Par CÉLIA MERCIER Envoyée spéciale de Libération à Karachi (Pakistan)
Une balle lui a traversé le bras, et Shafiq, jeune Pachtoun de 17 ans, a juste eu le temps de ramper sous une voiture garée devant la gargote où il regardait un match de cricket. Son frère et son cousin, attablés avec lui, sont tombés sous la mitraille des tueurs à moto, des hommes masqués surgis de la petite ruelle en pente qui mène à la grand-rue commerçante. Cette artère délimite les territoires à Baldia Town, faubourg terreux de Karachi : d’un côté, les habitants pachtouns, travailleurs pauvres, originaires du nord-ouest du pays, à la frontière avec l’Afghanistan ; de l’autre, les Mohajirs, musulmans qui ont fui l’Inde lors de la partition en 1947, classe moyenne éduquée et industrieuse. Parmi les nombreuses communautés ethniques de la mégalopole de 18 millions d’habitants, capitale économique du pays, Pachtouns et Mohajirs sont en concurrence pour le contrôle de la ville, de ses terres et de ses leviers politiques. Baldia Town et ses rues de terre bordées d’habitations déglinguées, où résonne le martèlement des métiers à tisser, est l’un des théâtres sanglants de cette lutte de pouvoir.
« Ces derniers mois, nous avons encore perdu cinq Pachtouns. Une fusillade a éclaté dans le bazar, à la veille d’élections. C’était pour nous intimider », raconte Ranjul Afridi, de l’Awami National Party (ANP). Des gardes armés surveillent l’entrée de son bureau, où sont plantés des drapeaux rouge sang, couleur de ce parti nationaliste, laïc et d’inspiration communiste. « Les tueurs, on les connaît. Ce sont des hommes du parti des Mohajirs, le MQM [Muttahida Qaumi Movement, ndlr], ils habitent le quartier. Mais la police ne fait rien pour les arrêter, car le gouverneur est lui-même un homme du MQM, assure le vieux Pachtoun. Ce parti veut s’approprier des terrains ici et y installer les siens pour avoir un réservoir de votes. Il a peur que nous, les Pachtouns, gagnions des sièges aux prochaines élections. Comme nous leur résistons, ils nous assassinent. » Ses amis, assis en tailleur, acquiescent en sirotant leur thé. Ranjul Afridi poursuit : « Le MQM essaie de nous diffamer. Il prétend que nous protégeons les talibans car ils sont aussi pachtouns. Mais, en réalité, nous sommes nous-mêmes sur la liste noire des terroristes parce que nous sommes laïcs ! »
Racket. A quelques dizaines de kilomètres, le district urbain d’Azizabad étire ses immeubles de béton sous le ciel jaune de Karachi. Le pâté de maisons qui abrite le quartier général du MQM, surnommé « 9.0. », est soigneusement bouclé. Des check-points tenus par de jeunes militants bloquent les rues. Dans une guérite protégée de sacs de sable, un homme en armes ouvre enfin une barrière décorée de l’inscription « rue de l’amour et de la paix ». De l’amour, il y en a, certes, pour le leader charismatique du parti, « notre frère Altaf », comme l’appellent les habitants du quartier. Des posters géants du gourou sont placardés partout pour lui souhaiter bon anniversaire. Accusé de meurtre, Altaf Hussain vit en exil et pilote le MQM depuis Londres. Ses affiches, livres et discours enregistrés diffusent la propagande du parti à Karachi.
Dans la cellule média du MQM, des activistes cravatés sont chargés de surveiller une dizaine d’écrans de télévision qui diffusent les chaînes d’informations du pays, tandis que d’autres lisent la presse. Le moindre article sur le MQM qui déplaît, et c’est un rappel à l’ordre immédiat. « Nous passons un coup de fil pour dire que nous sommes mécontents et pour réclamer une correction », explique l’un des militants. Des menaces, plutôt, qui rappellent aux médias le pouvoir de nuisance du MQM à Karachi.
Ce parti très puissant, qui détenait la mairie jusqu’en 2009, dispose d’une réserve de milliers de jeunes activistes armés, mobilisables, selon un observateur, en un claquement de doigts. Selon ses opposants, le MQM pratique aussi le racket de nombreuses entreprises et habitants : « l’argent de la protection » lui rapporterait des fonds importants chaque année.
Trafic de drogue. Mais le MQM a désormais des ambitions nationales et tente de changer son image pour s’implanter dans tout le pays. Le développement de la capitale économique, qui s’est métamorphosée ces dernières années grâce à de nouvelles infrastructures, était une belle vitrine. Jusqu’à ce que le MQM soit privé de son trône par le gouvernement, qui a abrogé le système des mairies. La ville est maintenant dirigée par un bureaucrate. Face à la forte communauté pachtoune, qui réclame sa part du gâteau, le MQM se sent de plus en plus menacé. Dans le bureau média, un militant maugrée : « Les Pachtouns n’ont pas été capables de développer leur province, alors ils viennent ici, nombreux, ils s’approprient des terrains illégalement, et ils dirigent des réseaux mafieux de trafics de drogue et d’armes. »
Syed Ali Faisal Sabzwari, ministre provincial de la Jeunesse (MQM), visage rond et costume impeccable, accuse : « Lorsque notre maire a voulu récupérer les terres squattées par les Pachtouns, les assassinats ont repris. Nous avons perdu plusieurs centaines de sympathisants en deux ans ! » Etant donné la pression démographique, l’occupation illégale des terrains de la ville est toutefois un sport auquel se livrent toutes les communautés. Mohajirs inclus. Mais le ministre dégaine son argument choc : « L’ANP protège les talibans qui viennent ici et leur économie parallèle : extorsion, braquages, kidnappings… Ils sont partenaires du crime, c’est un jeu dangereux ! Nous, nous sommes des laïcs, nous ne voulons pas de fanatiques ici. Et, lorsque nous dénonçons la présence des talibans en ville, l’ANP hurle que nous discriminons les Pachtouns… » Il tient à illustrer son propos : « Par exemple, moi, je ne peux même pas aller dans ma circonscription [le quartier à majorité pachtoune de Sohrab Goth], c’est devenu comme une « zone tribale » de Karachi. D’ailleurs, quatre talibans y ont été arrêtés aujourd’hui. »
Dans le chaudron de Karachi, les assassinats vont bon train, sur fond d’intérêts mafieux, ethniques, religieux et politiques. Selon la commission des droits de l’homme du Pakistan, plus de 700 personnes ont perdu la vie dans des meurtres ciblés en 2010, et une cinquantaine ont déjà été tués depuis janvier.