le temps, d’ici trois mois, à convaincre l’électorat de leur capacité à gérer le pays. Toute la question est là.
Ennahdha à 20% des sièges serait un parti important, mais guère davantage. Mais à 30% et plus, les islamistes seraient incontournables et décisifs même s’ils décident de ne pas prendre la tête de la nouvelle majorité.
Certains des cadres dirigeants d’Ennahdha appréhendent ce succès, mais le chef historique, Rached Ghannouchi, semble grisé par la liesse populaire. Il s’est dit, à Siliana, prêt à affronter le suffrage populaire le lendemain s’il le fallait…
“Emporté par la foule” Ghannouchi, mais jusqu’à quand et jusqu’où ? De ces réponses dépendra, en partie, l’avenir du processus démocratique.
Par Zyed Krichen, 18/04/2011