Par un après-midi glacé de janvier, à Lahore, des milliers d’hommes défilent pour acclamer un assassin. Toute puissante dans la rue, la foule s’électrise à coup de slogans et brandit à bout de bras des portraits de son héros, un jeune barbu au visage rond. Mumtaz Qadri était garde du corps. Dix jours plus tôt, il a posément vidé son chargeur dans le dos de son patron, Salman Taseer, le puissant gouverneur du Penjab. Emprisonné Mumtaz Qadri est devenu l’icône des partis religieux qui ont organisé cette marche.
« Mumtaz Qadri doit être libéré car il a sauvé l’honneur de l’islam », proclame Sadiq, étudiant dans une madrassa (école coranique). Le front ceint d’un bandeau qui le déclare « esclave de Mahomet », il explique : « Le gouverneur Taseer était un blasphémateur. Selon notre religion, il devait être exécuté. » Près de lui, de jeunes garçons piétinent avec haine un portrait en feu du défunt : « Le bâtard est mort ! Le sale chien est mort ! »
Le crime de Salman Taseer, membre éminent du Pakistan People’s Party (le parti au pouvoir, laïc et officiellement progressiste), était d’avoir réclamé une révision de la « loi du blasphème ». Inscrite dans le code pénal pakistanais par un dictateur islamiste en 1986, celle-ci punit de mort quiconque insulte le prophète Mahomet. Une sentence qui n’a encore jamais été appliquée. Mais l’accusation de blasphème suffit à envoyer n’importe qui en prison. De fait, cette loi est fréquemment utilisée pour assouvir des vengeances personnelles et terroriser les minorités religieuses. Celles-ci représentent à peine 3% de la population, mais 50% des accusés de blasphème. Voilà ce que dénonçait le gouverneur Taseer dans la république islamique du Pakistan.
En novembre, il organisait une conférence de presse au sein même d’une prison, à Sheikhupura, près de Lahore. C’est là qu’est détenue Asia Bibi, une paysanne chrétienne accusée de blasphème par des femmes de son village. Un tribunal venait de condamner cette mère de cinq enfants à la mort par pendaison. Une sentence « cruelle et inhumaine » selon le gouverneur qui réclamait « la grâce présidentielle pour une innocente ».« Dans le Pakistan de nos pères fondateurs, cette loi [du blasphème] n’existait pas, déclarait-il, Notre religion nous demande de protéger les minorités. »
Des colliers de fleurs pour le « Lion de l’islam »
Pour ses prises de position téméraires, Salman Taseer s’est retrouvé dans le collimateur des islamistes. Les hauts-parleurs de certaines mosquées ont appelé au meurtre du « blasphémateur ». Les mollahs ont mobilisé leurs troupes à travers le pays pour défendre dans la rue une loi considérée comme divine. Mais personne au Pakistan ne s’attendait à ce qu’une personnalité aussi importante que Salman Taseer soit brutalement exécutée.
Ce crime a profondément divisé le pays. Car, en plus des mollahs, c’est toute une partie de la société qui a approuvé tacitement la mise à mort du gouverneur. Des démonstrations de joie dans la rue ou même dans des cours de justice ont ainsi célébré l’assassin. Au tribunal de Rawalpindi, près d’Islamabad, des centaines d’avocats attendaient Mumtaz Qadri avec des colliers de fleurs, en le proclamant « Lion de l’islam ».
Par lâcheté et par crainte des représailles, les membres du gouvernement ont alors fait marche arrière, promettant d’abandonner toute réforme de la législation. Seul Shahbaz Bhatti, le ministre des Minorités, unique chrétien du cabinet, osait encore faire campagne pour corriger les dérives d’une loi ambiguë. Shahbaz Bhatti, le catholique, a été abattu à son tour, début mars, en plein cœur de la capitale Islamabad. Son assassinat a été revendiqué cette fois par les talibans.
Malgré la peur ambiante, certains citoyens refusent pourtant la fatalité, et des comités d’activistes se réunissent dans toutes les grandes villes. Dans la maison qui abrite la Commission des droits de l’homme de Lahore, un petit auditorium bondé accueille chaque semaine des débats animés. Une cinquantaine de « résistants » de la société civile, comme ils se qualifient, discutent ouvertement de la situation. Pour eux, ces assassinats ont été un électrochoc. Tous aimeraient faire quelque chose, mais ils ne savent pas quoi. Une étudiante lève la main : « C’est un début de génocide. Ils commencent par le gouverneur, et ensuite quoi ? Ils vont nous tuer les uns après les autres si on ose les critiquer ? On ne peut pas se laisser faire ! » Elle est chaudement applaudie. Sur l’estrade, Arif, jeune avocat impétueux, interpelle le public : « Nous avons lancé l’idée de porter plainte contre les groupes religieux qui ont appelé au meurtre du gouverneur. Qui est d’accord ? » Les mains se lèvent par dizaines. « Alors, apportez vos cartes d’identité à la fin de la réunion pour mettre vos noms sur la plainte. » Murmure dans le public. Une jeune femme intervient : « Je suis désolée mais je ne suis pas prête à prendre ce risque. J’ai trop peur, et mes enfants… » La salle acquiesce. Finalement, la plainte tombe à l’eau.
A Karachi, dans le sud du pays, une femme vit désormais en recluse. Dans sa somptueuse villa, décorée d’œuvres d’art, la députée Sherry Rehman, membre du parti au pouvoir, n’ose plus sortir depuis l’assassinat du gouverneur. Cette politicienne d’une élégance hautaine avait, elle aussi, fait campagne contre la législation du blasphème. « Il est inacceptable que le nom du Prophète soit détourné pour cautionner des injustices », explique-t-elle. A l’automne dernier, elle avait planché sur un projet de réforme. Il ne sera finalement jamais présenté à l’Assemblée.
Lâchée par le gouvernement, Sherry Rehman se retrouve désormais bien seule dans la ligne de mire. « Une mosquée du quartier a lancé une fatwa contre moi. Il y a aussi une plainte au tribunal pour que je sois déclarée officiellement comme « infidèle » », soupire la députée. Protégée par la police, et par des murs qu’elle a fait rehausser, Sherry Rehman refuse de se laisser intimider : « Le ministre de l’Intérieur m’a prévenue qu’il ne pouvait pas assurer ma sécurité. Mais j’entends bien rester dans mon pays. »
« Des fanatiques protégés par le gouvernement »
Près de chez elle, dans les beaux quartiers de la mégalopolede Karachi, les familles de l’élite sont aussi préoccupées. Elles craignent pour leur style de vie libéral, jusque-là décomplexé. Une femme du monde raconte dans un dîner : « Mon vieux garde musulman a décrété qu’il ne voulait plus boire dans la même tasse que nos serviteurs chrétiens car ils sont impurs. Je n’ose pas le contredire. Il sait qu’il y a de l’alcool chez nous. Il pourrait aller nous dénoncer à la mosquée du coin et même prétendre que nous avons profané le Coran ! »
Loin de ces demeures confortables, ce sont toutefois les minorités religieuses, citoyens de deuxième classe, qui sont les plus exposées. « Le blasphème est le fonds de commerce des islamistes de notre province, estime un observateur de Lahore sous couvert d’anonymat. Ces groupes fanatiques, parfois interdits officiellement, sont ouvertement protégés par le gouvernement local, et ils font régner la terreur notamment à l’encontre des non musulmans. »
A quelques heures de route de Lahore, la petite communauté chrétienne de la ville de Gojra n’a pas oublié l’enfer qui s’est abattu sur elle en août 2009. Cet été-là, irrité par des voisins chrétiens qui célébraient un mariage trop bruyant à son goût, un notable musulman a décidé de se venger. Il a lancé une rumeur qui a embrasé les alentours : « Les chrétiens ont profané le Coran. » Un premier village chrétien est mis à sac. Puis les mosquées de Gojra ont relayé la nouvelle, attisant la haine, rassemblant la foule. Des milliers de musulmans ont alors pris d’assaut la « Christian Colony », mettant le feu aux maisons, une famille entière est morte brûlée vive, avec deux petits enfants, pris au piège des flammes. Un an et demi plus tard, aucun des agresseurs n’a été condamné par la justice.
Quant aux familles des « blasphémateurs », une vie d’errance les attend, dans la clandestinité. Menacé de mort, Ashiq, le mari d’Asia Bibi, a dû fuir son village avec ses enfants. Hébergé par le réseau chrétien du Penjab, il change de cachette tous les quinze jours. Dans sa cellule, Asia Bibi, elle, attend son procès en appel, mais si elle est un jour libérée, elle devra fuir le Pakistan. A Ittanwali, son village natal, un mollah déclare : « Si Asia Bibi remet les pieds ici, nous allons la décapiter. »
Un accident de moto qui offense Mahomet
Depuis vingt-cinq ans, plus d’un millier d’hommes et de femmes ont été accusés de blasphème, tous condamnés à une mort sociale, si ce n’est à la mort tout court. A Sanghar, une petite ville à cinq heures de route de Karachi, Ghulam Rassoul, un homme de confession chiite, pleure toujours son jeune frère Anis Mallah. Membre d’une caste de pêcheurs, Anis Mallah avait tenu tête à une tribu rivale qui voulait s’approprier ses zones sur un lac poissonneux. Un jour, Anis Mallah a perdu le contrôle de sa moto et a heurté par accident un monument dédié au prophète Mahomet. Ses ennemis l’ont accusé de blasphème, il a été jeté en prison.
Quelques mois plus tard, en 2009, Anis Mallah a été retrouvé mort dans sa cellule. « On lui a fracassé la tête à coup de briques, ses yeux sortaient des orbites », murmure Ghulam Rassoul. Depuis, cet instituteur sans le sou réclame en vain une enquête. « Comme c’est une affaire de blasphème, personne ne nous soutient. Nos amis nous ont tourné le dos. La honte a rejailli sur toute notre famille. » Dans le pays, malgré les erreurs judiciaires et les exécutions sauvages, depuis l’assassinat de Salman Taseer, le débat politique sur le sujet est désormais clos. Dans le sang.
CÉLIA MERCIER