Résumé
Dans le domaine de la prostitution, de la traite des êtres humains et du trafic des migrants, les perspectives politiques conditionnent en grande partie les recherches, les questions posées, les hypothèses envisagées ainsi que les problématiques. Après avoir examiné la fracture théorique et analytique qui oppose les chercheurs qui définissent la prostitution comme un travail et ceux pour qui elle est une disposition du pouvoir masculin, l’article examine la notion de « victime ». Il met en évidence certains de ses enjeux, à travers notamment le processus de négociation menant à l’adoption de la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée. Il fait notamment ressortir que le refus de la notion de victime a pour conséquence la criminalisation des personnes prostituées, qu’elles soient recrutées localement ou à l’étranger.
Abstract
In the field of prostitution, trafficking in persons and migrants smuggling, political perspectives determine widely researches, asked questions, considered hypotheses as well as problematics. Having examined the theoretical and analytical fracture, which opposes the researchers who define prostitution as a work and those for who it is a disposal of male power, the article examines the “victim’s” notion. It puts in light some of the stakes through the process of negotiation leading to the adoption of the United Nations Convention against Transnational Organized Crime. It stands out among others that the refusal of the victim’s notion has for consequence the criminalization of the prostituted persons, that they are recruited locally or abroad.
L’angle selon lequel est analysée la prostitution détermine ce qui est au cœur de la problématique : les personnes prostituées et les conditions d’exercice de la « vente » des « faveurs » ou des « services » sexuels, ce qui est l’approche traditionnelle mais prétendument nouvelle des recherches sur la prostitution, ou les hommes pour qui et par qui ce système existe. La définition de la prostitution comme un système structuré par les proxénètes qui garantissent, contre rémunération, aux hommes l’accès commercial aux corps des femmes, des enfants [1] et des êtres féminisés, déplace l’analyse vers ceux qui organisent et profitent de la prostitution d’autrui ainsi que vers la « demande » masculine [2]. Car, qu’elle soit féminine — fillettes, jeunes filles ou femmes de tous âges — ou masculine —garçons, adolescents et jeunes hommes, travestis et transsexuels — la prostitution est une institution sociale à l’usage quasi exclusif des hommes. Elle est une industrie essentiellement vouée au plaisir masculin, ce plaisir étant compris en termes de pouvoir [3] et pas seulement en termes de « satisfaction sexuelle » [4].
Les chercheurs sont profondément divisés sur la question, tout comme le sont les féministes, les politiciens et la population en général. Une véritable ligne de fracture oppose ceux qui définissent la prostitution comme un « travail » et une vente de « services sexuels », qui veulent la faire reconnaitre comme un choix [5], voire comme une expression de la sexualité féminine ou même comme une subversion du système [6], et ceux pour qui le système prostitutionnel est une des formes de la violence faite aux femmes, une disposition du pouvoir masculin et une violation des droits humains [7]. Pour l’essentiel, les débats se déploient entre les abolitionnistes [8], les dérèglementaristes [9] et les règlementaristes [10]. Les prohibitionnistes [11], qui pourtant représentent un courant important dans la société, participent peu à l’heure actuelle dans les controverses.
L’état des recherches au Canada et au Québec
Selon les perspectives défendues, la prostitution est définie comme un « travail du sexe » [12] et un « métier » (qui plus est, le plus vieux du monde) ou comme une institution d’oppression des femmes qui est apparue historiquement vers VIe ou Ve avant J.-C en même temps que les premiers marchés, notamment les marchés d’esclaves, et la dégradation du statut des femmes dans les sociétés. Certains parleront d’inégalité structurelle entre les sexes et de violence sexuée, d’autres d’exploitation sexuelle et même d’esclavage, plusieurs de choix rationnel, libre et d’empowerment, quelques-uns de déviance et de criminalité [13]. Certains porteront une attention particulière aux causes de l’entrée dans la prostitution [14] tandis que d’autres limiteront l’analyse aux conditions d’exercice de l’activité [15] des personnes prostituées adultes sans prendre en compte la prostitution juvénile. Pourtant, les recherches montrent qu’environ 80 % des adultes en situation de prostitution ont été prostitués au Canada à un âge mineur. L’âge moyen de recrutement tourne autour de 14-15 ans [16]. Le même phénomène est noté dans les autres pays capitalistes dominants. Évidemment, dans de telles conditions, la prétention que les personnes prostituées exercent un libre choix relève de la profession de foi, du moins pour la grande majorité des personnes en situation de prostitution.
La prostitution est perçue par d’aucuns comme une opportunité économique pour les femmes [17] et même comme un travail plus avantageux qu’un autre [18], non seulement plus rémunérateur, mais également comme l’un des rares lieux où s’exerce un « pouvoir féminin ». Enfin, des recherches québécoises examinent les liens entre la traite des humains [19] le tourisme sexuel [20], le crime organisé [21], la mondialisation capitaliste néolibérale [22] et la croissance internationale et locale de l’industrie de la prostitution. D’autres nient en partie ces liens et circonscrivent la question de la traite des humains à des fins de prostitution à une migration de travailleuses du sexe [23]. Plusieurs essais contradictoires sur le féminisme et la prostitution ont été récemment publiés. Enfin, depuis peu, des recherches s’intéressent aux clients prostitueurs [24].
Les partisans de la dérèglementation mènent des recherches sur les conditions d’exercice d’un « travail sexuel marginalisé » et stigmatisé [25], voire « émotionnel » [26]. Leurs enquêtes, basées sur des échantillons « boule-de-neige » ou « par filière » [27], s’effectuent avec l’aide des associations des « travailleurs du sexe » et sont habituellement limitées à ce réseau particulier [28]. Il est donc inapproprié de généraliser les résultats de ces enquêtes à l’ensemble de l’industrie. Toutefois, ces recherches mettent en évidence certaines facettes — stigmatisation, criminalisation, problèmes de sécurité et de santé publique, négociations avec les clients, etc. — tout en ne s’intéressant pas à d’autres aspects : conditions et modalités de l’entrée dans la prostitution, agressions sexuelles dans l’enfance, désir de quitter, stress post-traumatique, piètre estime de soi, suicides et tentatives de suicide, etc.
Les recherches à partir d’autres types d’échantillons explorent les liens entre les fugues ou le rejet du foyer familial et les probabilités de l’entrée dans la prostitution ; les agressions sexuelles dans l’enfance étant l’une des grandes causes de la fugue des jeunes [29]. Aussi, ces recherches montrent un lien étroit entre la probabilité d’intégrer la prostitution et le fait de quitter le milieu familial à un âge précoce, d’avoir été victime de violence sexuelle dans l’enfance [30] et, dans le cas des jeunes hommes, d’avoir subit des discriminations et des violences dues à leur orientation sexuelle [31]. Certaines recherches mettent en évidence le passage de la prostitution occasionnelle de survie à la prostitution régulière [32]. D’autres facteurs sont également examinés pour comprendre le recrutement : classe sociale, appartenance à une ethnie ou à une minorité nationale, pauvretés, croissance des inégalités sociales [33] et banalisation de la prostitution [34]. Enfin, le rôle des gangs criminalisés de jeunes dans la prostitution des filles d’âge mineur a fait l’objet de recherches. Ce facteur est relativement récent : ces gangs ont fait leur apparition au Canada dans les années 1980 et ont investi les industries du sexe dans les années 1990.
Sont explorées également les violences subies par les personnes prostituées, tant de la part des proxénètes que des prostitueurs. Les taux d’agressions physiques et sexuelles ainsi que les taux de mortalité sont très élevés. Les femmes prostituées au Canada connaissaient, au début des années 1990, un taux de mortalité 40 fois supérieur à la moyenne nationale et risquaient 20 fois plus l’assassinat [35]. Ces taux sont peut-être encore plus élevés : les femmes prostituées seraient de 60 à 120 fois plus souvent [36]. Chez les escortes, les tentatives de suicide et les taux de suicide sont les plus élevés au pays, toute catégorie sociale confondue.
D’autres recherches examinent les liens entre les infections transmises sexuellement, la consommation de drogues et d’alcool et la prostitution. La prostitution est généralement associée à la toxicomanie. Un facteur a pourtant été mis en évidence : la prévalence de l’usage de drogues est sensiblement plus élevée chez les personnes prostituées que chez les non-prostituées, mais l’abus de drogues suit généralement l’entrée dans la prostitution plutôt qu’elle ne la précède [37]. À l’évidence, les drogues permettent aux personnes prostituées de supporter leur prostitution. Mais la dépendance créée les entraîne à poursuivre sinon à accélérer les activités prostitutionnelles dans des conditions de plus en plus risquées et où l’entraide est quasiment inexistante [38]. Enfin, certains liens entre l’injection forcée de drogues dures et le « formatage » à la prostitution ont été mis en évidence par des organisations qui œuvrent sur le terrain.
Un certain nombre de recherches récentes soulignent la stigmatisation sociale dont sont victimes les personnes prostituées. Le harcèlement policier et judiciaire, la criminalisation et les amendes qui en découlent forcent les personnes prostituées inculpées à multiplier les passes, ce qui fait du système judiciaire à la fois un complice et un responsable de la prostitution des personnes. Les préjugés et les méconnaissances ont pour effet de ne pas tenir compte de la parole et du vécu des personnes prostituées. Les plaintes pour viol, agressions physiques et sexuelles des personnes prostituées sont rarement prises en compte par le système (hôpitaux, police, justice, etc.). Elles sont souvent minimisées et interprétées comme faisant partie des « risques du métier ». L’inexistence de services appropriés est largement mise en évidence ainsi que l’inadéquation des services existants.
Puisque la majorité des personnes prostituées souffrent d’un état de stress post-traumatique [39], les tribunaux devraient les considérer comme des victimes et non uniquement comme des témoins, et, à ce titre, elles pourraient bénéficier d’un support et d’un accompagnement. Elles font en général de « mauvais témoins » : elles ont des trous de mémoire, se contredisent, s’effondrent. Pour le juge, elles paraissent de « mauvaise foi » [40]. C’est qu’elles revivent les situations qui ont provoqué chez elles un stress intense. Ne pas tenir compte de cette réalité, c’est favoriser systématiquement le prostitueur et le proxénète.
La normalisation sociale de la prostitution et sa reconnaissance comme travail auraient pour effet de poser les bases d’une « déstigmatisation » et d’en finir avec les discriminations. Les abolitionnistes considèrent que la règlementation de la prostitution signifie dans les faits un renforcement de l’isolement social et de la stigmatisation. Les gouvernements règlementaristes relèguent les personnes prostituées dans des zones de tolérance, généralement loin des regards (souvent dans des quartiers industriels), et d’autant plus dangereuses, préconisent l’enfermement dans des bordels sous contrôle des proxénètes qui opèrent en toute légalité, tout en criminalisant les personnes prostituées qui ne sont pas en règle, surtout celles qui sont visibles (sur le trottoir).
Liberté et droits
Les débats sur le « libre choix » de la prostitution ou non sont internationaux et opposent des visions philosophiques et éthiques contradictoires [41]. Ils renvoient au vieux débat « individu et société » entre les tenants de la liberté individuelle et ceux du déterminisme social. Concernant la prostitution, ces débats sont relativement récents. Ce n’est qu’en 1995 seulement, lors de la Conférence de Beijing, qu’est apparu pour la première fois dans un document international le concept de prostitution « forcée ». Depuis, il structure en grande partie les discours.
L’idée de consentement réfère, pour les partisans du « travail du sexe », à celle de « libre disposition de son corps » (le « droit » de dire « je charge tant » [42]), ce que contestent ceux pour qui il s’agit d’un détournement de la revendication féministe et une déconnexion de sa visée émancipatrice. Au « droit » à la prostitution des uns est opposé le « droit » de ne pas être prostituée des autres.
Les dérèglementaristes partagent avec les règlementaristes l’idée que la prostitution est un « droit » ou une « liberté ». Contrairement à la première vague règlementariste moderne, qui s’appuyait essentiellement sur une vision hygiéniste pour imposer l’enfermement en bordels licenciés, c’est désormais au nom du « droit » des personnes de « se » prostituer et du « droit » de « partager » les revenus de leur prostitution avec les proxénètes — qui n’en sont plus selon les nouvelles lois — que des États européens et du Pacifique Sud ont légalisé (et par le fait même mis hors-la-loi) certaines formes de prostitution. Jamais ne furent invoqués le « droit » des proxénètes d’exploiter la prostitution d’autrui et celui des hommes à l’accès marchand au sexe des femmes. Le « droit » des unes à la prostitution implique pourtant le « droit » des autres à l’exploiter (proxénète) ou à en user en toute impunité (prostitueur).
Enfin, la réduction de la question de la prostitution à une question de « droit » ou de « liberté » pose d’autres questions : l’égalité en droit dans les sociétés libérales camoufle tout en instituant les inégalités sociales [43]. Des chercheurs refusent donc d’appréhender la prostitution sous cet angle.
Les enjeux internationaux autour de la notion de victime
Les perspectives politiques conditionnent donc en grande partie les recherches, les questions posées, les hypothèses envisagées ainsi que les problématiques. Au cœur de celles-ci, il y a non seulement la question de la prostitution qui, pour certains, est un secteur d’activités à normaliser, tandis que pour d’autres, une perversion immorale inacceptable, du moins celle qui est visible [44], ou une institution d’oppression des femmes. Ce qui se répercute sur le « statut » de la personne prostituée : elle est soit une travailleuse exerçant un choix rationnel, soit une criminelle qui détourne les plus vertueux des hommes du droit chemin, soit une victime du système proxénète libéral qui ne doit subir ni règlements édictés par l’État, ni criminalisation, ni exploitation par les proxénètes.
La notion de victime prête à toutes les confusions et est souvent détournée de son sens. Pour l’essentiel, c’est un concept juridique, relativement bien défini par les conventions internationales et les lois nationales. Il s’oppose au concept de criminel. Ceux qui l’utilisent sont accusés de « victimiser » les femmes, c’est-à-dire de nier leur autonomie et leur capacité de choix [45]. (Cet argument n’est que rarement utilisé lorsqu’il est question de la prostitution des enfants [46].) En conséquence, il leur est reproché d’analyser la prostitution ou la traite des personnes de façon « moralisatrice » [47], ce qui est, bien entendu, condamnable, comme si des concepts comme ceux de la dignité des personnes et de l’inaliénabilité du corps, en partie comme en tout, ne devaient en aucun cas faire partie des analyses. Ce refus de toute considération éthique, notamment celle de l’inaliénabilité du corps, implique une acceptation de la marchandisation de l’être humain et, en conséquence, son objectivation et son aliénation. Paradoxalement, beaucoup s’opposent à la marchandisation des biens et des services lorsqu’ils concernent le système hospitalier, l’éducation, l’eau, etc., tout en acceptant, sinon en promouvant, la marchandisation des relations humaines, ce qu’est par essence la prostitution des personnes.
Les souteneurs de la prostitution en tant que « travail » nient même l’existence de la « traite des Blanches » ravalée au rang de mythe [48], tout comme ils minimisent systématiquement l’ampleur actuelle de la traite des êtres humains [49]. Cette double négation est étroitement reliée à la légitimation de la prostitution. Selon ce point de vue, la monté en épingle de la « traite des Blanches » aurait permis aux abolitionnistes au tournant du XXe siècle de marquer des points dans leur campagne contre la prostitution des femmes, c’est-à-dire contre leur autonomie et leur choix. Par conséquent, ils révisent l’histoire et avancent que, depuis plus d’un siècle, les abolitionnistes créent des légendes pour rallier les gouvernements à leur cause. Il n’y aurait pas eu de « traite des Blanches » [50] tout simplement parce que les jeunes femmes prostituées déplacées d’un pays à l’autre et d’un continent à l’autre étaient « consentantes ». Or, étrangement, ce « consentement » était acquis particulièrement chez les groupes les plus vulnérables, notamment chez les juives d’Europe de l’Est qui ont été les proies les plus nombreuses de cette traite [51]. La traite d’aujourd’hui affecte également de façon disproportionnée les femmes et les enfants de minorités ethniques et nationales.
Actuellement, pour la majorité des victimes des réseaux de la traite [52], la protection offerte par les gouvernements est de courte durée, quand protection il y a. Celles qui portent plainte contre les proxénètes et les trafiquants peuvent bénéficier d’une autorisation provisoire de séjour. Elles sont par la suite généralement rapatriées dans leur pays d’origine. Le plus souvent, elles sont rapatriées d’office et un permis temporaire de séjour leur est accordé ultérieurement au moment du procès [53]. Celles qui refusent de porter plainte, parce que leur vie est en danger ou parce que le réseau qui les a recrutées menace de représailles les proches restés au pays, ne bénéficient souvent d’aucune protection et sont rapatriées manu militari, ce qui, selon l’Organisation internationale pour les migrations, ne fait que nourrir les réseaux de trafiquants, lesquels s’empressent de les remettre sur le marché prostitutionnel mondialisé [54].
Les pays règlementaristes distinguent entre prostitution « forcée » et « volontaire » et, par conséquent, entre traite à des fins d’« exploitation sexuelle » (synonyme de « prostitution forcée ») et trafic des migrantes « travailleuses du sexe » qui exercent un « travail illicite ». Les modalités de la traite leur paraissent une question plus importante que la traite elle-même, ce que mettent en évidence les représentants néerlandais dans les différentes instances internationales et européennes : « S’agissant de la définition de la traite des êtres humains, il importe d’établir une distinction entre “travail illicite” et “prostitution forcée”. » [55] Alors, une personne considérée comme « consentante » à sa prostitution n’aura droit à aucune protection particulière et, souvent, sera criminalisée en tant qu’immigrante clandestine et est une menace à « l’intégrité territoriale » de l’État [56]. Elle n’est donc pas une victime, mais une criminelle — son entrée dans le pays ayant été illégale — dont le « travail » est « illicite ».
Victimes ou non ? Les débats autour de la Convention de Palerme
Depuis l’adoption de la Convention contre la criminalité transnationale organisée (Convention de Palerme) et ses protocoles sur le trafic de migrants et sur la traite des personnes, une terminologie s’est imposée. Le terme « trafic » (smuggling en anglais) renvoie au fait de tirer un avantage de financier ou matériel de « l’entrée illégale » dans un État « d’une personne qui n’est ni un ressortissant ni un résident permanent de cet État » (article 3a) et celui de « traite » (trafficking) au recrutement, au transport et à l’exploitation. Cette « exploitation » concerne aussi bien la prostitution et d’autres formes non précisées d’« exploitation sexuelle », que la servitude, le travail forcé et le prélèvement d’organes [57]. Le Protocole additionnel à la Convention de Palerme estime que la traite des personnes peut être condamnable même avec le consentement de la victime, mais impose plusieurs conditions, lesquelles peuvent être interprétées de différentes façons, ce qui permet à des pays qui ont développé des régimes juridiques très dissemblables d’adhérer au Protocole.
Le Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants, définit la traite dans son article 3 :
« a) L’expression « traite des personnes » désigne le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation. L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes ; b) Le consentement d’une victime de la traite des personnes à l’exploitation envisagée, telle qu’énoncée à l’alinéa a du présent article, est indifférent lorsque l’un quelconque des moyens énoncés à l’alinéa a a été utilisé ; c) Le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil d’un enfant aux fins d’exploitation sont considérés comme une « traite des personnes » même s’ils ne font appel à aucun des moyens énoncés à l’alinéa a du présent article ; d) Le terme « enfant » désigne toute personne âgée de moins de 18 ans. » [58]
Il est important de noter que lorsque les règlementaristes citent cet article du Protocole additionnel à la convention, ils omettent généralement l’alinéa b sur le consentement lequel est « indifférent », c’est-à-dire n’entre pas en ligne de compte, si l’un des moyens énoncés « à l’alinéa a » a été utilisé. Les aliénas a et b ont été l’objet d’une âpre lutte lors des négociations de la Convention entre non seulement des représentants de gouvernements, mais également des organisations non gouvernementales (ONG) parapluies. Le Réseau international des droits humains, animé par la Coalition Againts Trafficking in Women (CATW), regroupant 140 ONG, y défendait une définition de la traite qui « protège toutes les victimes et non pas seulement celles qui auraient été en mesure de prouver la contrainte » [59]. Dès lors, les personnes victimes de la traite ne devraient plus être perçues comme des criminelles, mais comme des victimes d’un crime. Le Réseau a également œuvré pour que soient assurés des mécanismes de protection pour les femmes et les enfants victimes de la traite, mais aussi pour que des mesures cohérentes soient intégrées dans la poursuite des trafiquants.
De son côté, le Caucus des droits humains, animé par la Global Alliance Against Trafficking in Women (GAATW) faisait la promotion du « droit des femmes à émigrer pour le travail sexuel » et souhaitait une définition de la traite qui ne mentionne pas « la prostitution ». De son point de vue, puisque la prostitution est un travail, il n’y a traite des personnes que lorsqu’il y a usage de la contrainte, autrement dit lorsqu’il y a « travail forcé ». De concert avec les gouvernements ayant légalisé le proxénétisme et règlementé la prostitution, le Caucus militait pour restreindre la protection des victimes en limitant le champ de la définition aux seules personnes aptes à prouver l’usage de la force ou de la contrainte dans leur traite. Il refusait notamment les termes d’« incitation » ou d’« abus d’une situation de vulnérabilité », arguant que les « personnes trafiquées » ne pouvaient consentir à leur propre exploitation [60], et que l’alinéa b sur l’indifférence du consentement dans la traite ne devait pas être introduit dans la définition. De plus, il proposait de remplacer les termes « victimes de la traite » par ceux de « personnes trafiquées ». Les expressions « victimes » et « exploitation » le heurtaient dans la mesure où il prétend que les activités de l’industrie du sexe ne relèvent pas de « l’exploitation sexuelle ». De son point de vue, il y a « exploitation sexuelle » uniquement lorsque les conditions du « travail du sexe » des « personnes trafiquées » sont assimilables à l’esclavage [61]. Sous le prétexte que d’autres formes de traite existent, les règlementaristes refusent le fait que la traite et la prostitution sont intrinsèquement liées, ce qui pourtant concerne environ 90 % des cas.
Ce sont avant tout les représentants des gouvernements des États les plus pauvres, les pays d’origine de la traite, qui ont soutenu une définition protégeant les victimes, non limitée à la preuve de l’usage de la force ou de la contrainte, tandis qu’une minorité de pays, principalement occidentaux, les pays de destination, ont défendu une perspective réductrice de la traite [62].
Néanmoins, une étude attentive de l’article 3 montre les limites d’une interprétation abolitionniste telle qu’opérée par la CATW et ses alliés. Il est écrit à l’alinéa c, qui porte sur la traite des enfants, qu’il y a « traite des personnes » même si « aucun des moyens énoncés à l’alinéa a du présent article » n’a été utilisé. Autrement dit, pour les enfants, nonobstant les modalités de leur traite, puisque la notion de consentement est inopérante dans leur cas, la définition de la traite à l’alinéa a n’est pas utile. Cela implique a contrario qu’il n’y a pas de traite des femmes s’il n’y a pas une forme ou une autre de menace ou de recours à la force ou d’autres formes de contrainte, notamment abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou obtention d’un consentement par une personne exerçant une autorité sur une autre. C’est une réintroduction par la porte de derrière du concept de « prostitution forcée ». Cela explique, à mon avis, pourquoi les gouvernements règlementaristes ont pu ratifier le Protocole, malgré leur insatisfaction à l’égard des alinéas a et b de l’article 3.
Selon les règles établies, le Protocole ne pouvait être accepté que par consensus. Il était indispensable que tous les pays approuvent les articles du protocole, y compris l’article 3. Il est donc le fruit d’un compromis. Ce que met en lumière l’article 4 du Protocole, « Assistance et protection accordées aux victimes de la traite des personnes », qui laisse la porte ouverte à la non-protection des victimes. Les États peuvent adopter des mesures spécifiques de protection pour les victimes « lorsqu’il y a lieu et dans la mesure où le droit interne le permet ». Même si l’assistance et la protection des victimes ont fait l’objet d’un article, en réalité, rien n’oblige les pays à les mettre en œuvre. Comme les règlementaristes considèrent que la majorité des « personnes trafiquées » ne sont pas des victimes, rien ne les incite à assurer une assistance ou une protection. En fait, dans les pays qui ont règlementé la prostitution, aucun service particulier n’est offert aux personnes prostituées, qu’elles soient originaires du pays ou proviennent de l’étranger, puisque c’est un travail comme un autre.
Il existe également un lien étroit entre les protocoles sur la traite des personnes et le trafic des migrants. Les victimes de la traite sont souvent confondues avec les migrantes clandestines. Le Réseau avait demandé à ce qu’une clause de non-refoulement soit incluse dans le protocole sur le trafic des migrants, afin que ces derniers puissent trouver un refuge et une protection et ne soient pas systématiquement expulsés vers le pays d’origine ou de transit [63]. Alors même que l’immigration devient plus restrictive et discriminatoire, qu’elle est de plus en plus criminalisée dans un contexte où les voies légales sont rendues difficiles et complexes, si ce n’est très onéreuses, les trafiquants deviennent les principaux bénéficiaires de la migration internationale. Les migrants se tournent vers eux. Dans les pays de destination, les trafiquants orientent les femmes et les enfants vers les réseaux qui fournissent les industries du sexe ou le marché du travail clandestin. Le Caucus, qui assimile la prostitution à un travail et la traite des personnes à un trafic des migrants, qui plus est à une « migration des travailleuses du sexe », est resté indifférent à cet aspect, ne proposant aucune mesure particulière de protection, acceptant d’emblée leur criminalisation.
La légalisation du proxénétisme et la règlementation de la prostitution entrainent fatalement une légitimation de certaines formes de la traite. En même temps, elle criminalise : les personnes prostituées, qui ne sont pas en règle, sont victimes de répression tandis que les victimes de la traite à des fins de prostitution doivent prouver l’usage de la force ou de la contrainte pour espérer obtenir une protection de l’État règlementariste. La dichotomie entre prostitution « forcée » et « volontaire » sert d’alibi pour pénaliser les personnes en situation d’illégalité qui, contrairement à celles qui se trouvent en situation légale, sont victimes d’une prostitution dite « contrainte » car criminelle selon les règles édictées par ces régimes.
Sans l’implication active du Réseau international des droits humains dans les négociations de la Convention de Palerme, les règlementaristes auraient probablement imposé leurs thèses et mis de côté la notion de victime.
Richard Poulin
Pour la partie II : Prostitution et traite des êtres humains, controverses et enjeux – Partie II