1. Je partirai de ta formule : « La fonction politique a cette globalité que tu te refuses à admettre. » Je ne la refuse pas, mais je m’interroge sur la manière de « fabriquer » cette globalité. Ce que je refuse c’est de considérer que cette globalité nous est donnée, offerte toute faite (soit par l’histoire, soit par une théorie, bref par une transcendance quelconque), qu’elle existerait au-dessus de nous dans le ciel des idées (qui l’y aurait mise ?). Cette globalité est une « œuvre à faire », elle est toujours à reprendre. C’est pourquoi j’ai suggéré cette image du cercle (empruntée à Bruno Latour) que le discours politique doit parcourir et parcourir encore pour ramasser tout ce qui nourrit l’anticapitalisme et lui permet de devenir une parole globale, restituée globalement, mais toujours provisoire, toujours à réinventer. Il y a donc un travail propre du parti pour mettre « dans des mots communs » ce que ressentent tous ceux qui se confrontent quotidiennement au capitalisme dans les multiples domaines de la vie sociale. En ce sens, le parti se distingue bien des syndicats, par exemple, qui ne cherchent pas à fabriquer une parole qui soit englobante de tout l’anticapitalisme.
Et, c’est là encore une fois que l’on a besoin d’un parti imaginatif et ouvert capable de subsumer toutes ces expériences locales de ce que fait le capitalisme pour élaborer une parole générale, qui soit toujours renouvelée parce que nous nous heurtons à un capitalisme qui se renouvelle en permanence. Comme disait Lénine, il doit « entendre l’herbe pousser ».
On n’a pas « réponse à tout » pour deux raisons possibles :
parce que on a mal fait le travail circulaire qui permet de reprendre tout ce qui s’oppose au capitalisme (on n’est dans bien des cas pas assez lié à des expériences menées par des activistes divers, par exemple). C’est d’autant plus vrai qu’on est un petit parti.
Ce peut être aussi parce qu’il n’y a pas de réponse au niveau où le problème est posé. C’est ce que nous avons appelé avec Isabelle Stengers les « alternatives infernales » qui sont au cœur du fonctionnement capitaliste et qui empêchent le déploiement d’alternatives réelles en dehors de la grande alternative globale (la révolution socialiste) qui est de peu de secours dans le travail quotidien.
2. A propos de cet exemple des femmes voilées anticapitalistes et féministes, tu écris : « La parole des acteurs existe mais elle ne dit pas l’alpha et l’oméga. » Mais qui peut prétendre le dire ? Au nom de quel savoir ? Tu écris que les acteurs sont pris dans des « conditions qui les conditionnent ». Mais qui ne l’est pas ? Je ne vois pas comment on peut faire passer une ligne de partage ici. On est bien tous logés à la même enseigne ! L’idée que nous savons quelque chose sur ce qui les « conditionne » et qu’elles ne savent pas me semble une horreur. Cela ne peut qu’empêcher toute vraie discussion politique à égalité. C’est terrible d’avoir cette parole : vous croyez être anticapitaliste et féministe, mais nous nous savons que vous ne l’êtes pas. C’est là ou le débat politique est remplacé par de la pédagogie.
Il n’y a donc pas à avoir de discussion « préalable sur ce qu’est le féminisme » à avoir pour s’entendre sur une « définition » dont on vérifierait ensuite qui en remplit ou non les conditions. C’est chercher des critères de jugement. C’est nous mettre dans la situation du juge. Nous devons chercher l’inverse : qu’elles nous racontent ce qui les a amenées à nous rejoindre, comment elles ont cheminé dans leurs expériences avant de rejoindre notre combat. Nous devons laisser les causes, qui sont les leur, causer ! C’est ça aussi « penser par le milieu » ou alors je n’ai rien compris à Deleuze. Il faut toujours trouver une méthode qui nous tourne vers le futur et non vers le passé. C’est pourquoi il vaut mieux juger une position politique par les conséquences qu’elle a, par ce qu’elle va nous permettre de fabriquer maintenant et dans le futur plutôt que par sa fidélité à telle ou telle théorie construite sur la base d’expériences passées. Cela ne veut pas dire que le passé ne nous informe pas ! Bien sur que si, mais il ne doit pas être fétichisé dans des théories et des principes planant au-dessus de nos têtes. On pourrait dire que dans une proposition politique vivante, il doit y avoir 20 % qui soit tirée du passé, des leçons que nous en avons tirées collectivement, et 80 % qui soit tourné vers le futur, en répondant à la question : quelles sont les conséquences de cette proposition politique ?
Comme disait Marx (justement !) : qui éduquera les éducateurs ? Cela ne veut évidemment pas dire que toutes les positions se valent et que rien n’est possible sinon un relativisme généralisé. Mais cela veut dire que nous ne pouvons pas nous mettre dans une position en surplomb par rapport ceux avec qui nous discutons pour leur « enseigner » ce qui est juste. Il faut rester à chaque fois dans un débat immanent. Cela ne veut pas dire non plus, être dans une position naïve et passive : nous discutons activement, nous expliquons la tradition qui est la nôtre (pourquoi nous pensions que jamais des femmes voilées nous rejoindraient, par exemple), comment cette tradition a fait de nous ce que nous sommes avec nos forces et nos faiblesses sans nous mettre en situation de « ceux qui savent » alors que les autres sont encore dans la « croyance ». Nous ne sommes pas « tolérants » mais exigeants envers celles et ceux qui viennent ainsi nous rejoindre. Nous les encourageons à élaborer, à construire leur position.
Encore une fois, je crois que l’on peut construire un parti et rester dans l’immanence. Le discours global que tiendra le parti après avoir fait son travail de rassemblement des expériences de ce que le capitalisme nous fait, ne sera qu’une toute petite transcendance, provisoire, devant toujours être remise en chantier. Un chantier qui ne s’arrête jamais.
Si on cesse d’être immanent, si on croit qu’il y a une théorie, un savoir, dans le ciel des idées, alors je ne vois comment on peut continuer à dire que l’on est matérialiste ! Il y a des proclamations matérialistes qui cachent un renouveau idéaliste.
Le début de « L’Idéologie allemande » de Marx est de ce point de vue très éclairant :
« Jusqu’à présent les hommes se sont toujours fait des idées fausses sur eux-mêmes, sur ce qu’ils sont ou devraient être. Ils ont organisé leurs rapports en fonction des représentations qu’ils se faisaient de Dieu, de l’homme normal, etc. Ces produits de leur cerveau ont grandi jusqu’à les dominer de toute leur hauteur. Créateurs, ils se sont inclinés devant leurs propres créations. Libérons-les donc des chimères, des idées, des dogmes, des êtres imaginaires sous le joug desquels ils s’étiolent. Révoltons-nous contre la domination de ces idées. Apprenons aux hommes à échanger ces illusions contre des pensées correspondant à l’essence de l’homme, dit l’un, à avoir envers elles une attitude critique, dit l’autre, à se les sortir du crâne, dit le troisième et — la réalité actuelle s’effondrera. »
On dirait du Bourdieu ! Mais, malheureusement, cela n’est pas du marxisme, c’est même très précisément ce que Marx combat. Il continue en effet ainsi :
« Ces rêves innocents et puérils forment le noyau de la philosophie actuelle des Jeunes-Hégéliens, qui, en Allemagne, n’est pas seulement accueillie par le public avec un respect mêlé d’effroi, mais est présentée par les héros philosophiques eux-mêmes avec la conviction solennelle que ces idées d’une virulence criminelle constituent pour le monde un danger révolutionnaire. Le premier tome de cet ouvrage se propose de démasquer ces moutons qui se prennent et qu’on prend pour des loups. »
Je suis sûr que tu connais ce texte. Mais mon expérience montre que lorsque se contente de lire le premier paragraphe à des militants, ils croient tous, dur comme fer, que c’est sa propre position que Marx expose, alors qu’il expose celle de ses ennemis !
3. Je comprends mal ce que veut dire ta formule : « On n’agit et ne pense qu’à partir de représentations données. » Je ne sais pas très bien ce qu’est une « représentation » (malgré des années passées à lire et côtoyer les psychanalystes) ! Tu écris ensuite qu’il faut « un cadre de références » qui « doit être rempli par des données ». Je ne comprends pas non plus ce que c’est que ce cadre qu’on remplit ! J’ai fréquenté beaucoup les chercheurs en biologie, ils ne remplissent aucun cadre ! Il me semble différent de dire qu’ils font des hypothèses à partir des expériences réussies de leurs collègues, ce qui les amène à imaginer de nouveaux dispositifs expérimentaux (qui doivent être reproductibles par d’autres équipes) afin de tester ces hypothèses... Ils posent de nouvelles questions, ils ne « remplissent » rien du tout, en tous les cas rien de préalablement existant aux nouvelles hypothèses que les travaux de leurs collègues leur ont suggéré. Et ils sont ravis surtout quand ça détruit ce qu’on croyait savoir... Et le critère n’est pas de savoir si leurs découvertes collent ou non avec un « cadre de référence », il est seulement de savoir si leur expérience est reproductible ou non. Le principe général des sciences (qui sont diverses selon les domaines) est celui de l’enquête. L’idée de paradigme sert les philosophes et les épistémologues, elle ne sert en rien au travail quotidien de la recherche « en train de se faire ».
4. Il faut donc beaucoup d’inventivité pour construire un parti anticapitaliste digne de ce nom. Il faut réinventer des manières de discuter qui permettent d’échapper à la logique des fractions. Il faut inventer des manière pour tous ceux qui en sont membres de pouvoir se saisir des questions et d’en débattre sans se sentir exclu et marginalisé. C’est le dernier souci d’invention que je proposerai, et ce n’est pas le moindre. Mais encore une fois, on pourrait commencer avec notre système de presse qui est une sorte de frontière qui doit être poreuse dans les deux sens : entre le parti et son extérieur.
5. Je suis finalement assez d’accord avec cette phrase de Daniel Bensaïd : « A la différence de l’’architecte qui a d’abord porté la maison dans sa tête, la taupe ne suit pas un plan préconçu. Comme la ruche de l’abeille, la taupinière prend forme au fur et à mesure de son cheminement. En creusant son dédale de galeries, de carrefours, et de bifurcations propices à la surprise d’une rencontre, la taupe découvre sa propre vocation. » [2]. C’est une formule dans laquelle tout pragmatiste se reconnaîtra. Même si je sais que Daniel n’aurait, lui, sans doute pas été d’accord avec beaucoup de choses qui sont dans cette contribution et qu’il tenait à l’idée de « stratégie ».
Philippe Pignarre